vendredi 6 décembre 2024

Auditions sur le caractère hybride des conflits et l’utilisation d’armes multichamps (Assemblée nationale, 7 décembre 2022)

M. le président Thomas Gassilloud. Ainsi que cela figure dans la Revue nationale stratégique (RNS) : « La guerre de nouvelle génération conduite par la Russie se caractérise par le retour d’une stratégie intégrale associant des actions hybrides et des opérations de haute intensité […]. ». Cette audition porte précisément sur l’impact de ces actions hybrides, avec l’étude approfondie de trois champs : l’informationnel, l’énergétique et l’alimentaire.

Nous avons le plaisir d’accueillir tout d’abord Mme Anne-Claire Legendre, à la fois porte-parole et directrice de la communication et de la presse au ministère de l’Europe et des affaires étrangères, qui évoquera les manipulations de l’information et des réponses qu’on peut lui apporter.

Mme Angélique Palle est chercheur associé à l’institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM) et spécialiste des domaines de l’énergie et des matières premières.

Enfin, M. Sébastien Abis, est chercheur associé à l’institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et directeur du club Déméter – une association qui réunit des responsables du secteur agricole et agroalimentaire et qui est tournée vers les enjeux mondiaux liés à l’agriculture, l’alimentation et le développement durable. Là encore, la RNS décrit la sécurité alimentaire comme un impératif de stabilité politique intérieure pour de nombreux États. Force est de constater que le conflit ukrainien a mis en avant ce que vous appelez « la fragilité de la sécurité alimentaire », la Russie comme l’Ukraine étant deux importants producteurs et exportateurs de produits agricoles – en particulier de céréales.

Information, énergie et alimentation sont des armes non létales, mais profondément déstabilisatrices et qui peuvent contribuer à une potentielle victoire. Nous nous proposons de mieux les comprendre grâce à vous.

Mme Anne-Claire Legendre, porte-parole, directrice de la communication et de la presse au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Vous avez mentionné la RNS, Monsieur le président. On pourrait aussi citer d’autres interventions du Président de la République, qui a relevé le caractère hybride de la guerre menée aujourd’hui par la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février. Son caractère hybride s’illustre tout particulièrement par une offensive informationnelle. Elle se déploie sur trois axes, qui visent trois publics différents.

La première offensive concerne la population russe et cherche à maintenir le soutien à la guerre menée en Ukraine.

La Russie a mis en place toute une série de dispositifs et de mesures pour enfermer la population russe dans une bulle cognitive, ce qui avait déjà commencé avant le 24 février. Cela passe tout d’abord, dès les premiers jours du conflit, par la pénalisation de la mention d’un certain nombre de termes relatifs à la guerre en Ukraine – on ne doit pas parler de guerre mais d’« opération militaire spéciale ». Les restrictions apportées à la liberté d’informer ont conduit la totalité des médias indépendants à fermer. C’est le cas notamment de Novaïa Gazeta, de Dojd et de Meduza, qui continuent à émettre depuis l’extérieur. Il n’y a plus de média indépendant de nationalité russe opérant en russe en Russie.

Le contrôle porte aussi sur les réseaux sociaux, avec la fermeture de Twitter et des plateformes de Meta. Seul YouTube reste accessible. Les Russes ont certes trouvé un certain nombre de moyens pour contourner ces interdictions – avec un pic d’achats de réseaux privés virtuels (VPN) au début du conflit. Mais nous estimons que seulement 20 % de la population peut accéder à une information libre, et il s’agit sans doute surtout de la jeune génération.

La deuxième offensive informationnelle vise les partenaires occidentaux de l’Ukraine à travers leurs opinions publiques. L’objectif est de diviser le camp occidental et de fragiliser les politiques de soutien à l’Ukraine.

Pour cela, deux grands axes ont été suivis depuis le début de la guerre. Le premier consiste à inverser les responsabilités sur l’origine du conflit, en soulignant celle de l’Otan et de sa supposée provocation. Cette petite musique a malheureusement pris dans une partie de nos opinions publiques. Le deuxième axe est économique. La Russie a beaucoup travaillé depuis mars pour tout d’abord démontrer que les sanctions sont plus nuisibles pour les populations européennes que pour l’économie russe, censée avoir bien résisté. Vient ensuite la question de l’énergie. On voit circuler sur les réseaux sociaux des vidéos qui mettent en scène le fait que l’Europe souffrirait d’un état de rupture énergétique. Elles sont ensuite utilisées dans l’espace informationnel russe pour prouver à la population que sa situation n’est, par comparaison, pas si négative.

La troisième offensive concerne le « Sud global ».

Comme l’a analysé très tôt notre ambassade à Moscou, la Russie a présenté ce conflit comme celui opposant l’Ouest au reste du monde, en utilisant le narratif préexistant d’un supposé impérialisme occidental. Cela a été fait en lien avec la tentative d’inverser les responsabilités – ou du moins de créer des équivalences. Cette démarche a eu un effet sur les positions diplomatiques d’un certain nombre d’États. Nous avons également assisté à un chantage alimentaire et énergétique. Sans doute pour la première fois dans l’histoire des conflits, la propagande s’est également exercée au sujet de la sécurité alimentaire. Il s’agissait de convaincre nos partenaires que les sanctions européennes et américaines étaient à l’origine de la crise actuelle.

Nous avons évidemment développé des stratégies pour faire face à chacune de ces offensives. Sans les décrire toutes, je voudrais au préalable présenter le nouveau dispositif qui a émergé à l’occasion de la guerre en Ukraine.

Afin de faire face aux menaces, une task force pour lutter contre les manipulations avait été créée dès 2020 au sein du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, à la demande de Jean-Yves Le Drian. Il m’avait ensuite donné pour mission de renforcer nos capacités de veille et d’analyse des dynamiques informationnelles il y a de cela un an et demi. Ce mandat confirmé par madame la ministre Catherine Colonna a permis de créer une nouvelle sous-direction au sein de la direction de la communication et de la presse du Quai d’Orsay durant l’été 2022. Elle permet de disposer d’une capacité d’analyse autonome, en lien avec le travail réalisé par les ambassades et par nos partenaires au sein de l’État – dont le commandement de la cyberdéfense et le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), mais aussi avec nos partenaires internationaux.

Sur les trois champs déjà évoqués qu’avons-nous fait ? La bulle cognitive mise en place autour de la population russe est extrêmement efficace et difficile à pénétrer. C’est dans ce domaine que nos résultats sont les plus frustrants. Dès le début de la guerre, nous avons créé un compte Telegram pour envoyer des messages en russe à la population russe et pour contourner le blocage de Twitter, où nous nous exprimions. Le réseau Telegram a pris beaucoup d’ampleur à l’occasion de la guerre informationnelle menée dans le cadre de l’intervention en Ukraine. Nos partenaires ont fait de même, puisque les diplomaties américaine, européenne, britannique et allemande s’y expriment. Malheureusement, l’effet est limité en raison du contrôle exercé sur ce réseau social. À l’instar d’autres partenaires européens, dont les Allemands et les Lettons, nous avons par ailleurs aidé les médias indépendants russes à se réinstaller en Europe et à continuer de diffuser. La télévision Dojd peut ainsi réémettre depuis Paris avec une émission hebdomadaire en russe.

