Mme la présidente Françoise Dumas. Général, mes chers collègues, je commence habituellement mes quelques mots d’introduction en soulignant le plaisir et l’honneur qui sont les nôtres de recevoir notre invité. Ce soir, ce sont d’autres mots que je voudrais privilégier, ceux d’émotion et de fierté. Émotion de vous recevoir cet après-midi, général, car cette audition est la dernière. Quelques jours seulement après le 14 juillet, vous ferez votre adieu aux armes. Un départ dont la date a été convenue avec le Président de la République ; et qui illustre cette volonté constante qui a été la vôtre durant toute votre carrière, de soumettre en toute liberté votre destin à l’intérêt du pays. Vous avez en effet émis le vœu de ne pas prolonger vos fonctions, estimant qu’il n’était pas souhaitable qu’il y ait coïncidence entre le renouvellement du chef d’état-major des armées et celui du mandat du Président de la République.
Mais notre émotion est également teintée de fierté. Fierté d’avoir su construire avec vous un dialogue empreint de compréhension et de vérité.
Dans le dernier chapitre du « Fil de l’épée », le général de Gaulle analyse longuement les relations entre le politique et le militaire. Il constate leur interdépendance, rappelant qu’il ne saurait y avoir de politique qui puisse réussir lorsque les armes succombent.
Mais il établit une différence entre le temps de guerre, durant lequel gouvernants et militaires sont condamnés à s’accorder, et le temps de paix où les sujets de friction sont nombreux, et notamment, souligne le général de Gaulle, ceux relatifs au montant des budgets qu’il convient de consacrer aux armées.
Je crois que tous les deux, général – et Charles de la Verpillière voudra bien me le pardonner – nous avons fait mentir le général de Gaulle. Car nous nous sommes toujours rejoints sur l’essentiel. Et l’aspect budgétaire a sans doute été le plus facile car depuis le début de la législature, nous avons chaque année voté un projet de loi de finances conforme à la loi de programmation militaire.
Mais ce sur quoi il y a eu aussi convergence de vue, ce sur quoi nous nous sommes accordés et qui a fait l’objet entre nous de nombreuses conversations, c’est la nécessité de préserver la singularité de l’état militaire.
Lors de votre précédente audition, début juin, vous nous aviez exprimé le souhait de partager avec nous votre conception de la singularité militaire qui est selon vous, mais aussi selon nous, constitutive de l’identité de la France et qui se trouve au sein des institutions de la Ve République. Vous nous aviez promis de nous dire ce que vous aviez « au fond du cœur », soulignant que cette vision de la singularité avait orienté toutes vos actions et toutes vos réflexions depuis quatre ans.
Nous ne pouvions donc vous laisser partir sans cette dernière rencontre consacrée à la place des armées dans la société française et la singularité militaire.
Dans le « Premier homme », le dernier roman d’Albert Camus que sa mort accidentelle ne lui a pas permis d’achever, l’auteur cite un mot de son père selon lequel « un homme, ça s’empêche ». Ce mot fut une boussole dans la vie de Camus, et j’ai le sentiment qu’il pourrait également s’appliquer à vous.
Vous qui en savez le prix dans l’emportement des combats, et je pense notamment à l’assaut victorieux du pont de Vrbanja à Sarajavo, symbole, selon le mot de Jacques Chirac, de la dignité retrouvée et du refus de toutes les humiliations.
Mais, vous vous êtes aussi empêché de sombrer dans la démagogie et les demandes déraisonnables tout en rappelant la nécessité de ne pas sacrifier l’armement et la sécurité de la France à une approche purement comptable de la réduction de la dette.
Vous vous êtes empêché de tenir des discours que certains politiques auraient pu instrumentaliser tout en rappelant toutefois les contraintes inhérentes à l’état militaire qui justifient qu’on leur accorde un statut et des droits particuliers.
Vous vous êtes empêché d’ériger l’armée en modèle de société même, si je le sais, vous estimez qu’en matière de vivre ensemble et de respect d’autrui, elle a beaucoup à apporter. Ce dont je suis pour ma part intimement convaincue, et plus que jamais !
Une dernière anecdote avant de vous laisser la parole qui témoigne à mes yeux du chef rigoureux et attentionné que vous êtes. Nous étions tous les deux à une cérémonie officielle, nous attendions l’autorité, et vous avez profité de ces quelques minutes pour m’expliquer l’uniforme militaire. Vous m’avez précisé que l’uniforme était certes le même pour tous, mais que cette uniformité n’était qu’apparence car en regardant un uniforme, on savait tout de ce qu’avait vécu le militaire qui vous faisait face. Et joignant l’acte à la parole, vous avez fait venir un sous-officier et m’avez détaillé, en observant ce qu’il portait, la diversité de sa carrière. Vous l’avez ainsi « re-connu » et j’ai lu sa fierté dans son regard.
Dans les « feuillets d’Hypnos », René Char, à la note 87, rappelle les conseils à respecter par un chef : « dans le travail, faites toujours quelques kilos de plus que chacun, sans en tirer orgueil » ; ou encore « contrariez les habitudes monotones » et surtout « additionnez, ne divisez pas ». Je vous retrouve pleinement dans la figure de ce résistant poète vous qui êtes le militaire le plus humaniste que je connaisse, humaniste à la fois par l’amour que vous portez à vos hommes et aussi par la culture littéraire et philosophique qui est la vôtre et qui vous porte.
C’est donc, général, je l’ai dit, avec émotion, fierté et gratitude que je vais vous laisser la parole pour ce dernier message à notre attention d’un grand serviteur de l’État.
Général François Lecointre, chef d’état-major des armées. Permettez-moi tout d’abord de vous remercier, Madame la présidente, pour les mots que vous avez prononcés à mon endroit. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je souhaite également vous dire à tous le grand plaisir et l’honneur que je ressens en m’exprimant devant les représentants de la Nation. Et ce d’autant que j’ai tout à fait conscience que pour vous, il s’agit d’une audition « gratuite », inhabituelle, à l’écart du tour de piste qu’effectuent régulièrement les chefs d’état-major des armées.
Comme vous l’avez dit, Madame la présidente, cette audition est pour moi l’opportunité de vous livrer une sorte de testament, en partageant avec vous ce en quoi j’ai toujours cru et, aussi, le résultat d’une réflexion que j’entretiens depuis près de 25 ans, et ma lecture d’un article de Pierre Dabezies, ancien militaire et sociologue — brièvement député —, intitulé « Armée – pouvoir et société » et publié dans l’Encyclopedia Universalis. À l’époque — nous étions en 1996 — je préparais le concours d’entrée à l’École de guerre et ce texte tout à fait remarquable m’a amené à mieux comprendre la place qu’occupe une armée au sein d’une nation et d’une société, et à mieux appréhender le cas spécifique de la France en la matière.
Si je tenais à venir devant vous avant mon départ, c’est aussi parce que j’ai particulièrement apprécié la relation que nous avons entretenue au cours des quatre années au cours desquelles j’ai officié comme chef d’état-major des armées. Lors de chaque audition, j’ai trouvé au sein de la commission une grande écoute, et ressenti l’attention et le respect que vous portiez, à travers moi, à l’ensemble des femmes et des hommes qui composent les armées, directions et services du ministère des Armées. Si cette commission n’est peut-être pas la plus attractive pour les parlementaires, elle est celle qui, de mon point de vue, les rend les plus passionnés grâce au contact quasi quotidien avec cette matière si particulière qu’est la défense. Je vous ai vus travailler avec passion, et devenir les ambassadeurs des armées auprès de la Nation en son entier. Je tenais à vous en remercier et à vous exprimer toute ma reconnaissance.
J’en viens à présent au thème principal dont je souhaitais vous parler aujourd’hui : la singularité militaire. Je n’ai pas de discours préparé sur cette question, mais je vais tenter de vous montrer en quoi elle est centrale.
En premier lieu, parce que c’est autour du fait militaire et de la relation qu’elle entretient avec la violence et l’usage de la force que se construit toute société. À peu près à la même époque que celle où je préparais l’École de guerre, j’ai lu « L’idéologie tripartite des Indo-Européens », ouvrage de Georges Dumézil qui montre la façon dont les sociétés indo-européennes se construisent par la spécialisation de leurs membres en trois ordres différents, dont l’interdépendance croissante constitue le fondement des sociétés. Le premier ordre est celui des prêtres, c’est-à-dire de ceux qui distinguent le bien du mal, entretiennent une relation avec quelque chose de supérieur qui nous dépasse et expliquent les mystères de la cité. Le deuxième ordre est celui des travailleurs, c’est-à-dire de ceux qui produisent la richesse, et ce d’autant plus qu’ils n’ont plus à se consacrer à leur auto-défense ou à la gestion de la violence qui pourrait les opposer à d’autres membres de la société. Car cette fonction est dévolue au troisième ordre, celui des guerriers, qui se voient ainsi confier la mission de mettre en œuvre la force au profit du reste de la société. D’ailleurs, Dumézil emploie cette formule que je trouve saisissante : « être civilisé, c’est être civil ». À partir du moment où l’on distingue un ordre militaire en charge de la mise en œuvre de la force, on distingue un civil et l’on permet la naissance d’une civilisation et son épanouissement par les arts, les lettres, la culture et, au fond, la sagesse. Cette organisation tripartite se retrouve dans l’histoire médiévale française, avec une distinction entre ceux qui prient – oratores – ceux qui travaillent – laboratores – et ceux qui guerroient – bellatores.
D’après moi, en choisissant de siéger au sein de la commission de la Défense nationale et des forces armées, vous êtes entrés au cœur de ce phénomène à l’origine de la construction de nos sociétés, dont on ne peut saisir l’importance qu’en en comprenant les subtilités. Bien évidemment, je mesure tout à fait que de nombreuses évolutions sont intervenues entre ces âges premiers des civilisations indo-européennes et aujourd’hui. La première de ces évolutions tient au renforcement du droit et au fait que les relations entre les individus soient progressivement régies par la loi. Cette évolution s’est accompagnée d’une scission de l’ordre militaire. D’une part, les forces de l’ordre, chargées de faire respecter le cadre fixé par la loi, et contraintes dans leur action par la sacralisation de la vie humaine : rien ne pouvant lui être supérieure dans nos civilisations – même pas la loi –, un policier ou un gendarme ne peut pas tuer quelqu’un autrement que dans une situation de légitime défense, pour protéger une vie quand quelqu’un la menace. D’autre part, à côté des forces de l’ordre vont progressivement émerger les armées – j’insiste sur la sémantique car quand on parle des « forces armées », on parle des armées et de la gendarmerie – chargées de la redoutable mission de mettre en œuvre la force de manière délibérée, jusqu’à tuer. Le fait guerrier, le rapport à la force et les armées sont donc non seulement à l’origine des civilisations, mais une fois celles-ci constituées et érigées en États de droit, elles exercent un rôle encore plus exigeant, en pouvant être amenées à déclencher la violence de manière délibérée et à tuer sur ordre. Il importe de le mesurer car c’est bien de cette mission que procède la singularité militaire.
Car c’est en effet cette fonction – donner la mort sur ordre – qui conduit à la définition de divers critères permettant de garantir l’efficacité du fonctionnement de cette institution essentielle à la survie de la Nation.
Il s’agit d’abord de garantir un très haut niveau de réactivité et, en corollaire, une grande autonomie des armées. Car l’on ne peut évidemment donner la mort sur ordre que lorsque la Nation fait face à un risque existentiel, et il est inenvisageable que les armées ne puissent être engagées sans délai lorsqu’une menace de cette nature pèse sur la Nation. Car dans la guerre, au plus fort de la crise et au cœur du champ de bataille, dans un environnement par essence chaotique, une armée ne peut dépendre de pouvoirs publics qui n’existent plus. Ce faisant, l’on voit bien que la singularité militaire ne tient pas uniquement au fait de donner la mort ou à l’emploi de la force, mais aussi à la capacité d’une armée à maîtriser l’ensemble des métiers et des compétences lui permettant d’agir de façon autonome. C’est pourquoi les armées comptent dans leurs rangs des médecins militaires, des boulangers militaires, des mécaniciens militaires, des transmetteurs militaires. Et c’est bien l’existence au sein des armées de l’ensemble de ces compétences – dont certaines peuvent paraître éloignées de la guerre – qui garantit l’autonomie de l’institution militaire. Troisième qualité attendue des armées : la stricte soumission au pouvoir politique. Les armées constituant la force du pouvoir politique, il est inenvisageable que l’on puisse les soupçonner de vouloir se retourner contre lui. Je mesure tout à fait que ce positionnement puisse faire débat. Moi-même, je me suis fait copieusement injurier sur les réseaux sociaux, où l’on m’a décrit comme le « lèche-bottes » ou la « carpette » du Président de la République. Mais pour ma part, je revendique une très grande soumission – je dirais même une soumission zélée – à l’égard du Président de la République, légitimement élu par le peuple français.