En ce qui concerne le deuxième axe de l’offensive russe, l’enjeu était de maintenir l’unité des partenaires de l’Ukraine. Tel a été le sens de l’effort mené au sein de l’Otan, de l’Union européenne (UE) et du G7 pour contrer la désinformation russe, en prouvant que les sanctions étaient efficaces et que des mesures particulières étaient prises pour en atténuer les effets sur nos économies.

Alors qu’un certain nombre de résolutions a dû être négocié au sein de l’ONU, la propagande russe a pesé sur notre capacité à obtenir des soutiens au sein de l’Assemblée générale des Nations unies. Au début de la crise, 141 États ont voté pour condamner l’agression ; en septembre dernier, ils étaient 143. Le maintien de ce soutien est le résultat d’un travail intense de démarches diplomatiques et l’on voit bien que le discours russe sur la responsabilité du conflit a porté. Il y a une forme d’indifférence envers le conflit en Ukraine, qui ne concernerait directement que les Européens. Une forme d’équivalence s’est installée dans l’esprit de certains, appuyée par l’accusation d’impérialisme occidental véhiculée par la Russie. Il faut prendre en compte de manière urgente les inquiétudes qui s’expriment au sujet des conséquences énergétiques, alimentaires et socio-économiques de la guerre. Dans certains pays, la propagande russe a fait miroiter des accords bilatéraux sur l’alimentation ou les engrais, et cela a payé. Nous devons donc continuer à porter notre effort vers le Sud.

Un dernier mot sur la coopération internationale. Des groupes ont été formalisés au sein de l’Otan pour la communication stratégique. Il en existe aussi dans le cadre du G7. Au sein du service européen pour l’action extérieure (SEAE), Josep Borrell dispose d’un service de communication stratégique très actif, qui a été créé en 2014 après les premières agressions contre l’Ukraine. Les éléments du dispositif sont là. Il reste à le rendre plus opérationnel. Nous partageons beaucoup les analyses des dynamiques informationnelles, mais nous n’avons pas encore trouvé la recette magique qui permettrait de donner un caractère massif à notre communication sur les réseaux sociaux.

Le travail de rétablissement des faits – effectué notamment par les ambassades – doit être relayé par d’autres acteurs pour résister au scepticisme croissant d’une partie du public envers la parole institutionnelle. C’est la raison pour laquelle il est essentiel, tant au niveau national qu’avec nos partenaires internationaux, de continuer à soutenir les médias qui sont les premiers acteurs de la lutte contre les manipulations de l’information et les vecteurs légitimes d’une information fiable, vérifiée et de qualité.

Mme Angélique Palle, chercheur associé à l’IRSEM. Si la question informationnelle est récente, l’utilisation de l’arme énergétique est quant à elle beaucoup plus ancienne. Les résistants français sabotaient déjà des lignes électriques lors de la deuxième guerre mondiale. Mais depuis lors nos sociétés sont devenues de plus en plus dépendantes aux approvisionnements en énergie. En outre, le caractère interconnecté et mondialisé des infrastructures crée des vulnérabilités, avec un risque d’effets en cascade qu’il faut anticiper.

Je vous propose d’aborder en premier lieu les aspects stratégiques, notamment à travers la question gazière, avant de traiter de manière en quelque sorte tactique celle des réseaux électriques.

Lors des dernières décennies, la Russie a suivi une stratégie de contournement de l’Ukraine, par où transitait dans les années 2000 l’immense majorité du gaz destiné à l’UE. Dans une certaine mesure, cela a permis aux Russes d’envisager une stratégie de guerre éclair contre l’Ukraine, Kiev devant tomber en quelques semaines et la relation énergétique avec l’UE se « normaliser » ensuite. D’où la mise en service des gazoducs Yamal en 2006 et Nord Stream 1 en 2012, ainsi que la construction de Nord Stream 2. Dans le sud ont été construits le Blue Stream et le Turkish Stream, tandis que le projet South Stream a échoué.

Du côté européen, la stratégie a consisté à diversifier en partie l’approvisionnement – notamment avec le gaz naturel liquéfié (GNL) importé par bateau – et à intégrer l’architecture énergétique européenne pour disposer de flux Nord-Sud, et non plus seulement de flux Est-Ouest hérités de la dépendance historique à la Russie. Cela devait permettre, d’une part, d’organiser une solidarité entre les États membres et, d’autre part, d’ouvrir l’espace européen au marché mondial du GNL, en plein développement. Mais les ordres de grandeur sont différents et le GNL n’a pas mis fin à la dépendance au gaz russe, en particulier pour les grands États. L’accès au marché du GNL a cependant permis à certains petits États de renégocier significativement à la baisse le prix du gaz fourni par la Russie et à limiter leur dépendance. C’est le cas de la Lituanie, qui a ouvert en 2014 le terminal gazier de Klaipėda, approvisionné notamment par du GNL américain.

La question de la stratégie énergétique après le conflit est désormais posée à l’UE. Il est difficile de faire un tour d’horizon de l’ensemble des possibilités mais il faut souligner qu’en matière gazière, il n’y a pas d’indépendance énergétique. On choisit sa dépendance. Chaque partenariat avec un État soulève des questions stratégiques. Du GNL est disponible en Méditerranée orientale, mais cela suppose de résoudre un certain nombre de questions en suspens avec la Turquie au sujet des eaux territoriales de Chypre. Il y a aussi du GNL en Iran, ce qui implique là encore de résoudre au préalable des questions stratégiques. Quant à l’Afrique du Nord, la Chine y est très présente. L’Azerbaïdjan se situe pour sa part dans la sphère d’influence russe. Enfin, le marché du GNL est mondial et la question du prix se pose. Nous sommes donc face à des compétiteurs stratégiques et à des choix de partenariats stratégiques de long terme.

D’un point de vue plus tactique, l’énergie est très importante dans le conflit en Ukraine, notamment avec la campagne de frappes russes sur le réseau électrique menée depuis deux mois. Cette dernière est inédite par son ampleur : les Russes ont détruit entre 30 et 40 % des capacités de production et de transport électriques ukrainiennes, dont l’état est désormais comparable à celui du réseau français au sortir de la deuxième guerre mondiale. Et pour avoir un ordre de grandeur sur l’ampleur des réparations, il faut se rappeler un événement qui s’est produit en 2013, lorsqu’un inconnu avait tiré à la Kalachnikov sur un poste électrique alimentant la Silicon Valley. Alors qu’il avait mis hors de fonctionnement dix-sept transformateurs, il avait fallu vingt-sept jours et plusieurs dizaines de millions de dollars pour réparer.

L’attaque russe a pour objectif de faire plier l’arrière, de mettre à mal l’industrie – qui contribue à l’effort de guerre – et de produire un brouillard de guerre, en réduisant la capacité de la population à renseigner l’armée ukrainienne dans les zones d’opérations.

Pour l’instant, le réseau ukrainien tient. Les gestionnaires du réseau de transport d’électricité communiquent de façon très efficace avec la population, grâce notamment à Telegram et à Facebook. Ils ont réussi à mettre en place un système de coupures tournantes, ce qui permet d’approvisionner l’ensemble du pays pendant quelques heures de manière à limiter les effets sur la population. Si la campagne de frappes russes continue, on court le risque d’un effondrement total du système électrique ukrainien – avec un redémarrage qui pourrait prendre des semaines, voire des mois.

Quelles leçons peut-on en tirer pour l’Europe ?

Au sein de l’UE, le réseau est très intégré. Cela présente un avantage dans la mesure où, en cas de défaillance de son réseau électrique, un État membre peut bénéficier de l’énergie produite par ses voisins. L’UE a d’ailleurs connecté en urgence une partie de ses réseaux avec celui de l’Ukraine, l’électricité venant de Moldavie et de Pologne pour alimenter les régions frontalières. Mais l’interconnexion des réseaux européens peut aussi faciliter un effet domino. Lors de la dernière grande panne, un accident sur une ligne électrique allemande couplé à des travaux de réparation effectués sur le réseau néerlandais – avec en outre une mauvaise communication entre gestionnaires des réseaux de transport respectifs – a entraîné des coupures pour quinze millions de personnes dans une dizaine de pays. Nous sommes donc vulnérables collectivement dans le cas où l’un des réseaux nationaux connaît une grave déstabilisation.

Deuxième élément important : les réseaux électriques sont le théâtre d’une petite cyberguerre entre États. L’Allemagne a dénoncé les intrusions russes dans son réseau. Les États-Unis également, puis ils ont annoncé avoir réussi à pénétrer le réseau russe. Ces intrusions n’ont pas donné lieu à des attaques, mais on sait que c’est possible. Le réseau électrique ukrainien a fait l’objet d’une cyberattaque attribuée à la Russie au moment de l’invasion de la Crimée. Les réseaux électriques européens sont régulièrement visés par des cyberattaques, qui ne sont pas attribuées à des puissances étatiques. La question de la résilience du réseau est donc posée, mais aussi celle des populations européennes.

C’est la résilience de sa population qui permet à l’Ukraine de tenir. Or lorsque l’on discute avec des personnels du réseau de transport d’électricité français, on se rend compte que celle de la population française a beaucoup diminué. Il y a encore trente ans, les gens ne commençaient à s’inquiéter qu’au bout d’un certain temps, lorsqu’il finissait par ne plus y avoir d’eau courante car les pompes des châteaux d’eau ne fonctionnaient pas. Désormais, ils s’inquiètent dès que leur téléphone mobile s’interrompt. La durée de résilience a été ramenée à une journée, voire une demi-journée. Il faut donc mener une action d’information, comme le font les États qui doivent régulièrement face à des phénomènes météorologiques extrêmes comme des tornades ou des ouragans. La population y est préparée à des coupures électriques et s’est organisée pour pouvoir attendre pendant trois jours la réparation du réseau électrique. Cette culture du risque est importante, car elle donne du temps supplémentaire aux opérateurs pour intervenir sur le réseau.

M. Sébastien Abis, chercheur associé à l’IRIS. La question alimentaire est un très ancien sujet de géopolitique. L’alimentation repose sur le temps long ; elle est aussi un sujet d’actualité universelle et intemporelle. La planète vient de franchir la barre des huit milliards d’habitants, soit deux milliards de plus en vingt ans et deux fois plus qu’il y a cinquante ans. Tous ont besoin de nourriture pour vivre. Cette réalité est tellement évidente qu’on en oublie parfois à quel point elle est stratégique. L’alimentation a toujours été au cœur des enjeux de sécurité d’un pays, de son influence internationale ainsi que de ses stratégies de conquête et d’opposition à d’autres pays. La grande puissance démocratique athénienne souffrait d’une insécurité alimentaire chronique, puisqu’elle ne produisait pour ainsi dire rien à proximité pour nourrir ses trois millions d’habitants. Pour permettre aux citoyens de débattre, il fallait s’approvisionner en blé dans la région du Pont-Euxin, nom antique de la mer Noire.

Il n’y a pas de sécurité alimentaire sans agriculture. Elle reste une activité essentielle, n’en déplaise à ceux qui ont pensé que ce siècle serait celui de l’immatériel et des services. Et il n’y a pas d’agriculture sans agriculteurs. Ce secteur demeure le premier employeur de la planète, avec un milliard et demi de personnes qui en vivent. On peut vouloir réduire la part de l’agriculture dans les activités humaines, mais cela présente un risque en matière d’emploi et de sécurité alimentaire.

Enfin, l’agriculture repose certes sur un certain nombre d’éléments qui relèvent de la géographie, de l’organisation, de la formation et de la recherche. Mais elle ne peut pas être garantie sans la paix et la confiance collective. C’est avant tout cette confiance qui permet aux acteurs de s’inscrire dans la durée pour développer l’agriculture – il s’agit de produire du vivant, et on ne peut pas augmenter les cadences comme dans l’industrie. L’Europe a la chance d’être en paix depuis soixante-dix ans, ce qui lui a permis de redevenir une grande puissance agricole.

J’en viens au contexte de la crise de 2022. Avant même le conflit ukrainien, le marché agricole alimentaire était structurellement tendu. L’offre et la demande étaient extrêmement limitées ces dernières années. Nous produisons assez de nourriture, mais dans un nombre limité de pays. En outre, les inégalités socio-économiques et des facteurs logistiques, géographiques et géopolitiques fracturent le paysage alimentaire mondial. Depuis deux ans, la pandémie de covid a eu un impact immense sur les systèmes agricoles, avec un renchérissement des produits alimentaires dans la plupart des pays – l’inflation alimentaire moyenne était de l’ordre de 30 % en 2021. Tous les pays n’ont pas bénéficié du « quoi qu’il en coûte » alimentaire. En février 2022, à la veille de l’invasion russe, l’indice moyen des prix alimentaires calculé depuis 1990 par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a atteint son pic. Le conflit surgit donc dans un contexte de très forte tension sur les prix, à leur plus haut sommet historique. En outre, cette guerre oppose deux superpuissances agricoles, tant pour la production que pour l’exportation.

Depuis vingt ans, la Russie a misé sur trois domaines pour retrouver des forces économiques et reprendre sa place sur la scène internationale : l’énergie, les armes et les céréales. En 2016, la Russie est redevenue le premier exportateur mondial de blé – elle l’avait toujours été par le passé, hormis la parenthèse soviétique. Elle est le troisième producteur mondial de blé, après la Chine et l’Inde. Depuis le début de ce siècle, elle a exporté 414 millions de tonnes de blé, dont 45 % lors des cinq dernières campagnes de commercialisation, depuis 2017.

La planète blé dépend aujourd’hui d’une dizaine de pays producteurs exportateurs, dont la Russie et l’Ukraine. Depuis vingt ans, ces deux pays ont produit et exporté davantage : la planète trouve le blé supplémentaire qu’elle consomme dans la région de la mer Noire.

Le 24 février, alors que deux géants producteurs et exportateurs de nourriture entraient en conflit ouvert, dans un contexte en outre de prix très élevés et de fragilité structurelle des couvertures alimentaires de nombreux pays du monde, les marchés ont donc surréagi.

L’Ukraine, géant agricole, représente 30 millions d’hectares agricoles – contre 26 millions pour la France. En 2021, elle a réalisé 5 % du commerce mondial agricole et alimentaire. Elle compte sur la scène géoéconomique agricole car elle nourrit le monde : les récoltes recouvrent 110 millions de tonnes de céréales et oléoprotéagineux, dont 80 millions pour l’export.

Le pays réalise 95 % de ses exportations par la mer Noire. Quatrième exportateur mondial de maïs, sa céréale dominante, il a exporté presque autant que le Brésil et l’Argentine ces dernières années, notamment vers l’Union européenne, puisque le maïs ukrainien est exempt d’organismes génétiquement modifiés (OGM).