Obéir aux autorités politiques constitue l’honneur du soldat. Cette obéissance est au fondement de la légitimité de l’action militaire, au profit de la Nation. Toutefois, cette stricte soumission s’accompagne d’une contrepartie : une très étroite association du commandement militaire à l’élaboration des décisions qu’il lui faudra mettre en œuvre. Deux raisons viennent l’expliquer. La première – sans doute la plus importante – découle de l’éthique militaire, qui garantit l’existence d’un espace de liberté et d’autonomie dans la conduite de la guerre. Ainsi que le prévoient les règlements militaires, il est interdit à un soldat de commettre un acte manifestement illégal. C’est pourquoi un soldat auquel il est demandé de commettre un acte aussi extraordinaire que celui de donner la mort s’interroge systématiquement, par éthique, sur la légitimité de l’ordre qui lui est donné. Car en aucun cas les militaires n’obéissent aux ordres aveuglément, perinde ac cadaver ; ils se plient à une obéissance intelligente, autorisant des prises d’initiatives. Dans ce contexte, les plus hautes autorités politiques se doivent de comprendre de la manière la plus fine qui soit les conditions dans lesquelles les soldats agissent et seront amenés à donner la mort. La seconde tient à l’extrême complexité de l’action militaire, qui intervient, la plupart du temps, loin du territoire national et emporte nécessairement une part d’imprévisibilité. C’est ainsi que si les militaires sont souvent vus comme des spécialistes de la programmation et de la planification, nous sommes tout autant spécialistes de l’adaptation permanente. Car dans l’affrontement des volontés propre à la guerre, il nous faut sans cesse faire évoluer nos manœuvres et nos modes opératoires face à l’imprévisibilité de l’ennemi. C’est pourquoi une fois au cœur de cette confrontation des volontés, c’est davantage dans l’esprit que dans la lettre qu’est respectée la discipline militaire. Il s’agit d’un point fondamental. L’obéissance ne s’obtient que si chaque échelon dispose d’une marge d’initiative lui permettant de manœuvrer face à un ennemi librement, en ayant conscience du sens de l’action qu’on lui demande de conduire et de l’objectif à atteindre. En somme, comme vous le voyez, la stricte subordination des armées au pouvoir politique – que je revendique pleinement – nous conduit à nous interroger sans cesse sur le sens de notre action, et l’application de la discipline militaire repose sur une discussion de l’ordre reçu, voire à sa contestation. Mais une fois l’ordre confirmé, il est exécuté avec la dernière des rigueurs, et ce indépendamment de la prise en compte des questionnements éventuellement formulés précédemment.
Il me semble important de le rappeler ici, tant il a pu m’arriver d’être abasourdi, au cours des quatre dernières années, de constater qu’alors même qu’elles reflètent la volonté du peuple, les décisions des autorités politiques pouvaient tarder à être mises en œuvre. L’État me paraît en effet aujourd’hui paralysé par une forme de routine, qui tend à privilégier l’autogestion des administrations centrales ou des institutions. Et je crois pouvoir dire que parce qu’elle en a la culture et qu’elle l’affirme avec vigueur, l’institution militaire se trouve peut-être être la dernière à mettre en œuvre la volonté du Président de la République.
Réactivité, disponibilité, autonomie et stricte discipline – s’accompagnant d’une forte exigence à l’égard du pouvoir politique – constituent ainsi selon moi les premiers critères de la singularité militaire.
Ensuite, comme je l’ai déjà brièvement évoquée, la singularité militaire se caractérise par une très haute éthique de responsabilité particulièrement exigeante. Donner la mort n’est pas aisé. D’autant que – faut-il le rappeler ? – nos soldats ne sont en rien des tueurs pathologiques. Demander à quelqu’un de transgresser cet absolu tabou revient à lui demander d’accepter de se laisser envahir par des processus internes de déchaînement de force et de violence, sans lesquels il est impossible de vaincre la peur qui surgit au moment du combat. Ces moments sont terribles à vivre. Et une fois la violence déchaînée, une fois la force libérée, il est indispensable de parvenir à les maîtriser. C’est pourquoi les soldats entretiennent en permanence une réflexion éthique et que notre culture militaire nous conduit, sans doute davantage qu’ailleurs, à ressentir une exigence d’honneur et de fraternité et à éprouver le sens de l’action collective. L’honneur conservé aux yeux des autres reflétant l’estime de soi, il est plus facile de l’atteindre sous le regard de ses camarades, de ses pairs et de ses chefs. Or, le sens de l’honneur des militaires nous conduit parfois à adopter une vocation quelque peu sacrificielle. Pour la plupart des jeunes recrues, qu’elles soient soldats, sous-officiers ou officiers, ce qui fait la singularité du métier militaire est d’abord l’acceptation de la mort pour son pays. Or, en réalité, ce qu’acceptent les militaires, c’est de tuer pour leur pays, c’est-à-dire d’exercer la responsabilité considérable de mettre en œuvre la force de manière délibérée, sans laquelle nulle société, nulle nation ne peut exister. Il s’agit d’un poids si difficile à porter que pour rétablir une sorte de symétrie déontologique, il accepte de courir le risque de sa propre mort.
En définitive, ces déterminants de la singularité militaire ont été intégrés au statut des militaires qui fixe, à titre d’exemple, leur très grande disponibilité. Je ne reviendrai pas ici sur les débats relatifs à la directive européenne relative au temps de travail, mais vous percevez bien ses éventuelles conséquences. Le statut fixe des contraintes propres à l’état militaire et, à l’heure d’achever ma carrière, qui a constitué toute ma vie en réalité, je mesure à quel point ces règles de vie m’ont été salutaire, à la manière d’une règle monastique. Et je suis persuadé que ces règles sont recherchées, même inconsciemment, par tout soldat, tout aviateur et tout marin qui s’engage dans les armées, qu’elles vont le porter et l’amener à se dépasser. J’ai évoqué le statut général des militaires, mais ces règles se nourrissent de nos rites, de nos cérémonies, de nos prises d’armes, de l’histoire militaire. Elles se traduisent également par une organisation et un mode de fonctionnement spécifiques, dont les manifestations les plus évidentes sont la structure pyramidale des armées et l’assurance de pouvoir déléguer l’exécution de l’ordre à chaque échelon, doté des capacités de commandement nécessaire à l’exercice de l’autorité et à la mise en œuvre d’une action militaire pouvant être adaptée à l’évolution de la volonté de l’ennemi. Mais en privant le commandement de certaines de ses attributions, on lui ôte sa capacité d’initiative, tuant de fait l’une des qualités les plus essentielles des armées.
Permettez-moi de revenir un instant sur l’importance de l’organisation pyramidale des armées, sans laquelle il n’est plus possible de déléguer l’exécution d’un ordre. Le domaine opérationnel doit primer, et ainsi infuser l’organisation de l’ensemble du ministère. C’est ainsi au commandement militaire que doivent répondre l’administration, le soutien et la logistique. Je rappelle à ce titre que dans son célèbre rapport sur la préparation d’un projet de loi relatif à l’administration de l’armée, paru en 1874, le député Léon Bouchard démontrait que c’est l’oubli de ces règles élémentaires, sous le Second Empire, qui a conduit à la défaite de 1870. Ce rapport soulignait ainsi que c’est parce ce que le soutien et le commandement opérationnel avaient été séparés et parce qu’elles avaient été déconstruites que les armées n’ont pu remplir leur mission lorsqu’éclata la grande confrontation existentielle opposant la France à la Prusse et ses alliés. Ayons tous en tête le traumatisme que cette défaite a engendré pour la Nation.
L’organisation des armées repose sur des logiques totalement différentes de celles qui prévalent dans le monde civil, notamment sur le plan des stocks, sans lesquels il est impossible de faire preuve de réactivité.
Et alors même qu’après la défaite de 1870, les armées avaient été reconstruites en tenant compte de leur singularité – ce qui avait permis à la France de surmonter la Première Guerre mondiale mais n’avait pas empêché la défaite de 1940 –, ce à quoi la génération d’officiers à laquelle j’appartiens a assisté, c’est au renoncement qui a suivi la fin de la Guerre froide. Et ce pour deux raisons principales. Premièrement, il fallait profiter de ce que l’on a appelé les « dividendes de la paix ». Ce qui a conduit, par mesure d’économie, de rentabilité et de rationalisation, à aligner l’organisation des armées sur celle du monde civil. Nous avons donc mis à bas l’organisation pyramidale qui était la nôtre, perdu le réflexe des stocks, supprimé les niveaux de synthèse et désorganisé les armées en tuyaux d’orgues indépendants. Cette évolution a été très nette au moment de la professionnalisation des armées, et s’est poursuivie par la suite, faute de ressources budgétaires suffisantes.
Deuxièmement, il me semble – en toute franchise – que la désorganisation des armées s’explique sans doute aussi par des motivations politiques. La lecture de « La force de gouverner », ouvrage passionnant de l’historien Nicolas Roussellier, me replonge en ce moment dans le débat ayant opposé, à la fin du XIXe siècle, les Monarchistes aux Républicains. Décrivant la construction du pouvoir exécutif au cours des deux derniers siècles, Roussellier raconte l’émergence progressive de la République, marquée par la conciliation d’un Parlement puissant et délibérant et d’un exécutif fort. Or, à la fin des années 1860, un vif débat oppose les Républicains – c’est-à-dire la « gauche » – prompts à considérer le pouvoir exécutif comme dangereux, et les Monarchistes – c’est-à-dire la « droite ». Dans l’idéal républicain de l’époque, le pouvoir doit être exercée par la Nation assemblée, capable de gouverner directement. Ils bâtissent donc un modèle dans lequel l’exécutif est inexistant – ou le plus faible possible – par crainte de le voir s’opposer à la volonté nationale. Et dans ce contexte, le fait que le pouvoir exécutif puisse avoir la main sur une puissante armée constitue leur plus grande crainte. Ce faisant, c’est l’administration qu’ils souhaitent voir affaiblie, car pour qu’un exécutif puisse prétendre commander une armée, il lui faut disposer de moyens de réflexion, de planification, de programmation et, en définitive, d’une organisation étatique robuste. Or, si elle tient en partie à des raisons économiques – qui ont notamment conduit à séparer les soutiens du commandement et des unités –, la banalisation des armées françaises à laquelle nous avons assisté à la fin de la Guerre froide s’explique sans doute aussi par une forme de crainte à l’égard des armées, perçues comme un potentiel danger dans l’éventualité où le pouvoir exécutif aurait la tentation du césarisme. La civilianisation des armées est aussi l’expression d’un relent d’une ancienne tradition républicaine, d’ailleurs décrite par Dabezies dans l’article que j’évoquais au début de mes propos. Le sociologue américain Morris Janowitz a formulé les mêmes constats à propos de la professionnalisation de l’armée américaine dans les années 1950, qui s’est accompagnée d’une forte volonté de banalisation par crainte d’une armée trop puissante et coupée de la société. Mais si une armée trop singulière paraît représenter un danger, la perte de sa singularité la prive de son efficacité.