L’Ukraine représente aussi 50 % des exportations mondiales de tourteau de tournesol, pour nourrir le bétail, ou d’huile de tournesol, principalement utilisé par les ménages de la plupart des pays en développement car elle est la moins chère pour la cuisson.

S’agissant du blé, 20 % de la production ukrainienne est réalisée dans les oblasts de l’Est.

Ainsi, les agriculteurs rivalisent pour savoir si le jaune du drapeau ukrainien symbolise le blé, le maïs ou les fleurs de tournesol.

À partir de 2014, la Russie a répondu par un embargo alimentaire aux sanctions européennes après l’invasion de la Crimée. Il s’agissait de priver les exportateurs des pays occidentaux du marché russe. L’Europe, dont la France, a ainsi perdu un marché et gagné un énorme concurrent, non pour les céréales, mais pour toutes les filières animales, horticoles ou fromagères. Sur le sujet agricole et alimentaire, la Russie a toujours su retourner la situation.

Entre 1995 et 2001, l’Ukraine et la Russie apportaient 15 millions de tonnes de blé sur le marché mondial. Sur les cinq dernières années, elles ont fourni 270 millions de tonnes. Alors qu’elles ne comptaient pas sur ce marché il y a vingt ans, elles sont aujourd’hui indispensables.

La Russie connaît très bien ces chiffres. Je rappelle que le ministre de l’agriculture, Dimitri Patrouchev, n’est autre que le fils de Nikolaï Patrouchev, l’un des plus proches conseillers de Vladimir Poutine.

Les Ukrainiens gardent une hypersensibilité aux questions agricoles alimentaires : au-delà de l’Holodomor, qui a traumatisé le pays il y a quatre-vingt-dix ans et qui est encore largement présent dans les consciences, ce secteur représente 10 à 20 % du PIB selon les régions ; 20 % de l’emploi national ; et 30 à 50 % des exportations totales du pays.

Lorsque, au début du conflit, les forces navales russes ont asphyxié le pays par un blocus en mer Noire et l’ont empêché d’utiliser son principal axe d’exportation de céréales ou d’huile, l’Ukraine a donc été immédiatement fragilisée, et le monde entier a vu le prix de ses produits flamber encore plus.

J’insiste sur la maritimisation de la sécurité alimentaire mondiale parce qu’une partie des flux alimentaires mondiaux sont protégés par des forces navales, y compris en Europe et en France – ils transitent par la mer dans 80 % des transactions mondiales. L’Ukraine est une illustration de cette dépendance maritime.

Troisième point : la dimension internationale du conflit et l’effet cascade. Les marchés ont surréagi et la nervosité était grande alors que le corridor maritime en mer Noire était bloqué puis débloqué par un accord sous l’égide de l’ONU, avec la mobilisation de la diplomatie turque. Depuis le 24 février, cet accord est le seul qui engage les parties prenantes russe et ukrainienne, ce qui symbolise bien l’importance des sujets alimentaires. De plus, la Turquie est le premier acheteur de blé de la Russie.

Le premier effet cascade porte sur le secteur des engrais. De l’énergie, donc du gaz, étant nécessaires pour créer des engrais azotés, la Russie a aussi un pouvoir sur les engrais du monde, comme la Chine, qui a massivement acheté la potasse du Canada en janvier et février 2022. Le phosphate est un autre composant des engrais – le Maroc en est le géant mondial. Sans engrais, le volume de production agricole dans le monde se trouve divisé par deux ou trois.

Un effet de cascade géographique est aussi à l’œuvre, car une partie de l’Afrique, du Maghreb, du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud-Est achète ses céréales soit à la Russie soit à l’Ukraine, soit aux deux pays. La production ukrainienne manquante crée de la nervosité, des tensions et un manque d’accès pour certains États. L’incertitude russe amplifie les risques aux yeux de ces pays. La Russie instrumentalise cette arme de dépendance, en expliquant tout haut, notamment sur les réseaux sociaux, que tous les pays qui sanctionneraient ou critiqueraient la Russie, se verraient privés de ses céréales. Parallèlement, l’Ukraine explique que tous les pays doivent lui permettre de libérer ses productions agricoles pour les marchés mondiaux, parce qu’elle nourrit le monde.

Aujourd’hui, la situation est très tendue. Les prix du blé, du maïs, des matières premières agricoles restent plus élevés qu’en février 2022, malgré un reflux, après les grands pics inflationnistes du printemps. Cela n’est pas fini, puisque la récolte ukrainienne a été divisée par deux. Sa production sera donc moins présente dans la campagne de commercialisation 2022 – 2023. Le conflit n’étant pas terminé, le pays ne retrouvera pas son niveau de production antérieur.

Le manque d’engrais dans le monde fragilise également le volume de production dans de nombreux pays, ce qui pourrait entraîner des années de commercialisation difficiles en 2023 et 2024. Ne perdons pas de vue l’effet cascade temporel de l’agriculture : ce que l’on sème aujourd’hui est récolté à l’été 2023 et commercialisé entre l’été 2023 et l’été 2024. Ce qui se joue aujourd’hui en production a donc des conséquences sur les deux prochaines années sur les marchés mondiaux.

L’effet cascade concerne aussi la diplomatie car toute la planète s’est mobilisée sur le sujet agricole alimentaire. Les organismes internationaux, en particulier, ont pris de nombreuses initiatives. Dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, la France a lancé en premier l’initiative Farm (mission pour la résilience alimentaire et agricole) qui a permis de développer des corridors de solidarité terrestres : par ce biais, un volume plus important de la production ukrainienne a été extrait que par le corridor maritime en mer Noire. Le corridor terrestre est aujourd’hui indispensable, il faut pouvoir le pérenniser.

Dernier point : l’agriculture et l’alimentation, comme tous les sujets géopolitiques, peuvent être utilisées comme arme pour négocier, échanger, contrôler, acheter de la paix sociale, fragiliser ou asservir. L’Europe et la France, ou d’autres pays dans le monde, les utilisent comme des instruments de paix, de coopération et de solidarité. Ce narratif est tout autre, et doit être mis en avant. Nous avons la responsabilité d’exercer une géopolitique positive autour des questions agricoles et alimentaires.

Le club Demeter et le ministère de l’Europe et des affaires étrangères ont organisé un grand forum le 21 octobre 2022 sur cette nouvelle géopolitique de la sécurité alimentaire mondiale. En ouverture, le Président de la République a rappelé le rôle d’équilibre que l’Europe et la France ont à jouer, en axant leur action sur la paix, la solidarité et la coopération, puisque l’alimentation est un sujet universel.

M. le président Thomas Gassilloud. Vos trois interventions rendent son actualité au concept français de « défense globale » des années 1950. Au-delà du retour d’expérience de la guerre en Ukraine, c’est une bonne préparation pour l’avenir puisque, après le volet capacitaire, incarné par la loi de programmation militaire (LPM), nous aurons besoin d’élargir la réflexion pour revivifier ce concept dans notre pays et en Europe.

Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Pierrick Berteloot (RN). Peut-on qualifier la guerre en Ukraine de guerre hybride, en ce sens qu’elle opère sur plusieurs fronts, sous plusieurs formes et dans plusieurs domaines simultanément ? Dans ce conflit, il y a la guerre classique avec un ennemi identifié et des cibles claires ; puis, il y a la désinformation, la menace nucléaire et la pression alimentaire. L’accord sur les céréales ukrainiennes vient d’être reconduit par l’Ukraine et la Russie, après une suspension par cette dernière, à la suite d’une attaque sur le port de Sébastopol. La centrale nucléaire de Zaporijjia est devenue un enjeu stratégique et une menace pour le monde entier.

Ces deux sujets, bombardés de désinformation de part et d’autre par les belligérants, fournissent un enseignement précieux et l’exemple d’une guerre dans une guerre où, en dehors de l’aspect militaire, des enjeux tout aussi importants s’entrechoquent. La centrale nucléaire visée ou non par les Russes ou les Ukrainiens, les champs de blé brûlés ou non par les Russes représentent des enjeux de communication stratégiques, qui font de cette guerre un conflit multiforme où chaque aspect est déterminant.

Enfin, il y a les belligérants eux-mêmes. Pour la Russie, le conflit ukrainien n’est pas une guerre mais une « opération militaire spéciale ». Le rôle de la Biélorussie, les combattants insurgés du Donbass, les divers attentats sur les ponts, le sabotage des pipelines Nord Stream ou l’assassinat de Daria Douguina donnent une forme hybride au conflit et le complexifient terriblement. La multiplication des acteurs et des actions rend sa lecture beaucoup plus floue. Toutes ces actions hostiles paraissent cependant peu efficaces.

Les armes multichamps non conventionnelles qui frappent plusieurs cibles sont-elles efficientes et décisives sur les champs de bataille ?

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Il est surprenant que le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères soit auditionné sur le thème de la lutte informationnelle.

L’influence française est certes du domaine de la diplomatie : un budget de 15,1 millions a été consacré à la relance de notre politique d’influence et, en 2023, 2 millions supplémentaires devraient abonder la feuille de route de l’influence de la diplomatie française, pour des projets d’enseignement supérieur et pour renforcer la projection française en matière d’expertise et de coopération muséales. Dans tout cela, rien ne concerne la défense nationale pour 2023.

Les champs de la lutte d’influence et de la lutte informationnelle semblent bien différents. Madame Legendre, vous vous fondez sur la feuille de route de décembre 2021, élaborée sous M. Le Drian et reprise dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, pour évoquer votre travail dans le champ de la lutte informationnelle. Le budget pour 2023 ne comprend toutefois aucun élément relatif à ce domaine.

Dans quelle mesure et à quel horizon le ministère de l’Europe et des affaires étrangères exercera-t-il un rôle central à l’international en la matière, puisque tel est l’objectif que le président Macron lui a fixé dans son discours de Toulon ?

De quelle manière la diplomatie peut-elle œuvrer à la lutte informationnelle alors qu’en théorie, son champ d’application relève de la représentation et du dialogue en transparence auprès des autres pays ?

Cette tutelle ne risque-t-elle pas de brouiller le message de la diplomatie nationale envers les autres pays, laissant planer un mélange des genres, entre diplomatie et opérations militaires ou souveraines de défense nationale.

Enfin, faut-il voir là un lien avec la suppression du corps diplomatique ?

Mme Nathalie Serre (LR). Madame Legendre, la polémique sur les propos du Président de la République selon lesquels il fallait reconstruire en Russie après le conflit, pour ne pas l’isoler, relève-t-elle de la guerre d’influence ? Comment intervient-on sur ce sujet ?

Madame Palle, vous abordez un sujet d’actualité, la faible résilience de nos concitoyens, en particulier aux coupures électriques. Comment rendre notre pays plus résilient ?

Monsieur Abis, la souveraineté alimentaire que détenait la France il y a encore deux ans a décliné. Dans ces combats géopolitiques, la France ne perd-elle pas quelquefois le contrôle de sa souveraineté du fait du trop grand nombre de normes, réglementations et autres contraintes qu’elle s’impose ? Comment développer à nouveau notre souveraineté alimentaire ?

Mme Sabine Thillaye (Dem). La table ronde montre l’interdépendance des sujets et l’importance de les envisager globalement.

Madame Legendre, avec le règlement relatif à un marché unique des services numériques ou Digital Services Act (DSA), l’Union européenne a fixé des règles pour une dizaine de grandes plateformes et leurs 45 millions d’utilisateurs. Si le législateur ne visait pas principalement la désinformation, dans le contexte de la guerre en Ukraine et des campagnes de désinformation, il a toutefois ajouté un mécanisme de réaction en cas de crise, autorisant la Commission à prendre des mesures proportionnelles et efficaces. Ce mécanisme fonctionne-t-il ?

Madame Palle, reconnaissons-le, l’Union européenne ne dispose pas d’une politique énergétique commune, mais de vingt-sept politiques : être interconnecté ne signifie pas être en réseau. La capacité à réagir en temps réel pose un grave problème. Quels obstacles empêchent qu’un gestionnaire de réseau de transport (GRT) commun ne voie le jour dans l’Union européenne ?

Enfin, la question alimentaire et celle des engrais sont liées à l’énergie : on en a besoin pour faire fonctionner l’agriculture et augmenter la production. On voit que les grands pays producteurs sont aussi ceux qui disposent de l’énergie nécessaire.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Le chef d’état-major des armées Thierry Burkhard avait souligné cet été devant notre commission qu’il faudrait à l’avenir être capable d’agir dans tout le spectre de la conflictualité. Il a insisté en particulier sur la nécessité de repenser les équilibres entre la technologie et la masse, entre l’efficience et l’efficacité dans l’armée française ainsi que sur l’importance de développer des capacités d’influence pour gagner la guerre avant la guerre, en tout cas, avant son déclenchement.

Dans quelle mesure nos armées sont-elles préparées à ces nouvelles formes de guerre hybride, notamment à l’utilisation d’armes multichamps ?

Les domaines informationnel, énergétique et alimentaire témoignent de la dualité de ces enjeux géopolitiques et stratégiques, pour déstabiliser nos économies et nos concitoyens. Comment s’articule l’influence, qui relève plutôt du Quai d’Orsay, et la stratégie de nos armées ?

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). La question de l’hybridation est aussi ancienne que la réflexion stratégique. Le général Lucien Poirier, avec le concept de « stratégie intégrale », ou l’amiral Raoul Castex avec celui de « stratégie politique » avaient pensé ces sujets à leur époque et avec leurs moyens. Réfléchir dans ce format, en décloisonnant, est particulièrement éclairant.

Madame Legendre, vous avez décrit les mécanismes d’influence russe sur la bulle cognitive russe et sur la désinformation en Europe, et la stratégie globale, spécifiquement vers le Sud. Quel doit être le rôle du Quai d’Orsay dans la fonction stratégique d’influence qui se dégage de la nouvelle Revue nationale stratégique ? Jusqu’où les diplomates doivent-ils descendre dans l’arène, à la manière de « loups guerriers », pour reprendre une expression chinoise ? Ne joue-t-on pas là à armes très inégales avec des régimes autoritaires qui s’affranchissent de la vérité, la gauchissent voire la recréent, sous l’angle de la désinformation ? Les démocraties peuvent-elles répondre avec des moyens satisfaisants à de telles campagnes de propagande, puisque vous avez employé le mot, qui semble approprié, de « contre-propagande » ?