Ce fantasme hérité du XIXe siècle me semble ainsi l’une des causes de la banalisation des armées, continue et systématique depuis le début du siècle. Elle s’est faite d’autant plus facilement qu’à l’instar des armées du Second empire, les armées françaises interviennent essentiellement de manière expéditionnaire, ce qui conduit à opérer une distinction entre le temps de la paix, durant lequel le territoire national semble à l’abri d’une menace existentielle – qui, je le rappelle, justifie la singularité militaire – et le temps de la guerre, sur des théâtres extérieurs lointains, pour lesquels on reconstitue de manière temporaire la singularité militaire. C’est ainsi que le commandement de la force Barkhane dispose de l’ensemble des attributs lui permettant de conduire son action de manière efficace, alors que sur le territoire national, le mode singulier de fonctionnement des armées est cassé.
J’ai vécu cette déconstruction et c’est pourquoi, lorsque j’ai pris mes fonctions de chef d’état-major des armées, j’étais convaincu de la nécessité de restaurer la singularité militaire, à tout prix. Il ne s’agit ni de moyens, ni de budgets ou de capacités militaires, mais simplement de retrouver un mode de fonctionnement et une organisation pensés pour la conduite de l’action militaire. Il était donc nécessaire de restaurer la position du chef d’état-major des armées, de reconstruire une organisation pyramidale me permettant de déléguer l’exercice de certaines responsabilités aux chefs d’état-major d’armées et de leur permettre de faire de même vis-à-vis de leurs subordonnés, en mêlant de nouveau les domaines organique et opérationnel. C’est notamment à cette mission que je me suis attelé pendant quatre ans. J’ai parfois obtenu des résultats peu visibles mais fondamentaux – notamment en conservant le commandement sur les grandes directions et services, dont le service de santé des armées et le service du commissariat des armées, dont la bascule sous l’autorité du secrétaire général pour l’administration a un temps été envisagée. J’ai aussi souhaité que la nouvelle architecture budgétaire mise en place puisse permettre d’accroître les moyens à la main du chef d’état-major des armées et, ce faisant, des chefs d’état-major d’armées, notamment dans le domaine des infrastructures. J’ai aussi engagé une réforme du soutien, afin de le rapprocher des unités sur le territoire national et ainsi de restaurer l’autorité du commandement militaire sur les soutiens. Évoquées à titre d’exemple, ces quelques réformes n’ont pas coûté un centime à la République, mais elles sont d’une grande importance et devront, à mes yeux, être poursuivies. Et ce d’autant que des dangers nous guettent, et qu’ils se rapprochent. Car en réalité, une armée de corps expéditionnaire ne serait pas capable de défendre la Nation si une menace de nature existentielle venait à peser de nouveau sur elle.
Il nous faut donc reconstituer la singularité militaire dans toutes ses dimensions – la directive sur le temps de travail n’en est qu’un aspect. Je le revendique car celles et ceux qui veulent banaliser nos armées estiment que les armées pourraient s’affranchir de la stricte subordination au pouvoir politique, qui se trouve pourtant en son cœur. Et j’ai horreur de tout ce qui pourrait laisser à penser que les armées n’y sont pas fondamentalement attachées. En tant que parlementaires, vous devez en mesure la pertinence, car quelle que soit votre sensibilité politique, la singularité militaire est utile à notre pays. C’est pourquoi je ne peux que vous inviter à en transmettre le sens et à la défendre. Je vous remercie.
Mme Patricia Mirallès. Général, permettez-moi avant toute chose de vous témoigner, au nom de notre groupe, toute notre reconnaissance et le plaisir que nous avons eu à travailler avec vous, au service de nos armées et de nos soldats, ici dans cette commission. Ce fut un véritable honneur pour nous d’exercer le mandat de parlementaire au sein de cette commission dans la période où nos armées furent commandées par un si grand chef militaire tel que vous-même ; toujours inspirant, humain et pédagogue, avec un grand sens de l’honneur. Vous êtes notre fierté. Nos échanges, toujours francs, sincères et sans détours, permettent à notre sens de renforcer le lien entre militaires et parlementaires, et donc le lien entre les militaires et la société civile.
Cette audition qui porte justement sur la singularité du métier militaire en est une parfaite illustration ; certainement la meilleure sachant à quel point ce sujet vous est chevillé au cœur. Dans les échanges et travaux de cette enceinte, souvent budgétaires, techniques, logistiques, industriels, nous ne mentionnons peut-être pas assez souvent cet aspect qui est pourtant crucial dans l’acceptation par le plus grand nombre de ce que sont, portent, et représentent nos armées et nos soldats.
Je veux donc général évoquer avec vous la méconnaissance générale du militaire, dont vous faites souvent mention à juste titre, par le grand public et les journalistes. Je souhaite obtenir votre vision afin de tendre à l’améliorer. Vous avez raison, général de rappeler sans cesse lors de vos différentes interventions auprès de publics non avertis ce que signifie réellement la singularité du militaire, au sens du métier : le fait de devoir donner la mort sur ordre, tout autant que l’acceptation de la recevoir, et de délivrer la violence de manière délibérée. Ce postulat doit être la base constante de toute réflexion sur la singularité du militaire.
Ainsi, dans notre société actuelle qui est allergique à la violence, qui n’est plus préparée aux pertes parmi nos troupes, comment faire comprendre cette particularité, celle de devoir délivrer la mort ou d’accepter de la recevoir sur ordre ? Comment conjuguer aujourd’hui les regards détournés de tout ce qui a trait à une forme de violence et une compréhension exhaustive de ce qu’est l’armée par le plus grand nombre, politiques, journalistes ?
M. Jean-Louis Thiériot. Merci Madame la présidente. Mon général, c’est avec une immense émotion que je prends la parole pour cette dernière audition où vous venez nous parler en tant que chef d’état-major des armées. Ce sera une question, puisque l’exercice le veut, mais c’est avant tout un hommage que je souhaite vous rendre. Vous nous avez vraiment donné un modèle de ce qu’était l’union des vertus de l’intelligence et de celles du soldat, et à chaque fois que vous êtes venu nous parler, nous avions le sentiment de sortir de cette salle plus intelligents que nous n’y étions entrés. Un immense merci.
Ce que vous dites sur l’état de la singularité de l’état militaire – j’ai déjà eu l’occasion de le lire dans la revue Inflexions dont vous êtes à l’origine – et je crois qu’il faut marteler que ce n’est pas un métier comme un autre, c’est un état, c’est un engagement, avec la mort comme hypothèse de travail. Il faut marteler que l’armée doit être soumise au pouvoir politique. C’est l’occasion de vous dire, au nom de mon groupe et de tous ici, que l’instrumentalisation dont vous avez pu être la victime est absolument détestable, nous sommes tous derrière notre chef d’état-major des armées. Je voulais aussi humainement vous le dire parce que je sais que ce n’était pas nécessairement facile tous les jours.
Vous parliez des réformes qui ne coûtent rien au contribuable mais qui représentent quelque chose. Je crois que notre génération, en tout cas celle qui est aux affaires aujourd’hui a un symbole fort : le collège interarmées de défense est redevenu l’École de guerre, tout est dit ! Et cette singularité militaire est vitale face aux menaces qui se profilent.
Aujourd’hui, les menaces relèvent de la Défense nationale, mais elles relèvent aussi de l’échelon européen. Cette singularité militaire, la France l’a très clairement. Nos amis britanniques, bien qu’ils ne soient plus dans l’Union, l’ont aussi. Je n’ai pas l’impression que tous nos partenaires européens l’aient au même niveau. Vous parliez de la directive relative au temps de travail qui nous inquiète tous beaucoup, mais ce n’est qu’un élément de cette interrogation. Comment mesurez-vous, au regard des échanges que vous avez eus avec nos partenaires européens, la prise ne compte de la singularité ? Comment la faire grandir à l’échelle de notre continent ?
La singularité que vous avez si bien portée renvoie à la dimension de l’ordre monastique ou de la chevalerie. À ce propos, Régis Debray définit le sacré comme ce pour quoi on tue, et ce pour quoi on meurt. Finalement, c’est bien cela que vous avez défendu. Alors merci mon général, pour ce témoignage, merci pour ce que vous avez fait pour les armes de la France. Nous espérons qu’après vos adieux aux armes, nous pourrons lire sous votre plume ces réflexions dans des ouvrages que nous nous empresserons de lire. Et je m’autorise, comme officier de marine de vous dire bon vent, bonne mer ! Merci pour tout.
Mme Josy Poueyto. Général, tout d’abord, en tant que députée élue à Pau, dans ce Béarn qui rassemble plusieurs régiments de valeurs au sein de notre dispositif de défense, je tiens à vous remercier. À la fois pour votre présence parmi nous aujourd’hui, puis pour la qualité de votre exposé. Permettez-moi aussi, au nom du groupe Modem et apparentés, de saluer le chef d’état-major qui a assumé sa fonction en plaçant justement la singularité militaire au carrefour d’une vision stratégique renouvelée et nécessaire à la résilience de la Nation.
En vous positionnant pour une singularité positive, vous avez développé plusieurs thèmes majeurs dont deux vont me permettre de poser ma question : je veux parler de l’humain et interroger notre capacité à recruter et à fidéliser nos militaires. Pour moi, la gestion des ressources humaines est essentielle à l’articulation de la singularité militaire française dont nous parlons, à l’heure où les défis se transforment et où d’autres émergent.
Face parfois à un ennemi qui se démilitarise ou face à des menaces moins facilement identifiables, jusqu’au retour du risque de haute intensité : les exigences du combat, les exigences de disponibilité, exercer ce métier, porter des valeurs, faire face à la mort, faire corps, sont autant d’éléments qui confient de lourdes responsabilités. C’est particulièrement vrai quand il s’agit d’aborder les moyens à disposition. Pour préparer cette audition, je me suis longuement interrogée – alors que nous arrivons à la fin d’un cycle – sur les progrès qui restent à réaliser. Alors oui, nous avons redressé la barre avec cette loi de programmation militaire « à hauteur d’hommes » pour réparer nos capacités. Mais je constate que le travail constant d’ajustement reste d’actualité et qu’il nous faut encore renforcer nos formations et nos entraînements pour obtenir un modèle d’armée complet. Nous souhaitons répondre à la haute intensité mais, par exemple, les parachutistes subissent toujours les conséquences de la fragilité du transport aérien tactique. Malgré les efforts pour améliorer la disponibilité des avions de transport, le nombre de six sauts par an, qui représente le seuil sécuritaire pour nos paras, n’a pas été atteint depuis plusieurs années et semble encore difficilement accessible cette année. Qu’est ce qui est en cause ? Les budgets ? La transformation des organisations ? Quelles mesures pour améliorer cette situation ? Pouvez-vous nous faire un point sur l’externalisation du moyen aérien pour le saut à ouverture automatique ? Je pense que ces questions sont intimement liées à la singularité militaire, en ce sens qu’elles abordent aussi, à travers la confiance accordée à l’institution, la construction de l’esprit de sacrifice, le courage, l’esprit de corps et la discipline. Je vous remercie.
M. Thomas Gassilloud. Merci Madame la présidente. Mon général, au nom du groupe Agir ensemble je voudrais saluer votre engagement d’une vie, celui d’un grand chef militaire avec de très grandes qualités, doté aussi d’une singularité de tempérament, ce qui fait qu’il est toujours très riche de pouvoir vous écouter, voire d’échanger avec vous.
Merci pour cette intervention « gratuite » qui nous permet de nous extirper des sujets du quotidien et d’aborder le thème fondamental de la singularité militaire qui, malgré toutes les évolutions technologiques, est facteur de supériorité opérationnelle dans les combats.
J’aurai deux questions.
Premièrement, ces dernières années ont été marquées par des expressions malheureuses dans l’espace public. Je pense à quelques généraux, notamment, mais aussi à l’article du colonel Legrier. La parole du militaire dans l’espace public est à mes yeux extrêmement importante, et pas uniquement sur des sujets militaires. Je crois que vous-même, d’ailleurs, vous aviez appelé les militaires à prendre la plume. Selon vous, le cadre actuel d’expression des militaires mérite-t-il d’être précisé, par une instruction militaire ou par la loi ?
Deuxièmement, nous avons aussi beaucoup parlé de la fonction expéditionnaire des armées comme de la défense des intérêts vitaux. Je rappelle que l’hypothèse d’un engagement majeur, qui constitue le plus haut niveau de notre contrat opérationnel, prévoit un engagement de 21 000 hommes en six mois. On peut d’ailleurs se demander si notre adversaire stratégique nous laissera six mois de préparation si un jour on a besoin de ces forces… Mais j’aimerais savoir si selon vous, un retour à la conscription pourrait être envisagé ? Si oui, quelle serait la singularité militaire appliquée aux jeunes conscrits ? Enfin, plus généralement, comment concilier la singularité militaire et la responsabilité de chacun, de chaque citoyen, dans les enjeux de défense nationale ?
M. André Chassaigne. Merci Madame la présidente. Général je vais cambrioler des mots de grandes figures qui vous définiront mieux que mes mots pourraient le faire. La première figure, c’est celle du général De Gaulle, selon lequel « l’effort guerrier ne vaut qu’en vertu d’une politique », et ça vous l’avez bien montré. La deuxième figure que je convoquerai est Jean Jaurès, qui était seulement un politique et pas un militaire, selon lequel « l’armée française n’est que l’héritière d’une tradition de loyalisme ». Il me semble que contrairement à l’interprétation qui en a été faite, la tradition de loyalisme est bien ce qu’il souhaitait démontrer, du moins au regard de l’armée nouvelle. Et enfin, puisque votre parcours est mue par le fil conducteur de l’éthique, je citerais le poète Pierre Reverdy, pour lequel « l’éthique, c’est l’esthétique de dedans ».
J’en viens à présent au propos que je souhaitais tenir. D’abord, en évoquant les nouvelles missions assurées par l’armée, et notamment de la mission Sentinelle. Constituée pour nous défendre du terrorisme, cette opération conduit sans aucun doute, selon moi, nos soldats à mesurer plus que jamais ce qui mine notre société. Leur présence dans des lieux particuliers leur fait toucher du doigt les inégalités qui sabotent la cohésion sociale et créent des frustrations, comme la misère sur laquelle prospèrent des trafics en tout genre, qui gangrènent le pays, générant de l’insécurité. Je pense que les soldats font, dans cette mission nouvelle, le constat que notre belle devise nationale « Liberté, Égalité, Fraternité » disparaît dans des territoires de la République où l’influence de prophètes de malheur provoque de sourdes tensions, produisant des desperados de tous bords qui s’attaquent à nos institutions, à leurs représentants, à notre peuple. Plus que jamais sans doute, les soldats prennent conscience que notre Nation est affectée par la crise de nos valeurs. Telle est la première observation que je voulais faire.
Au-delà de nos frontières ils sont aussi confrontés aux inégalités, à la spoliation des peuples, qui font le lit du pire. Mais à la demande de nos institutions républicaines, ils sont amenés à y faire front quand se révèle un danger pour notre Nation. Ils le font avec courage, abnégation, au détriment de leurs proches qui vivent dans l’inquiétude et attendent leur retour. Ils le font aussi, trop souvent, au prix du sang. D’où ma question : considèrent-ils que leurs sacrifices actuels sont suffisamment payés en retour ? Quand je dis « payer en retour », je me place davantage sur le plan de la reconnaissance morale que sur celui de la reconnaissance matérielle. Et c’est un marxiste qui vous le dit ! Je me doute, voire j’entends que le désappointement parcourt les rangs de l’armée, car la situation inquiète et se dégrade. Je vais être franc : j’ai la crainte que les soldats ne soient pas suffisamment vigilants sur les causes des problèmes. J’ai la crainte qu’ils soient manipulés par certains qui brillèrent par leur absence quand la patrie fut en danger, abusant comme aujourd’hui du drapeau de la Nation pour des visées antirépublicaines, même si beaucoup au sein de l’armée sont conscients de cette situation. Mais en définitive de tout cela, je me rassure puisque Jean Jaurès a bien dit que l’armée française est l’héritière d’une tradition de loyalisme.
M. Jean Lassalle. Merci Madame la présidente. Généralissime, mes chers amis. Je veux à mon tour rendre hommage, au nom du groupe Libertés et Territoires, à votre action, général. Je le ferai, peut-être, dans un esprit dans lequel vous pourriez vous retrouver plus globalement, moi qui ai eu la chance, 15 ans après, de me trouver à nouveau en présence des hommes et des femmes des grands rendez-vous de notre temps, après une longue éclipse. Je me dis qu’au fond, s’il n’y avait pas eu cette présidente que vous êtes, cette commission que nous formons, et avec la confiance qui nous a été donnée, vos mérites, généralissime, auraient été les mêmes. Mais le rayonnement de votre départ, en cette mi-juillet 2021, n’aurait peut-être pas eu l’écho sublime que vous n’oublierez certainement jamais et je me demande ce qui peut mêler et tisser tant de sentiments dans la même tête, précisément, en ce moment. Député de Laàs, et par conséquent de l’école de Laàs, je suis heureux, à mon âge, de voir que les serments de la République n’oublieront pas un seul des enfants de France. Nous irons les chercher où ils sont, on leur apprendra à écrire, à compter, à parler, pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Vous l’avez parfaitement illustré, car rien ne vous avait préfiguré, non seulement pour cette mission, mais aussi pour ce que vous avez eu la force de faire et de dire. J’y puise pour ma part beaucoup de sources d’espoir.
J’ai écouté attentivement ce que vous avez dit de l’État, de la relation de l’armée aux chefs politiques des armées. Partageant totalement votre point de vue, je note que vous avez précisé que ce n’est peut-être pas commun à l’ensemble des rouages de l’État. Je crois que la République, la démocratie à laquelle nous sommes si attachés, c’est aussi des symboles. Il n’y a rien sans don de soi, il n’y a rien sans délégation, il n’y a rien sans pouvoir à des niveaux différents. Je crois qu’il n’y a rien sans symboles.
Vous avez peut-être inspiré, je le ressens un peu partout, comme ce matin dans notre exposé avec mon collègue Stéphane Baudu sur les drones, dans les silences et les approbations. Il n’y a rien sans les symboles, le premier à reconstruire étant peut-être le symbole de l’État, symbole et outil au service de celui, et des majorités, que le peuple souverain choisit pour le représenter.
Une question, que je ne pensais pas poser mais qui taraude mon esprit. J’ai été très impressionné, et je le reste, par la défaite de 1870. Vous nous avez dit qu’il y avait eu débat entre les Républicains et les Monarchistes. J’ai compris ce que pensaient les Républicains, je n’ai pas compris ce que disaient les autres. Il me semble que ce débat s’est reproduit à d’autres reprises, et notamment, lors des trois semaines de juin 1940. Une chose est certaine : 1870 a failli dissoudre notre pays, après la débâcle fulgurante, 1940 l’a reconstruit. Je me dis simplement qu’il est des moments dans la vie où l’on a le sentiment que l’on rencontre un homme, ou une femme, qui fait exception dans le mini-Panthéon que chacun d’entre nous porte sur son cœur. Je vous remercie généralissime.
Général François Lecointre, chef d’état-major des armées. Tout d’abord, je tiens à vous remercier pour vos propos, qui me touchent fortement. Soyez assurés que je m’exprime devant vous en toute franchise. Car ce qui me frappe au sein de votre commission, c’est l’assurance que les chefs militaires ont de ne pas courir le risque d’être piégé par des attitudes politiciennes. D’une certaine manière, nous nous trouvons face à une band of brothers, des frères d’armes liés – quelle que soit votre appartenance politique – par le souci de l’intérêt supérieur de la Nation et de l’intérêt des armées. C’est d’ailleurs ce qui nous permet de nous exprimer très librement devant vous. Je reviendrai tout à l’heure sur le débat brûlant qui a opposé les Républicains aux Monarchistes car il me paraît particulièrement éclairant, de même que l’histoire de la construction des Troisième, Quatrième et Cinquième Républiques.
Madame Mirallès, vous m’avez interrogé sur la méconnaissance des armées. En premier lieu, je dois avouer qu’à mes yeux, ce ne sont pas tant les politiques que les journalistes qui, de manière générale, méconnaissent nos armées. J’aurais d’ailleurs un certain nombre de reproches à leur adresser. Car pour ma part, je considère que si les journalistes exerçaient mieux leur métier de « passeur de connaissances », nos concitoyens seraient davantage éclairés. En ce qui vous concerne, vous figurez à mes yeux parmi les personnes de la société civile qui connaissent le mieux les armées, ne serait-ce que parce que vous vous rendez auprès d’elles et allez visiter les unités. Ce qui me frappe, en revanche, c’est en effet que la méconnaissance générale du monde civil à l’égard des armées s’accompagne d’une forme de fascination pour elles, voire de fantasme. Je ne dispose malheureusement pas de la formule magique permettant d’y remédier mais il me semble que nous devons tous, collectivement, contribuer à diffuser une juste image des armées, à répéter qu’elles ne sont pas ce qu’elles sont sans effort, et à démontrer qu’elles ne prétendent aucunement s’ériger en modèle de référence. En revanche, les armées peuvent sans doute inspirer un certain nombre de réflexions utiles à la Nation. Il ne s’agit pas de vanter les armées, mais simplement de souligner que les nécessités du combat les ont amenées à développer un certain modèle, fondée sur la singularité militaire, les valeurs qui nous portent et la fraternité, si centrale dans les armées. Mais ces caractéristiques ont en réalité été imposées : car dans les faits, un militaire n’a d’autre choix que de se montrer fraternel à l’égard de ses camarades, qui sont ses gages de survie. C’est donc la dépendance mutuelle entre militaires qui nous pousse à la fraternité. Il me semble donc que ce qui doit nous animer, c’est l’analyse des processus à l’œuvre dans les armées, et la réflexion autour de la transposition au monde civil de ceux qui pourraient lui être adaptés et transposés. Je pense par exemple à nos processus d’apprentissage. Peut-être vous avais-je raconté l’un de mes premiers échanges avec le secrétaire d’État chargé du service national universel, aujourd’hui porte-parole du Gouvernement. Il m’avait ainsi fait part de son souhait de voir tous les jeunes porter l’uniforme. Mais en réalité, il ne savait pas ce que signifiait l’uniforme, et de la même manière que vous l’avez évoqué tout à l’heure, Madame la présidente, je lui ai donc expliqué le sens de l’uniforme, et les raisons pour lesquelles je suis profondément attaché à la tenue militaire, dont l’inconfort nous force d’abord à nous tenir droit. Il s’agit d’un point extrêmement important car il nous faut éviter d’être débraillé. Je suis ainsi très frappé de voir combien sous la Troisième République, les gens étaient dignes. La « tenue » dépasse ainsi largement l’uniforme : elle nous « tient ». Dans les armées, l’uniforme vise ainsi d’abord à tenir l’homme droit. Dès lors, je crois que toute la société doit s’interroger sur la tenue, et en premier lieu les représentants de la Nation et celles et ceux qui ont un devoir d’exemplarité, dont les enseignants. À mes yeux, un professeur débraillé pousse ses élèves à être encore plus débraillé ! Pour revenir sur la pédagogie militaire, j’avais échangé avec le secrétaire d’État sur l’ordre serré, les mouvements de « pied ferme » et le défilé. L’ordre serré donne lieu à d’innombrables répétition, jusqu’à ce qu’il soit parfait. Et Dieu sait que c’est ennuyeux ! Mais dans l’attente de la perfection, on s’aligne sur le plus faible, celui qui ne parvient pas à lever le bras à la bonne hauteur. Il est alors intéressant de « démonter » le processus pédagogique et d’étudier ce qui pourrait être transposé au monde civil. Les premières choses que l’on apprend en entrant dans les armées sont le salut et le garde-à-vous. Puis, les mouvements de pied-ferme : « à gauche-gauche », puis « à droite-droite », etc. Or, pour ce faire, l’apprentissage repose sur la démonstration puis la reproduction. Pour cette dernière phase, on regroupe les recrues par binômes, chacun alternant entre la position de l’apprenant et celle d’instructeur. Ce qui signifie que même la plus jeune, la plus ignorante, la plus mal formée des jeunes recrues se trouve à un moment en position d’instructeur. Et ce faisant, vous lui manifestez une exigence qui la grandit, et vous restaurez sa dignité. Ce processus d’apprentissage me paraît intéressant, et doit selon moi être largement diffusé.