Madame Palle, avec des coupures tournantes plutôt bien organisées, le réseau ukrainien fait preuve d’une forte résilience. La culture du risque est ainsi un sujet fondamental pour les sociétés occidentales. Quels sont les risques de black-out dans les semaines et mois qui viennent ? S’ils sont possibles, comment et avec quel scénario se manifesteront-ils ? À quel point l’aide occidentale, à travers les réseaux européens, peut-elle contribuer à se prémunir de cette éventualité ?

Monsieur Abis, comment le corridor terrestre a-t-il été créé ? Quel est son avenir, alors que les voies maritimes sont largement empêchées ? Quelle évolution des cours prévoyez-vous dans les deux à quatre ans qui viennent ? Quelles seront les conséquences pour nos économies occidentales et la France en particulier ?

Que devrions-nous envisager en termes de résilience alimentaire – la réorientation de certaines productions, une vision différente de nos chaînes d’approvisionnement ou un mode de consommation différent pour certains produits ?

M. Benoît Bordat (RE). La question de la souveraineté alimentaire et énergétique n’a jamais été autant au premier plan. Dans mon département, la Côte-d’Or, et la région Bourgogne Franche-Comté, la production de colza et de moutarde a fortement diminué, pour des raisons climatiques mais aussi phytosanitaires. Les ruptures constatées proviennent parfois des comportements des consommateurs : la culture du risque n’étant pas assez forte, ils créent eux-mêmes des ruptures dans la chaîne.

La question de l’eau dans le conflit ukrainien n’est pas souvent évoquée. Malgré une certaine autonomie, la France n’est pas à l’abri de difficultés en matière d’irrigation agricole. Quelles sont la situation des réseaux ukrainiens et leur capacité à tenir, pour assurer la production agricole et alimentaire ? Doit-on aussi craindre une guerre de l’eau ?

M. le président Thomas Gassilloud. L’approvisionnement en eau de la Crimée dépend en effet largement de territoires plus au nord.

Mme Stéphanie Galzy (RN). L’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué des séismes dans les économies européennes mais pas uniquement. Les pénuries, l’inflation massive et la crise monétaire ont par exemple provoqué une révolution au Sri Lanka. En Europe, le Royaume-Uni est entré officiellement en récession ; l’euro s’est effondré face au dollar et est passé pour la première fois sous la parité à la fin du mois de septembre 2022. Le Vieux continent subit une inflation massive, inconnue depuis le choc pétrolier. Les pénuries dans les magasins sont de plus en plus fréquentes. Les commerces et entreprises ne pourront pas encaisser l’augmentation massive des contrats de fourniture d’énergie. Enfin, les menaces de coupures d’électricité cet hiver risquent d’être l’étincelle qui allumera la colère populaire.

La guerre en Ukraine n’est pas la cause de l’effondrement économique mais son accélérateur. Elle démontre notre fragilité, que ce soit dans le domaine énergétique, industriel ou alimentaire. Le conflit ukrainien donne ainsi à notre pays une leçon importante : il faut augmenter sensiblement notre résilience.

De même, un conflit entre la Chine et Taïwan aurait des conséquences inimaginables, tant ces deux pays exportent des matières premières et des produits manufacturés vitaux pour nos économies occidentales.

Dans l’objectif d’améliorer notre résilience en cas de conflit majeur, avons-nous les capacités d’être moins dépendants du marché mondial ? Devons-nous ouvrir ou rouvrir des mines sur le territoire national pour les matières premières ou relancer des prospections d’hydrocarbures dans nos zones économiques exclusives ?

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur Lachaud, je veux revenir sur l’invitation d’une représentante du ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

La défense nationale est interministérielle. C’est d’ailleurs pour cela qu’il existe un secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) ainsi qu’un haut fonctionnaire de la défense et de sécurité dans chacun des principaux ministères, notamment les trois représentés aujourd’hui – ces hauts fonctionnaires, animés par le SGDSN, pourraient d’ailleurs être auditionnés.

L’action informationnelle est également interministérielle, de fait. Mme Legendre a évoqué Viginum et l’action du ministère des armées ; le ministre, le chef d’état-major des armées ou le commandant de la cyberdéfense (Comcyber) abordent régulièrement devant la commission la lutte informative d’influence. Il semblait donc intéressant d’ouvrir le spectre en invitant Mme Legendre.

Mme Anne-Claire Legendre. Monsieur Berteloot, les outils de lutte informationnelle utilisés par nos compétiteurs stratégiques font preuve d’une réelle efficacité. Au Mali, la capacité des Russes à jouer sur le champ informationnel leur a permis de travailler à la déstabilisation politique du pays, confortant certains acteurs et jouant contre les intérêts de la France sur le terrain.

Ces mécanismes ont aussi des effets, notamment sécuritaires, sur nos emprises à l’étranger. Lors du récent coup d’État au Burkina Faso, une manœuvre informationnelle sur les réseaux sociaux a donné lieu à des attaques cinétiques contre nos ambassades et nos emprises diplomatiques. Le sujet doit être pris très au sérieux. C’est pourquoi nous nous mobilisons dans le cadre d’un effort interministériel.

Monsieur Lachaud, il y a en effet différentes actions menées par le Quai d’Orsay et les autres dispositifs de l’État, notamment le ministère des Armées.

Le sujet de l’influence a été ajouté à la Revue stratégique comme un objectif prioritaire pour notre pays. Il fait partie de l’ADN du ministère de l’Europe et des affaires étrangères : la feuille de route de l’influence, publiée en 2021, en présentait un panorama complet, qui passe par les opérateurs, y compris en matière de coopération agricole, les écoles françaises à l’étranger et la coopération culturelle et de développement – le champ est vaste. La Revue stratégique reconnaît le rôle prépondérant et interministériel du ministère de l’Europe et des affaires étrangères dans la conduite de ces politiques à l’international. Comme l’a demandé le Président de la République à Toulon, nous allons travailler à la définition de cette stratégie.

Le ministère des armées s’est doté de la stratégie de lutte informatique d’influence (LII). La diplomatie française n’agit évidemment pas dans le même cadre, puisque nous ne menons pas de lutte informationnelle. En revanche, nous rétablissons les faits et nous nous défendons contre les manipulations, avec pour objectif de répondre aux dynamiques informationnelles qui se déploient dans le champ de la politique étrangère.

Il s’agit de donner à nos autorités une capacité d’analyse autonome – la création de la nouvelle sous-direction au sein de la direction de la communication et de la presse contribue à leur apporter l’éclairage nécessaire. La ministre et le Président de la République ont besoin de cette lecture des dynamiques informationnelles pour disposer d’une vision de l’ensemble du champ politique.

Nous déployons aussi une communication stratégique transparente depuis l’administration centrale et les ambassades. Il n’y a aucun risque de brouillage du message. Le Président de la République a demandé d’être plus présents dans les espaces virtuels. La ministre a relayé ce message lors de la Conférence des ambassadeurs, appelant ces derniers à être présents sur les réseaux sociaux, à s’exprimer, à aller porter la contradiction face à des manipulations de l’information qui toucheraient nos intérêts. Il n’est aucunement question de jouer avec des instruments qui ne seraient pas transparents et que nous ne pourrions pas assumer institutionnellement.

Je ne me prononcerai pas sur la suite de l’exercice budgétaire. L’analyse des dynamiques informationnelles et notre capacité à déployer une communication stratégique plus agressive ont été traitées dans le budget puisque nous avons obtenu des moyens supplémentaires pour la direction de la communication et de la presse, qui ont notamment permis de renforcer les capacités des ambassades. La ministre a annoncé un fonds d’innovation pour la communication des ambassades d’environ 500 000 euros, afin qu’ils puissent disposer de moyens de communication plus innovants sur le terrain.

Quant au lien avec la suppression du corps diplomatique, il me semble difficile à établir.

Madame Serre, les propos du Président de la République ont été, sinon déformés, du moins interprétés de manière extrêmement sélective puisqu’il a dit qu’à ce stade, il convenait d’apporter notre soutien à l’Ukraine pour la défense de son intégrité territoriale et qu’il revenait aux Ukrainiens de déterminer à quelles conditions ils envisageraient d’engager une phase de négociations. Ce n’est pas à nous de le faire à leur place. Nous organisons lundi une conférence pour la résilience et la reconstruction de l’Ukraine en vue de permettre aux Ukrainiens de passer l’hiver malgré les frappes qui visent leurs infrastructures énergétiques.

Le règlement européen relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique (Digital Market Act ou DMA) et le règlement européen relatif à un marché unique des services numériques (Digital Services Act ou DSA) sont, Madame Thillaye, les briques essentielles de l’architecture que nous bâtissons afin de lutter contre les discours de haine et de protéger les données des citoyens européens. C’est un modèle que nous entendons promouvoir à l’international. Cependant, force est de constater que, pour ce qui concerne les plateformes et la régulation de l’internet, le reste du monde reste globalement une jungle. Nous souhaitons engager un dialogue avec les plateformes, tout en exerçant une pression politique sur elles. Les capacités de modération aujourd’hui mobilisées pour lutter contre ces phénomènes sont très insuffisantes. Il convient de davantage lutter contre les contenus haineux, terroristes, discriminatoires et antisémites, ainsi que contre les manipulations.

Nous souhaitons le faire en priorité avec nos partenaires européens, forts de la crédibilité que nous donnent le DMA et le DSA sur la scène internationale. Les récentes annonces d’Elon Musk ne nous rassurent pas ; il est à craindre que le dialogue avec Twitter se complique encore. La réduction des capacités de modération de Meta est elle aussi inquiétante. Quant à TikTok, le rapport de l’ONG NewsGuard souligne qu’après vingt minutes passées à regarder des vidéos de chats, on tombe systématiquement sur des vidéos de propagande russe. Cela signifie que 1 milliard d’utilisateurs, en particulier les plus jeunes, ont été exposés à ce type de contenu par cet intermédiaire. Il faut que nous trouvions le moyen d’en discuter avec les plateformes concernées.

La législation européenne n’est qu’une première étape ; des efforts importants restent à fournir en matière de coordination. Nous allons nous y employer, notamment avec nos partenaires allemands. Ainsi, la communication stratégique du service européen pour l’action extérieure ne couvre pas la totalité du champ international ; il faudrait en particulier mettre l’accent sur l’Afrique.

Nos armées sont-elles préparées à ces nouvelles formes de guerre ? Pour ce qui est du niveau d’équipement, c’est à elles de répondre directement à votre question. Je mettrai pour ma part l’accent sur la bonne articulation de nos actions au niveau interministériel. Au Quai d’Orsay, nous traitons des questions de politique extérieure en général ; le commandement de la cyberdéfense (Comcyber) et l’état-major des armées se concentrent sur les théâtres d’opérations extérieures pour analyser les dynamiques informationnelles. Évidemment, les deux champs se recoupent. Nous nous évertuons, notamment pour tout ce qui concerne l’Afrique, à partager nos analyses et coordonner nos actions en matière de communication stratégique, afin, par exemple, que les questions liées à la réarticulation de l’opération Barkhane s’intègrent dans le cadre de notre communication politique générale. Nous nous coordonnons aussi avec Viginum. Nous avons besoin d’une capacité de veille extrêmement réactive pour pouvoir déceler les signaux faibles de désinformation. Sur le terrain, nos ambassades nous y aident. Nous traitons ensuite ces signaux, évidemment en liaison avec les armées quand cela touche à des questions de défense. Vous avez tous en tête l’affaire de Gossi : c’est la capacité d’anticipation et de travail sur les signaux faibles qui a permis de casser la logique de désinformation. Viginum apporte un échelon supérieur, celui de l’identification, de la caractérisation et de l’exposition de la manœuvre de désinformation. Dans ce nouveau champ, il est important de créer les conditions de la dissuasion informationnelle, qui reposent sur notre capacité à exposer publiquement l’ennemi. C’est un aspect nouveau, et essentiel, de la guerre en Ukraine. Nos partenaires anglo-saxons ont ainsi décidé de déclassifier de nombreux renseignements afin d’anticiper et de casser les manœuvres russes de désinformation en touchant en amont les opinions publiques.

Non, Monsieur Larsonneur, nous ne luttons pas à armes égales avec les régimes autoritaires ; il y a, comme je le soulignais, une asymétrie fondamentale. Le Président de la République a appelé devant la conférence des ambassadeurs à une diplomatie de combat, dans le respect de nos valeurs et du cadre démocratique qui est le nôtre. La ministre a demandé à tous les diplomates de descendre dans l’arène, avec un objectif de 100 % d’ambassadeurs sur les réseaux sociaux pour la prochaine conférence. Nous en sommes à 64 % à ce stade ; nous nous exprimons dans six langues depuis Paris, dans cinquante sur la totalité du réseau et nous comptons 16 millions de followers. Nous disposons donc d’une capacité d’action significative, mais il nous faut l’accroître considérablement face à des adversaires qui, comme la Russie, ont recours à des pratiques, telles que les fermes à trolls ou à des méthodes de viralisation inauthentiques, qui sont contraires à ce que nous défendons. Ce que nous faisons pour notre part, c’est apporter un soutien à l’écosystème médiatique afin de renforcer la résilience démocratique, ce qui est à la fois conforme à nos valeurs et permet de créer un espace où les acteurs du champ de l’information, et au premier chef les journalistes et les osinteurs, pourront contrer les manœuvres de désinformation par la production d’information fiable, vérifiée et de qualité. De ce point de vue, le développement des réseaux sociaux, qui mettent en cause le modèle économique des médias traditionnels, est un énorme défi à relever, tout particulièrement dans des écosystèmes fragiles comme on en trouve en Afrique. Au Mali, en Centrafrique, au Niger, au Burkina Faso, des acteurs inauthentiques ciblent les journalistes indépendants et tous ceux qui font du fact-checking et ils les harcèlent sur les réseaux sociaux, voire dans la vie réelle. Il faut donc protéger ces personnes et accompagner ces pays pour maintenir un écosystème médiatique viable.

Mme Angélique Palle. L’impact des actions hybrides et des armes multichamps est réel. Il l’est d’abord militairement, sur le plan tactique. Les trains logistiques sont par exemple fondamentaux dans la capacité de manœuvre des armées modernes, et ils sont régulièrement visés par les opposants. Les États-Unis perdent en Irak environ 3 000 personnels de logistique pour leur approvisionnement en carburant. Ensuite, tout ce qui touche aux questions énergétiques conditionne la capacité de la population à tenir et à apporter son soutien au pouvoir en place. C’est donc fondamental, et les Russes l’ont bien compris, puisqu’ils ont décidé de frapper le réseau électrique ukrainien.