Vous avez également pointé le fait que peu de personnes connaissent les armées dans leur exhaustivité. Mais au fond, personne ne le peut vraiment. Ce qu’il faut combattre, c’est la vision fantasmée des armées. Il est en revanche nécessaire de savoir ce qui fait la singularité des armées, et d’identifier les processus militaires susceptibles d’être transférés à d’autres pans de la société, notamment en direction des jeunes issus de classes qui ne sont pas parmi les plus favorisées. Il y a un véritable travail à conduire et c’est ce que nous essayons de faire avec le service national universel. Et en la matière, je compte sur vous pour continuer d’agir comme les ambassadeurs de nos armées.
Un grand merci pour vos propos, Monsieur Thiériot. Vous avez tout à fait raison de souligner que la singularité militaire n’est pas pleinement comprise en Europe. J’irais même au-delà. Je me suis rendu il y a peu à La Sorbonne pour intervenir dans le cadre d’un cycle de formation piloté par Louis Gautier, à propos de la France comme acteur stratégique. Notre pays est évidemment un acteur stratégique, c’est-à-dire une Nation qui a élaboré une vision, exprime une volonté et qui dispose des capacités pour les mettre en œuvre. Le Royaume-Uni n’étant plus membre de l’Union européenne, je crois que la France est aujourd’hui l’un des seuls pays en Europe à pouvoir revendiquer un tel titre, hérité de nos valeurs. La France exaspère parfois, et nous sommes considérés par certains comme arrogants, mais je crois que ceci s’explique, comme l’écrivait Malraux, par le fait que « la France est la France quand elle assume une part de la noblesse du monde » et qu’elle est attendue par les pays du monde entier, qui souhaitent que la France déploie une vision du monde, porte une voix spécifique et ses valeurs. La vision française, héritée de la pensée de Raymond Aron, est celle d’un ordre international multipolaire, au sein duquel les relations de puissance sont équilibrées et régulées par le droit international. Et aujourd’hui, la France considère que l’Europe doit constituer l’un de ces pôles. Il est vrai que nous éprouvons parfois des difficultés à ce que les Européens partagent cette vision. Quant à la volonté, elle est selon moi indiscutable, d’autant que nous disposons des capacités pour l’exprimer. Comme je le disais aux étudiants qui suivaient ce cycle de formation, les Livres blancs, la Revue stratégique et la loi de programmation militaire en sont les meilleures illustrations. Ils permettent de répondre, tous les cinq ans, aux grandes questions stratégiques : quelle puissance veut-on être ? de quelles capacités voulons-nous disposer ? pour quels types de conflits ? dans quel cadre géopolitique ? Or, la France est l’un des seuls pays d’Europe à mener un tel exercice. Je ne connais pas d’État membre mettant en œuvre un processus aussi élaboré que le nôtre et d’ailleurs, à chaque fois que je rencontre l’un de mes alter ego européen, il m’interroge à ce sujet, afin de comprendre comment nous définissons notre modèle d’armée, comment nous l’adoptons, comment le Parlement y est associé, etc.
Dans le domaine militaire et, plus largement, international, nous disposons d’une capacité stupéfiante à élaborer une vision et à exprimer une volonté. Le conseil de défense constitue de ce point de vue un outil extraordinaire, au sein duquel se tiennent de véritables débats. Cependant, je note que l’on atteint la limite de l’exercice lorsque l’État – ce n’est pas le cas des armées – se révèle quelque peu impuissant, ou avale et amortit l’expression de la volonté politique. C’est d’ailleurs quelque peu tragique.
Il nous faut donc franchir une étape en Europe. Car nous disparaîtrons si nous ne parvenons pas à basculer dans la deuxième phrase de la construction de l’Union européenne, qui sera nécessairement géopolitique. Sa première phrase fut mercantiliste, autour du marché commun. L’objectif était d’assurer la prospérité des populations, et il ne s’agit pas de le remettre en question. En revanche, il nous faut aujourd’hui conserver les acquis de la première phase et passer à la seconde, car n’imaginons pas que nous pourrions être prospères sans être libres. Or, qu’est-ce que la liberté si ce n’est l’expression d’un destin géopolitique commun. Ce travail est en cours et j’observe que grâce à vous, j’ai pu m’exprimer devant vos homologues du Bundestag où j’ai constaté un frémissement en la matière. Je tenais à vous en remercier car si j’ai pu m’exprimer à Berlin, c’est parce que vous aviez reçu mon alter ego allemand. L’objectif est donc de parvenir à une prise de conscience collective des défis qui mettent en danger la sécurité de l’Europe et sa prospérité. L’accroissement des tensions entre la Chine et les États-Unis en est un, bien sûr. La Russie également, même si la question est davantage abordée au sein de l’OTAN. Mais surtout, il faut avancer vers la prise de conscience des défis environnemental et démographique, c’est-à-dire de l’obligation pour tous les Européens d’aider massivement au développement des pays africains, dont dépend notre sécurité. Il nous faut en effet éviter que le doublement de la population africaine attendu d’ici 2040 ou 2050 ne se traduise par des mouvements de grandes migrations, et faire en sorte que les populations locales puissent avoir un avenir dans leurs pays. Nos partenaires sont en train d’en prendre conscience, car ils mesurent les risques que feraient peser de tels mouvements sur la fragilisation de leur société, en raison des difficultés à assimiler, intégrer et accueillir des populations étrangères sans remettre en question les équilibres sociaux sur les territoires. La période est favorable : il faut mener le combat. Je ne désespère pas mais le processus est long et compliqué.
Madame Poueyto, le Béarn est bien représenté au sein de la commission, et je m’en réjouis ! Ma grand-mère – issue d’une famille comptant nombre d’officiers – habitait Araux, entre Sauveterre-de-Béarn et Navarrenx, en face du Laas et de l’autre côté du Gave d’Oloron. Comme je l’ai raconté en interview, quand j’étais gamin, j’étais fasciné par un grand panneau de bois se trouvant sous la grange et sur lequel était inscrit « lieutenant Hélie de Roffignac, mort au champ d’honneur ». Il s’agissait du seul fils de ma grand-mère, mort en Algérie à 23 ans, à peine sorti de Saint-Cyr. J’étais fasciné par ce panneau et cette inscription. C’est bien dans le Béarn que j’ai trouvé les fondements de ma vocation. S’agissant de votre question, j’observe que nous ne rencontrons pas vraiment de difficulté à recruter et fidéliser nos militaires. Les ressources humaines constituent évidemment un point auquel nous sommes très attentif mais, comme je crois l’avoir dit lors d’une précédente audition, il y a une forme de manifestation du génie français dans notre capacité à pouvoir compter sur des jeunes désireux de servir la France sous les armes. Ceci s’explique par le fait que nous sommes un peuple à part, une Nation à part, appuyée sur une forte culture. En outre, je note que l’engagement dans les armées est également souvent la marque d’une puissante volonté d’intégration. Nul ne fait le compte des militaires issus de la deuxième ou de la troisième génération de l’immigration, mais ils sont extrêmement nombreux dans nos rangs et sont de remarquables soldats. Je suis même tenté de dire que c’est précisément notre forte immigration et les difficultés d’assimilation et d’intégration qu’ils constatent qui poussent une partie des jeunes à manifester leur volonté d’être citoyen en s’engageant dans les armées, devenant des sortes de « super-citoyens ». Le recrutement n’est donc pas un problème. Concernant l’entraînement au saut des parachutistes, si nous étudions la voie de l’externalisation, je relève surtout que nous sommes en train de résoudre les problèmes que nous avons pu rencontrer en raison de l’amélioration des capacités et de la disponibilité technique de l’A400 M. Celui-ci dispose enfin des capacités de faire sauter les parachutistes en files (stick), et nous ressentons les premiers effets de la réforme du maintien en condition opérationnelle aéronautique engagée par la ministre. Votre question me fait toutefois sourire car j’ai assisté, il y a une quinzaine de jours, à une engueulade de gens bien élevés entre le chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace et le chef d’état-major de l’armée de terre. Mais rassurez-vous le sujet est en train d’être résolu.
J’en viens à présent à la question de M. Gassilloud sur l’expression des militaires dans l’espace public. Comme vous le savez, je suis très attaché à la libre expression des militaires. Toutefois, s’exprimer ne veut pas dire aller dire n’importe quoi, sur n’importe quel ton, avec n’importe quel vocabulaire, sur des sujets qu’on ne maitrise pas et pour lesquels on n’a ni compétence ni légitimité. Quand les militaires s’expriment, ils doivent absolument s’exprimer avec compétence et légitimité, avec le souci de l’exactitude et de la nuance. Car c’est l’image des armées qu’ils véhiculent. C’est d’ailleurs pour cette raison que la revue Inflexions avait été créée il y a une quinzaine d’années. En offrant la possibilité de publier des articles de huit à dix pages, nous donnions ainsi l’opportunité à des militaires d’écrire ce qu’ils voulaient, librement, mais de façon informée, documentée, cultivée, nuancée, et donc sans prêter à polémiques. D’ailleurs j’observe que le nombre de livres et d’articles écrits par des militaires est considérable ! Je ne crois donc pas qu’il y ait de problème de liberté d’expression.
Le cas du colonel Légrier est tout à fait particulier : il s’est exprimé alors qu’il était en mission opérationnelle, sur la mission opérationnelle qu’il conduisait, et en portant un avis sur les ordres que lui-même donnait à ses soldats. Et ce sans avoir pris la peine, une demi-seconde, non pas de demander l’autorisation à son chef, mais de lui faire part, au préalable, de son désaccord avec les ordres donnés. Il lui eut fallu d’abord s’exprimer auprès de son chef plutôt que de pondre un papier dans la presse. Comme je vous l’ai expliqué plus tôt, si je ne suis pas d’accord avec ce que mon chef me demande, je lui dis ! Et si malgré mon objection, mon chef m’indique que son ordre initial doit être exécuté car il se fonde sur d’autres critères de jugement, il ne m’appartient pas de rendre public le débat nous ayant opposés. L’article du colonel Légrier dépassait de loin la seule question de la liberté d’expression, puisqu’en l’espèce il remettait en cause les règles qui régissent les relations entre un chef militaire et son subordonné. Je note d’ailleurs qu’il n’a pas contesté sa sanction et je ne crois pas – ni ne souhaite – que cette sanction puisse nuire à sa carrière.
S’agissant des tribunes que vous évoquez, je ne regrette aucunement mes propos, ni de les avoir tenus avec la dernière des fermetés. Je suis en effet convaincu que si j’avais laissé planer le moindre doute à leur sujet, mes propos auraient donné lieu à diverses interprétations, alors même qu’ils n’étaient que le reflet de ma conception de la singularité militaire. Pour ma part, je suis abasourdi par l’attitude du « capitaine » Jean-Pierre Fabre Bernadac, qui d’ailleurs, de manière fort astucieuse, m’adresse ses tracts sur ma boîte mail professionnelle. Il s’arroge le droit de parler au nom de l’armée. Mais qui est-il pour le faire ? Tout cela me parait proprement invraisemblable. J’espère qu’un jour, il arrêtera de le faire et ne s’exprimera qu’en tant que « Monsieur Fabre Bernadac ». Après tout, se représenter soi-même devrait être suffisamment satisfaisant…
S’agissant de votre seconde question, je n’imagine pas de scénario de re-conscription à un court ou moyen terme. La montée en puissance de notre engagement constitue effectivement un défi, car l’on voit bien les difficultés que nous rencontrerions pour réaliser l’hypothèse d’un engagement majeur, qui prévoit une durée de montée en puissance de six mois avant un engagement de 20 000 hommes pour six mois. La restauration de la singularité militaire, avec sa logique de stocks et d’accroissement de la réactivité par une meilleure organisation des armées, doit justement permettre de diminuer ce temps de montée en gamme. Je note toutefois que la guerre devenant toujours plus technique et nécessitant de mettre en œuvre des systèmes toujours plus sophistiqués, nous devons pouvoir compter sur des équipes spécialisées et solidement formées. Le défi est donc d’abord celui de l’allongement des temps d’engagement, au-delà du premier contrat de quatre ou cinq ans, afin de rentabiliser davantage les temps de formation. Dans ce contexte, je vois mal comment nous pourrions insérer et utiliser des conscrits d’un an.
Monsieur le président Chassaigne, tout d’abord merci de vos « cambriolages ». Vous avez tout à fait raison de souligner que l’opération Sentinelle permet à nos soldats de mesurer la réalité de notre société, que l’on a parfois tendance à oublier depuis Paris. Toutefois, si les états-majors sont pour la plupart parisiens, notre armée est d’abord très… française. Vous qui êtes élus de circonscriptions fort diverses, vous êtes les plus à même de comprendre cette réalité des provinces, des départements et des campagnes. Mais vous l’avez dit, notre armée est aussi très internationale : un soldat déployé en Afrique est ainsi directement confronté au scandaleux décalage de richesses avec les pays développés. Et sans même qu’il s’en rende compte, cela lui confère une forme de sagesse bien supérieure à ce que l’on pourrait imaginer. Je pense d’ailleurs que nous gagnerions collectivement à interroger davantage nos soldats, afin de saisir ce qu’ils pensent. Car après cinq mois passés dans le désert, au cours desquels vous rencontrez les populations pour lesquelles vous vous battez, au cours desquels vous êtes confronté à leur pauvreté et à la dureté de leur vie, au cours desquels vous avez pu apprécier leur relation à la mort, et découvrir leur spiritualité, le retour en France est d’abord source d’interrogations face à un décalage aussi criant.
Je crois ainsi que nos soldats sont des citoyens plus conscients que d’autres de la « vérité » de la France, et ce d’autant qu’une large partie d’entre eux n’est pas née avec une cuillère d’argent dans la bouche, mais provient de milieux modestes ou défavorisés ; pour ces derniers, au-delà de l’affirmation d’une forme de sur-citoyenneté que j’évoquais tout à l’heure, l’engagement dans les armées est aussi un moyen de mieux s’intégrer et de progresser socialement.
Je ne suis pas inquiet pour nos soldats. Ils savent tout à la fois ce que sont nos provinces, ce qu’est la réalité quotidienne des gens « normaux » et la vie des peuples qui, au-delà de nos frontières, connaissent une misère insupportable. Ces expériences les poussent à s’interroger sur les raisons qui font que certains naissent privilégiés et d’autres en pleine misère, et les prémunissent du racisme et de la bêtise humaine ordinaire. L’image d’Épinal selon laquelle les militaires seraient plus sensibles à telle ou telle idée me paraît donc fort éloignée de la réalité car la vie militaire conduit les soldats à faire preuve de nuance, et les rend plus conscients de la réalité des choses. Je n’en dirais toutefois pas tant de certains retraités. Dans un courrier de soutien qu’il m’a adressé, un général à la retraite m’écrivait croire que l’ennui et le sentiment d’impuissance pouvaient pousser certains à dire n’importe quoi. Je crois qu’il n’a pas tort !
Vous m’avez ensuite interrogé sur le niveau de reconnaissance de nos armées. Il me semble d’abord utile de préciser que la reconnaissance matérielle est tout aussi importante que la reconnaissance symbolique, car sans reconnaissance matérielle, on se sent forcément méprisé, et de facto privé de reconnaissance morale. Il me semble que les militaires sont d’ailleurs reconnus sur ce plan. Le 14 Juillet, la semaine prochaine, sera d’ailleurs une belle occasion pour la Nation de manifester à ses soldats son admiration et sa reconnaissance. Aujourd’hui, nos militaires savent qu’ils bénéficient d’une très belle image et je n’ai pas d’inquiétude en la matière. En revanche, je profite de votre question pour attirer votre attention sur la prochaine revalorisation des fonctionnaires de catégorie C. Ne souhaitant pas procéder à une revalorisation globale du point d’indice de la fonction publique, le Gouvernement a annoncé que des mesures spécifiques seront prises pour cette catégorie de fonctionnaires à l’horizon 2022. Je forme le vœu que les personnels de catégorie C des armées ne seront pas oubliés et je compte sur vous pour veiller à ce que les mesures à venir soient déclinées, sans délai, au sein du ministère des Armées.
Monsieur le député Lassalle, que je suis tenté d’appeler « mon député ». Merci pour vos propos. Je suis toujours très touché quand je vous entends, non seulement parce qu’à travers vos mots, c’est la vallée d’Aspe qui arrive à moi, mais aussi parce que je trouve que ce que vous dites est généralement très profond. Mais que dire d’autre ? Car vos questions n’étant pas réellement des questions, je vous propose plutôt de nous revoir pour discuter ensemble ! (sourires)
Jean-Michel Jacques, vice-président. Merci Madame la présidente. Mon général, permettez-moi de revenir à la thématique centrale de votre audition : la singularité du militaire, et je préciserais… du militaire français. Le militaire français est un valeureux guerrier, que nombre de nations envient. Et ce d’abord en raison de la singularité militaire à la française qui lui permet peut-être, dans certaines situations, d’aller plus loin que d’autres dans certaines situations. La singularité militaire, il nous faut la préserver et je crois que nul n’en doute au sein de la commission. À titre personnel, je peux vous assurer que je serai très vigilant, car il y a des risques. Nous l’avons bien perçu à l’occasion des discussions sur la réforme des retraites, puisque certains ont tenté de faire basculer les dispositions relatives à la pension des militaires du code de la défense au code de la sécurité sociale. Il ne s’agit en rien d’un détail, car ce faisant, on touche précisément à la singularité du militaire, en le plaçant dans une situation civile, voir même d’agent de l’État.
Puisque cette audition est publique, je tiens à assurer qu’en cas de deuxième tentative, un grand nombre de parlementaire de tous bords s’allieront pour empêcher une telle évolution, qui viendrait insidieusement amoindrir le rayonnement de la France et l’efficacité de ses armées. Car comme vous l’avez très bien expliqué, c’est la singularité militaire qui fait la différence entre les uns et les autres.
Comme vous le savez, j’ai eu une carrière militaire et je me rappelle d’un jour où, dans les montagnes afghanes, mon groupe avait surpris les états-majors américains par la progression que nous avions pu effectuer d’un jour sur l’autre. Nous avions accepté, en conscience, d’aller plus loin que d’autres soldats auraient pu le faire ou que des chefs militaires non-français auraient pu l’ordonner. Et c’est bien la singularité militaire qui le permet.
Enfin, de manière plus personnelle, puisque vous étiez lieutenant à Vannes quand j’étais quartier-maître dans la marine, c’est peut-être la dernière fois que je vous appellerai mon général et je me permettrai peut-être, à l’avenir, de vous saluer comme un ancien camarade. Mais d’ici là, pourriez-vous nous dire ce que vous comptez faire après votre adieu aux armes ?
M. Fabien Gouttefarde. Merci Madame la présidente. Mon général, la question, à vous entendre, est aussi de savoir si notre société est toujours capable de concevoir l’esprit de sacrifice, et je pense qu’en effet notre pays peine à comprendre l’engagement de nos soldats et la nature de cet engagement. Nous vivons dans une société de la revendication, de la réclamation, et aux yeux de cette société-là, le soldat paraît étrange. Il ne réclame rien, il ne revendique rien, il offre son sang et, comme vous l’avez dit, il est aussi capable de faire couler le sang. Dans cette société où tout est liquide, où tout est flux, les engagements durables passent souvent pour des anomalies. Et pourtant comme l’a récemment écrit Robert Redeker, le soldat est l’être le plus nécessaire dans une société, parce que nulle liberté ne peut fleurir en l’absence de sécurité. Mon général, plus qu’une question, une affirmation, un peuple sans armée n’a pas de liberté, alors merci général, d’avoir pendant quatre ans, été la figure qui a rendu possible notre liberté.
Gwendal Rouillard. Mon général, je salue à mon tour votre parcours, et je suis heureux de partager ce moment avec vous et mes collègues. Je souhaite vous interroger sur la compréhension par nos militaires des objectifs politiques fixés par le Président de la République et le Gouvernement. Nombre d’entre nous se sont rendus sur les théâtres d’opération et pour ma part, ce que j’ai pu constater, à Gao au Mali en 2013, à Bangui et Bambari en Centrafrique en 2014, en plein chaos, ou plus récemment avec la présidente et notre collègue Philippe Meyer, à Kirkouk ou Dayr Kifa, c’est que nombre de militaires s’interrogent sur le sens de leur mission et des objectifs fixés par le politique. Bien que d’importants progrès aient été réalisés depuis la professionnalisation des armées – je pense notamment à nos engagements au Moyen-Orient comme au Sahel – il ressort des discussions diurnes et nocturnes que j’ai pu avoir avec les vôtres – qui sont aussi les nôtres – que nous disposons encore d’une marge de progression, notamment auprès des plus jeunes. Alors comment procédez-vous aujourd’hui, « à tous les étages » si vous me passez l’expression, pour expliquer à nos militaires la nature et le sens de nos objectifs politiques ? Quelles sont les marges de progrès ? Et de manière complémentaire, comment nous, parlementaires, pourrions-nous vous accompagner ces prochains mois et ces prochaines années pour approfondir ce sujet ?
M. Jacques Marilossian. Merci Madame la présidente. Merci général pour votre exposé et vos premières réponses. Permettez-moi de saluer à mon tour votre action durant ces quatre années en tant que chef d’état-major des armées. Je vous remercie aussi, à titre personnel, pour nos échanges et vos conseils de lectures qui, ne se limitaient pas à Sun Tzu, Clausewitz ou Jomini, mais démontraient une véritable volonté de partage et de pédagogie. Grâce à vous, notre connaissance et notre niveau de conscience de la singularité militaire se sont agrandis. Je citerai Cicéron, si mes souvenirs sont bons : « eximius vir est quocum meliores videamur » ou, en français « Un grand homme c’est celui avec qui nous paraissons meilleurs ». Merci donc, mon général.
Nous sommes dans une période charnière où la thématique du soldat augmenté est devenue majeure alors que les progrès technologiques se succèdent rapidement.
La singularité du soldat évoluera parallèlement et aura – je n’en doute pas – des conséquences d’ordre économique et sociale pour le soldat de demain. Ma question sera donc simple : quelle est votre vision du métier de soldat dans les trente prochaines années et quelles en seront éventuellement les nouvelles singularités ? Et permettez au rapporteur de la marine de terminer par une dernière question : quel sens allons-nous donner dans les trente années qui viennent aux notions d’honneur, de Patrie, de valeur et de discipline ? Je vous remercie.
Mme Françoise Ballet-Blu. Général, merci tout d’abord pour cet émouvant et inspirant partage. J’ai rejoint assez récemment la commission de la Défense, et je partage ce que disait l’un de mes collègues tout à l’heure : lorsque l’on vous entend, on a le sentiment de se sentir plus intelligent, et de connaître un peu mieux l’armée. Je vais aller directement à ma question.
J’ai pris connaissance, très récemment, de la volonté d’un maire de la Vienne – département où je suis élue – de créer avec sa commune un jumelage avec un célèbre régiment local, afin d’organiser des rencontres avec les écoles, de redynamiser les cérémonies, dans le but de partager les valeurs fondamentales de l’armée et de montrer à quel point celle-ci est liée au destin d’une Nation. Ma question est la suivante, général, êtes-vous favorable à ce genre d’initiatives et à la transmission dans la société civile des valeurs de l’armée française et de ses singularités ?
Mme Florence Morlighem. Général, à mon tour, je me permets de vous remercier pour votre action remarquable et votre investissement total en tant que chef d’état-major des armées durant ces quatre dernières années. Je vous sais très attentif au lien entre notre Nation et son armée. Nos concitoyens sont ainsi très attachés à leur armée. Une des illustrations de cet attachement, c’est la volonté de plus en plus de jeunes de s’engager pour défendre la patrie.
Je vous sais favorable à la massification de nos armées pour se préparer un conflit de haute intensité que vous jugez inéluctable dans les prochaines années. Quelles sont selon vous les pistes pour améliorer encore le recrutement de nos armées en quantité mais surtout en qualité ainsi que la féminisation de ce recrutement ?
M. Joachim Son-Forget. Mon général, je m’associe aux commentaires élogieux de mes collègues et vous remercie pour ces années passées ensemble. Je sais la valeur qu’il y a dans votre carrière tout entière, je sais aussi votre engagement pour les familles de blessés : nous avons eu l’opportunité de partager des moments ensemble avec l’association Solidarité Défense, avec votre épouse avec laquelle je partage cet engagement associatif comme administrateur.
Mais permettez-moi d’en venir à présent aux questions qui frottent. Car j’ai été très perturbé par cette polémique récente. Il ne me serait évidemment pas venu à l’idée de rejoindre cette foule de gens prêts à vous associer à un manque de courage ou à une promotion personnelle, que sais-je. Mais je dois quand même vous avouer que j’ai été touché par le message d’une partie des militaires de deuxième section qui ont écrit cette tribune. Elle est maladroite d’un point de vue littéraire, j’en conviens, mais je pense que sur le fond, elle a réuni des points de vue différents, dont certains sont certes particuliers, mais d’autre plus sensés. Je pense notamment du général de Richoufftz, dont j’ai senti son intérêt pour les banlieues et d’autres bonnes choses. Lorsqu’il s’intéresse à la chose publique, un militaire est – comme moi ou tout civil – un homo sapiens sapiens. J’ai aussi été touché par les mots de l’ancien commando marine Louis Saillans qui expliquait, à l’occasion de la promotion de son livre, que lorsque vous avez l’ennemi face à vous, vous avez une autre vie humaine qui a aussi ses questions et ses peurs. Ces questions-là, on les trouve dans l’engagement physique des soldats au combat, comme dans l’engagement politique des officiers généraux. J’ai donc été signataire de cette tribune, en tant qu’officier de réserve citoyenne. On n’est pas toujours d’accord avec l’intégralité d’une pétition, de ses signataires, mais je pense qu’elle exprime quand même un profond malaise. Des officiers généraux comme des hommes du rang se sont exprimés, des gens que vous connaissez, des gens que je connais, qui ont du cœur pour ce message, même s’ils comprennent votre position, que je comprends également. Je souhaiterais toutefois qu’on n’occulte pas ce profond malaise, qui peut-être n’est pas si important que cela, mais qui existe néanmoins. Il faudra bien y répondre.
Pour conclure, je me permettrai de rebondir sur la question de la tenue, que vous avez-vous-même évoqué au début de votre intervention. Élu député, j’ai dû renoncer à mon projet de m’engager dans la réserve opérationnelle, et donc décidé de rejoindre la réserve citoyenne de la marine nationale. Initialement, la marine octroyait un uniforme à ses réservistes citoyens, et je vous avoue que c’est une chose que je trouvais magique. Il vient pourtant d’être décidé de le remplacer par un uniforme dégalonné affublé d’un pin’s. Je trouve ça dommage de priver celles et ceux qui veulent s’engager dans l’armée de cet uniforme, qui participe de la dignité et de l’intérêt de la chose militaire. Je vous remercie.
M. François Cormier-Bouligeon. Mon général, vous nous avez livré un témoignage d’une haute tenue et sans langue de bois, ce qui est appréciable. J’ai notamment apprécié votre rappel très clair à l’obéissance stricte de l’armée républicaine au pouvoir politique légitime incarné par le Président de la République. Mais j’ai été interpellé par deux éléments. Le premier, c’est votre référence à Georges Dumézil et à la tripartition « Oratores, Laboratores, Bellatores ». Georges Dumézil ajoutait ceci : « le schéma tripartite est mort en Occident avec les États généraux de 1789, quand la noblesse et le clergé ont baissé pavillon le Tiers État. »
Deuxième élément, en emboîtant le pas à l’analyse de Georges Dumézil, vous vous référez, pour expliquer l’affaiblissement de la singularité militaire, au clivage entre Républicains et Monarchistes, en mettant l’accent sur la méfiance du Parlement vis-à-vis d’un exécutif trop fort, disposant d’une administration trop efficace et d’une armée trop puissante. Vous nous avez également exposé le poids des dividendes, encaissés, de la paix après la Guerre froide. Vos propos m’interpellent à deux égards. Premièrement, il me semble que nous pourrions nous demander si l’armée française n’a pas été la plus efficace lors du premier conflit mondial – vous y avez fait référence – à un moment où la Chambre des députés était plus puissante, et où une glorieuse figure de notre Assemblée, Georges Clémenceau, dirigeait non seulement l’exécutif mais aussi le ministère de la Guerre. Il s’agit là d’un premier paradoxe. Deuxièmement, je m’interroge sur la validité de votre analyse sous la Cinquième République, où précisément l’exécutif semble avoir pris le pas, peut-être de façon excessive, sur le Parlement, et peut décider librement du sort de nos armées. En conséquence, ne faut-il rechercher les causes de l’affaiblissement de la singularité militaire ailleurs que dans la construction républicaine de l’État, à laquelle par ailleurs nous sommes un certain nombre, et vous aussi je crois, très attachés ? Je vous remercie.
M. Philippe Michel-Kleisbauer. Merci Madame la présidente. En propos préliminaire, permettez-moi, non pas de rendre les honneurs – car je n’ai pas le rang pour le faire – mais de rendre hommage au jeune capitaine qui, au mois de mai 1995, au pont de Vrbanja – vous en avez parlé Madame la présidente – à la tête d’une compagnie du régiment d’infanterie de marine, a fait face à la perfidie de l’ennemi qui avait revêtu les uniformes de l’ONU pour orchestrer une prise d’otages. Vous avez délivré à la fois une position et des hommes, et ce faisant rendu l’honneur et la fierté à nos armées. Je voulais conclure cette dernière audition, après ces quatre années, par ce fait d’armes, car il est rare dans notre société que nous revenions sur des faits de victoire. Elle vous appartient et nous honore tous. Merci, mon général.
Aujourd’hui, vous êtes à la tête de l’une des armées les plus puissantes au monde, alors que notre pays est loin d’être le plus grand du monde : les États-Unis, la Chine ou encore la Russie disposent de bien davantage de forces que nous. Mais avec nos frères britanniques, nous avons réussi à nous hisser dans le club des cinq puissances maîtrisant l’arme atomique, et à disposer d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. Dans la course actuelle aux techniques nucléaires, nous nous trouvons en pole position, notamment sur les microcentrales nucléaires. Je tiens ici à rendre hommage à l’entreprise TechnicAtome, dont les ingénieurs développent une telle ergonomie de ses centrales nucléaires que même les Américains, inventeurs du nucléaire, ont du mal à croire que nous sommes capables de placer de si petits réacteurs dans des sous-marins nucléaires d’attaque. Certains, même, n’y croient pas.
Aujourd’hui une compétition mondiale est en train de se faire sur le Small Modular Reactor (SMR). Et grâce aux travaux que nous avons engagés, nous avons toutes les chances de nous imposer dans ce domaine. Or, nous sommes en train d’occulter le débat autour du nucléaire. Je souhaiterais donc que vous puissiez nous transmettre votre expérience et nous faire part de votre ressenti quant au regard que les autres chefs d’état-major portent sur la puissance de feu que le nucléaire nous confère, vous confère, et le poids de notre statut de puissance nucléaire dans les rapports que la France entretien avec les grandes puissances. Votre témoignage serait de nature à exposer à chacun d’entre nous ce que cette puissance représente pour nous et pour les autres.
Général François Lecointre, chef d’état-major des armées. Je commencerai par la question qui fâche de M. Son-Forget. En ce qui me concerne, je ne suis nullement touché par les propos des « généraux ». D’ailleurs, je ne me suis jamais exprimé sur le fond car tel n’était pas le sujet. Aujourd’hui, j’observe que tout le monde est inquiet de l’état de notre société, et que le Gouvernement lutte contre le séparatisme, le communautarisme ou encore l’influence islamiste dans les banlieues. Dans ce contexte, et sans me prononcer sur le fond, je ne perçois par l’apport d’une telle tribune. Surtout, il s’agit pour moi d’un problème de forme. Tous les signataires – et vous le premier – auraient dû signer cette tribune en leur nom propre, sans faire état de leur état militaire. Plutôt que de la signer en tant que capitaine de corvette de réserve, signez-la en tant que député !
M. Joachim Son-Forget. Il s’agissait d’une tribune réservée aux militaires !
Général François Lecointre, chef d’état-major des armées. Nous ne nous comprenons pas. L’un de mes anciens camarades – un vieux monsieur que j’aime beaucoup, qui faisait partie de l’équipe fondatrice d’Inflexions et qui, après son retrait du service actif au grade de colonel, a repris des études de sociologie – a adressé à l’ensemble du comité de rédaction d’Inflexions, un plaidoyer pro domo expliquant avoir signé cette tribune afin d’exprimer son désespoir et son inquiétude face à l’évolution de la situation. Mais écrivait-il, d’autres que lui formulaient des constats similaires, avec davantage de légitimité. Et de citer Régis Debray, Pierre Manent, Jean-Pierre Le Goff ou Dominique Schnapper, c’est-à-dire de nombreux sociologues. Et en effet, je ne vois quel serait l’apport d’un général par rapport à ces intellectuels sur les évolutions sociologiques de notre pays ou les programmes de sécurité à conduire dans les banlieues. D’ailleurs, sans me prononcer sur le fond, je ne crois pas que leurs propos sur les banlieues seraient les mêmes s’ils en étaient des spécialistes. C’est pourquoi vous n’auriez pas dû signer cette tribune en faisant mention de votre grade. Car ce faisant, vous engagez quelque chose qui est plus fort et plus haut que vous, et vous n’en avez pas le droit. Vous ne pouvez pas faire courir le risque à l’institution militaire d’être récupérée par une polémique politicienne comme ce fut d’ailleurs le cas. (Applaudissements).
J’en viens à présent à votre question sur le port de l’uniforme par les réservistes citoyens. J’espère ne pas vous choquer en vous disant que j’ai tout fait pour qu’il en soit ainsi, car je considère que si un réserviste opérationnel doit porter les galons de son grade, tel n’est pas le cas des réservistes citoyens. Comme je l’indiquais tout à l’heure, l’uniforme et les galons sont porteurs de sens et reflètent des compétences. C’est le cas des décorations ou des brevets que je porte. Or, en arborant les galons d’un capitaine de corvette, vous pourriez vous trouver dans la situation d’être salué par un vieux maître principal dont les compétences dans le domaine maritime seraient dix fois supérieures aux vôtres et ce uniquement parce qu’il vous prendra pour un capitaine de corvette ou un réserviste opérationnel. Et je ne trouve pas cela bien.
M. Joachim Son-Forget. Dans ce cas, il eut fallu revenir sur cette pseudo-jurisprudence « Marion Maréchal-Le Pen » qui interdit aux parlementaires d’exercer comme réservistes opérationnels, comme ce fût pourtant le cas jusqu’à cette polémique politique appliquée au cœur des armées. J’eus préféré être dans cette situation.
Général François Lecointre, chef d’état-major des armées. Nous vous accueillerons avec plaisir comme réserviste opérationnel lorsque vous aurez terminé votre mandat.
J’en viens à présent à votre question, Monsieur Jacques, non sans vous avoir préalablement remercié pour vos propos. Je sais que vous serez attentif à la préservation de la singularité militaire. Pour répondre à votre question, après mon départ des armées, je m’occuperai des prisonniers. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, il me paraît très difficile à un chef d’état-major des armées de trouver une nouvelle vocation. Selon moi, après avoir été le premier des militaires, on ne peut déroger et devenir le dixième des préfets ou le quinzième des ambassadeurs. En outre, je ne me vois pas rejoindre un industriel de l’armement avec un titre de conseiller militaire. Cela me paraîtrait indigne d’un chef d’état-major des armées. À vrai dire, je ne m’imagine pas dans un grand nombre de fonctions, mais je sais que je ne me mettrai pas à écrire trop vite, ne serait-ce que pour éviter de gêner mon successeur.
Or, il se trouve qu’il y a une vingtaine d’années, j’ai été profondément marqué par la lecture d’un évangile de Saint-Matthieu relatant une parabole du Christ à propos du Jugement dernier. Le Christ y dit : « j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus vers moi ». Il est temps pour moi de me livrer à cette activité de visiteur de prison et de me préoccuper de mes interrogations spirituelles, dont Saint-Exupéry nous dit qu’elles sont une chose essentielle dans le monde.
Monsieur Gouttefarde, vous ne m’avez pas posé de questions mais je vous remercie pour vos mots, qui me touchent.
Je partage votre constat, Monsieur Rouillard, s’agissant des progrès que nous avons pu réaliser dans la compréhension par les militaires des objectifs assignés par les autorités politiques. Votre question est toutefois fondamentale. Moi-même, en sortant d’un conseil de défense, je commence par expliquer à mes premiers subordonnés – les chefs d’état-major d’armées, le major général – les débats qui s’y sont tenus et les décisions qui y ont été prises par le Président de la République, afin de leur permettre de les décliner au mieux. L’une des choses les plus difficiles qui soient reste toutefois de faire comprendre à nos soldats qu’ils ne sont responsables que d’une part de l’action collective, et que leur mission n’a de sens que si elle est intégrée à une manœuvre plus large. Au Sahel, nous ne remplissons qu’une partie de l’action collective nationale et européenne, et sans doute pas la plus déterminante pour la stabilisation à long terme de la région. Car la clef du problème relève de la gouvernance, et non uniquement de l’action de sécurité conduite par les armées françaises. Dans ce contexte, nous cherchons en permanence à expliquer à nos soldats qu’ils doivent relativiser leur action, mais nous pouvons encore nous améliorer. Les parlementaires peuvent évidemment y contribuer, ne serait-ce qu’au travers des auditions organisées dans cette enceinte. Toutefois, j’observe que les comptes rendus de ces auditions ne sont pas autant lus qu’ils pourraient l’être, même s’ils le sont par M. Angeli, qui en déforme le contenu dans Le Canard enchaîné. Je me demande s’il ne serait pas utile d’établir à partir de ces documents une sorte de document de synthèse et de vulgarisation, à destination du grand public.
En outre, si je suis écouté quand je me rends à la radio ou sur des plateaux de télévision pour expliquer les raisons de notre engagement de l’ajustement du dispositif de l’opération Barkhane – raisons qui peuvent bien sûr être contestées – il me semble que je le serais davantage encore si la commission de la Défense complétait nos propres initiatives par la publication d’un document de vulgarisation aisément accessible. Enfin, vous jouez évidemment un rôle déterminant en étant les ambassadeurs de nos armées.
Monsieur Marilossian, je dois avouer qu’il m’est difficile d’évaluer quelles seront les évolutions de la singularité militaire au cours des dix ou des vingt années qui viennent. Comme je l’ai dit au début de mon intervention, le fait de donner la mort sur ordre et, en retour, d’accepter de perdre sa vie pour son pays en constitueront toujours le cœur. Je l’espère du moins.
Mais ainsi que vous l’avez dit, la principale difficulté tiendra au maintien d’une pratique éthique de la guerre, qui suppose de maîtriser le déchaînement de violence et de lutter contre la déshumanisation de la guerre. C’est pourquoi les militaires combattent l’ennemi et ne cherchent pas à l’éradiquer, terme faisant écho aux colonnes Sherman de la Guerre de Sécession.
La déshumanisation de l’ennemi conduit mécaniquement à ne plus respecter les règles de l’éthique au combat, qui impose d’éviter de donner la mort si cela est possible. Dans ce contexte, les progrès technologiques qui facilitent la conduite de la guerre « à distance » font courir le risque d’une déshumanisation de l’ennemi, auquel l’on fait désormais face par écran interposé. Il nous faudra donc veiller à ce que l’éloignement progressif du champ de bataille n’affaiblisse pas ce principe central de la singularité militaire.
Madame Ballet-Blu, je soutiens évidemment de telles initiatives. Comme M. Son-Forget doit le savoir, mon épouse est très engagée en la matière et a d’ailleurs rédigé un petit fascicule intitulé « Ma première cérémonie militaire », que je ne peux que vous inviter à distribuer le plus largement possible. En lien avec le commissaire principal Jean Assier-Andrieu ainsi que ma plume, le lieutenant-colonel Jérémie Gavalda, ici présent, elle a également travaillé à la rédaction d’un autre ouvrage intitulé « #militaire, pour quoi faire ? », qui sera bientôt édité grâce au soutien d’industriels de la défense. Il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation qui, je l’espère, sera lui aussi diffusé le plus largement possible. Comme vous l’indiquez justement, l’Éducation nationale me semble aujourd’hui bien moins réticente qu’il y a vingt ans vis-à-vis de la chose militaire, et je crois qu’il nous faut en effet nous saisir de cette opportunité. Moi-même, en tant que capitaine puis chef de corps, j’avais essayé de me rapprocher de l’Éducation nationale afin de faire témoigner des soldats de retour d’opérations, et incité les soldats à solliciter les instituteurs et professeurs de leurs enfants. J’avais monté une exposition de photographies sur notre engagement en Côte d’Ivoire pouvant aisément être transportée dans les écoles mais, je dois l’avouer, j’ai souvent trouvé porte close. Les choses ont changé, profitons-en !
Monsieur Cormier-Bouligeon, vous avez parfaitement raison de préciser ce que je n’ai pas pris le temps de développer, par crainte de vous lasser ! Comme il l’est écrit dans l’ouvrage que je citais : « le nouveau chef d’état-major qui s’installe au sommet de la hiérarchie militaire (surtout après 1962 et 1968) n’a plus rien à voir avec le chef d’état-major de la fin du XIXe siècle, qui était la clef de voûte d’un système d’autonomie et de quasi séparation entre l’armée et le gouvernement civil. » Or ce que je n’ai précisément pas développé dans mes propos liminaires, c’est que pour se prémunir d’un exécutif trop fort – grâce à sa capacité de disposer des armées – avait été privilégiée une solution bâtarde consistant à doter les armées d’un statut de quasi autonomie vis-à-vis du Gouvernement. C’est d’ailleurs ce qui explique qu’au moment de l’affaire Dreyfus, l’armée était devenue cette sorte d’arche sainte appliquant ses propres règles, indépendamment du fonctionnement de l’État. De manière assez paradoxale, l’autonomisation des armées est ainsi le fruit de la crainte de voir émerger un exécutif trop puissant. Et c’est bien Clémenceau – vous avez tout à fait raison de le souligner – qui a été à l’origine, durant la Grande Guerre, de la réaffirmation de la subordination du pouvoir militaire au pouvoir politique. Tout le monde connaît sa formule, selon laquelle « la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée aux seuls – j’insiste – militaires ». Clémenceau a commencé à bâtir la nouvelle architecture des armées, qui permit bien plus tard au général de Gaulle de réaffirmer l’autorité de l’exécutif sur le pouvoir militaire – marquée par le fait nucléaire et la dissuasion – ainsi que la très forte singularité du métier militaire. Je ne peux donc que vous inviter à lire le livre de Roussellier. Je vous garantis par ailleurs que je ne cherche pas d’autre origine à la volonté de banalisation des armées que celles que j’ai évoquées, car elle me semble résulter d’une lecture incomplète et maladroite de l’évolution des armées comme du fantasme du césarisme et du pronunciamiento. C’est ce prétendu risque qui a conduit un certain nombre de personnes à essayer, de manière délibérée, de civilianiser les armées. C’est pourquoi aujourd’hui, avec l’appui de la ministre des Armées, nous tentons de revenir sur la dilution de la singularité militaire que nous avons vécue.
Madame Morlighem, il est clair que la loi de programmation militaire ne permet pas de faire des armées françaises des armées de masse. Elle permet en revanche de consolider un modèle d’armée complet, de restaurer des fonctions qui se trouvaient alors sur le point de disparaître et de préserver des compétences, parmi lesquelles l’aptitude au commandement et la capacité à planifier et programmer. Mais au fond, chacun sait que les armées manquent de profondeur et d’épaisseur organiques. Un récent rapport de la Rand corporation pointe d’ailleurs le fait que si la France dispose d’une armée puissante, il s’agit – comme M. Michel-Kleisbauer l’a rappelé – d’une petite armée face à la Chine ou la Russie. Notre armée est puissante, complète, extrêmement engagée. Elle est selon moi d’une qualité inégalée. Mais elle manque d’épaisseur ! Si le débat de la massification ne sera sans doute jamais posé – faute de ressources – se posera toutefois la question de la modernisation de notre modèle, ainsi que celle des modalités de notre montée en puissance. Autrement dit, en combien de temps et à quel prix sera-t-il possible de passer d’une armée de 270 000 femmes et hommes à une capacité d’engagement au combat bien supérieure ? Il nous faudra sans doute recourir à des alliances, en premier lieu au niveau européen, afin de regrouper les efforts et les forces. Une telle évolution soulève de nombreux enjeux, sur le plan de la coopération opérationnelle mais aussi sur celui des normes, y compris technologiques et industrielles. En outre, puisque nous devrions disposer, à l’horizon 2030, d’un modèle d’armée complet et moderne, de très haut niveau technologique, se posera également la question de l’accroissement de nos capacités par la détention d’équipements moins sophistiqués. En la matière, l’équilibre sera évidemment difficile à trouver.
Enfin, je conclurai en répondant à M. Michel-Kleisbauer, et en vous remerciant d’abord pour vos mots, Monsieur le député. Concernant le SMR, je ne crois pas que le débat soit occulté et, sans trahir de secret, le Président de la République est des plus attentifs à la stratégie énergétique, à la question nucléaire et aux compétences de notre pays en la matière. Nous bénéficions objectivement d’un avantage comparatif en Europe, et le chef de l’État est attaché à ce que l’on ne le perde pas. En outre, je vous confirme que le statut de puissance nucléaire de la France nous place dans une situation incomparable au sein de l’OTAN. À chaque réunion du comité militaire de l’OTAN, le chef d’état-major des armées français se réunit avec ses alter ego américain et britannique pour une séance de travail en comité restreint. Tout le monde sait que de 7h à 8h30 se tient cette réunion, mais personne ne sait ce qu’il s’y dit. Les discussions qui s’y tiennent portent sur des choses vraiment sérieuses, qui trouvent des traductions concrètes, notamment dans le domaine maritime, au travers de coopérations des plus approfondies dans l’Atlantique nord. Je ne peux évidemment pas en dire davantage. Mais oui, la détention de l’arme nucléaire donne au chef d’état-major des armées un statut particulier.
Mme la présidente François Dumas. Général, je suis très heureuse que vous ayez accepté de venir devant nous. Il me semble qu’en réalité, votre venue était tout aussi nécessaire pour vous que pour nous. Et je crois que notre temps d’échange restera pour longtemps gravé dans la mémoire de celles et ceux qui y ont assisté, et notamment des jeunes stagiaires que je m’étais permise de convier. Vous l’avez souligné, les membres de la commission de la Défense nationale et des forces armées ne sont pas les moins passionnés vis-à-vis des sujets qu’ils abordent, car ils sont conscients que se joue dans nos débats et nos votes la première raison d’être de l’État. Nous en sommes tous convaincus. C’est aussi vrai en raison de la richesse humaine de nos forces armées, que vous incarnez si bien et vers laquelle nous sommes finalement revenus ce soir. Vous incarnez et représentez l’ensemble des femmes et des hommes placés sous votre commandement. C’est ce qui fait souvent dire à chacun d’entre nous, lorsqu’il échange avec un militaire, qu’il est face à « un homme qui fait honneur à l’homme », selon la formule employée pour honorer la mémoire du général de Turenne. Je vous remercie encore de votre présence ce soir, Général, ainsi que pour tout ce que vous avez fait pour notre République et notre liberté.