Pour accroître la résilience de la population française, on peut s’inspirer des pays qui sont confrontés à des événements environnementaux extrêmes ou à des climats particulièrement rudes. En Finlande, par exemple, les gens doivent posséder chez eux une radio à piles, une lampe torche, un peu d’eau et quelques boîtes de conserve. Dans les années 1960, la population française disposait en général de tels équipements ; c’est encore le cas dans les espaces ruraux, en bout de ligne, pour faire face à d’éventuelles coupures électriques. Il serait assez facile de les généraliser sans pour autant créer un sentiment de panique. Si les gens sont capables de s’informer et qu’ils ont les moyens de vivre à peu près correctement chez eux pendant deux ou trois jours, cela laisse le temps de réparer le réseau – alors qu’en une demi-journée, c’est trop court.

Un GRT européen poserait des questions de souveraineté délicates à trancher. En revanche, ce qui existe depuis le dernier grand black-out européen, ce sont des coordinateurs de sécurité régionaux. Celui dont dépend la France s’appelle Coreso. Il n’a pas la main sur le réseau électrique mais il dispose d’une vision globale des différents réseaux interconnectés : il est capable de signaler un problème à un endroit et de suggérer en réponse une action ou une amélioration sur un autre réseau. Cela a considérablement renforcé les coopérations entre les opérateurs de réseaux.

Mme Sabine Thillaye (Dem). Chaque État membre a-t-il un coordinateur de sécurité régional ?

Mme Angélique Palle. Chaque État membre a, à quelques exceptions près, un coordinateur du réseau national et il y a au-dessus une sorte d’instance de surveillance, le coordinateur de sécurité régional, qui s’occupe des grandes interconnexions ou des grandes zones d’interconnexion – par exemple, la France, la Suisse, l’Italie et le sud de l’Allemagne. Il s’agit, non pas d’une approche européenne globale, mais d’une approche macrorégionale ou sous-régionale. Des normes de sécurité européennes ont été édictées par l’ENTSO-E (European Network of Transmission System Operators for Electricity), l’association européenne des gestionnaires de réseau de transport d’électricité, pour gérer les coupures et les redémarrages et mettre en relation les différents gestionnaires de réseaux de transports nationaux. L’architecture existe donc, dans une certaine mesure.

S’agissant de la préparation de nos armées aux luttes hybrides, pour ce qui est des aspects énergétiques, deux choses me semblent importantes : d’une part, la sécurisation des routes d’approvisionnement, qui est du ressort de la marine, d’autre part, le problème de la dépendance au carburant unique, notamment pour les forces de projection. Plusieurs initiatives ont été lancées en cette dernière matière, notamment les éco-camps – les États-Unis ont engagé des programmes similaires, notamment en Californie, où il y a des incendies de grande envergure l’été et où il faut sécuriser l’approvisionnement des bases – et l’hybridation des matériels militaires, notamment pour le Griffon à l’horizon 2025. Cela permettra de s’affranchir de certaines contraintes stratégiques – qui ont d’ailleurs pesé sur la capacité de manœuvre russe durant la première phase de l’invasion.

Il est extrêmement difficile de se prononcer sur la résilience du réseau ukrainien sans disposer de données ni sur lui ni sur les frappes russes. La traduction de la boucle Telegram du gestionnaire de réseau de transport d’électricité ukrainien permet d’avoir un aperçu de la situation globale ; en revanche, on ne connaît pas avec précision les cibles des bombardements. Il est donc difficile d’avoir une vision prospective. Plusieurs scénarios sont possibles. Selon le premier, les Russes n’arrivent pas à détruire le réseau ukrainien parce que l’aide européenne en matériel et pièces de rechange est suffisamment importante et coordonnée avec les besoins ukrainiens. Dans le second, le réseau s’effondre mais on arrive à le redémarrer par îlot, certaines régions ayant accès à l’électricité de manière plus ou moins stable. Enfin, il y a le scénario du black-out total, y compris en matière d’information : du coup, cela limite notre capacité de réaction et les Ukrainiens ont dû mal à tenir.

N’étant pas une spécialiste de l’eau, il m’est difficile de me prononcer sur l’approvisionnement de l’Ukraine en la matière. En revanche, il existe une synergie entre les questions électriques et la question de l’eau, notamment parce qu’on a besoin d’électricité pour faire fonctionner les pompes : si l’on n’a pas de générateurs de secours pour approvisionner les grands réseaux urbains intégrés, cela peut poser un problème.

Devons-nous essayer d’être moins dépendants du marché mondial et relancer la prospection d’hydrocarbures en France et dans l’Union européenne ? Cela impliquerait de démanteler entièrement le système d’échanges internationaux actuel, ce qui irait à contre-courant de la tendance des dernières décennies, qui vise l’intégration des marchés mondiaux. Il existe localement des possibilités. Le problème est de savoir combien cela coûterait pour des opérateurs qui ne sont pas forcément des entreprises publiques et qui n’ont pas intérêt à aller investir dans des espaces où le prix de l’exploitation sera beaucoup plus élevé que celui de l’énergie sur le marché mondial. Il faut donc arbitrer entre la sécurité nationale et la gestion des marchés internationaux. Pour prendre l’exemple du gaz naturel liquéfié, on est passé d’un approvisionnement par gazoduc depuis un pays voisin dans le cadre d’un contrat à long terme à un marché spot international totalement décloisonné où l’on peut décider quinze jours auparavant où ira le tanker qui transporte le gaz. Ce n’est pas du tout la même logique.

M. Sébastien Abis. En Ukraine, des champs agricoles ont été détruits. Des agriculteurs ne peuvent plus travailler ou ont fui le territoire. Le manque de carburant ou de semences n’a pas permis de préparer les nouvelles cultures. Il y a eu des bombardements, des chars ont traversé des champs, des mines ont été placées un peu partout. Comme souvent en cas de conflit, tout le potentiel agricole du pays s’effondre.

La dimension logistique est essentielle : c’est ce qui fonde les performances économiques et une bonne partie de la sécurité collective. C’est vrai pour l’énergie comme sur le plan agricole et alimentaire : quand l’ensemble des modes de transport sont contrariés, quand les équipements de stockage et de transformation, les terminaux portuaires et les bateaux sont dégradés, c’est la sécurité alimentaire du pays qui est en jeu – la population ukrainienne étant la première victime de la situation. Autre conséquence, la production agricole est difficilement exportable sur les marchés nationaux ou internationaux, d’autant que la qualité de la nourriture proposée se détériore. Nous avons tous en tête les pérégrinations du cargo Razoni dans la mer Noire puis en Méditerranée : il n’est jamais arrivé à sa destination parce que sa cargaison de maïs, qui était au fond des cales depuis plusieurs mois, s’était abîmée. La matière première agricole étant vivante, elle se dégrade pendant le transport. La logistique passe aussi par les traitements sanitaires et le soin apporté aux produits pour qu’ils gardent leur qualité. Les acheteurs prennent leur décision en fonction du prix, des caractéristiques des céréales et de la rapidité de livraison, mais aussi de la qualité du produit. Aucune société ne veut prendre de risque sur le plan alimentaire ; ce n’est pas propre à l’Europe. L’Égypte, par exemple, qui est le premier acheteur mondial de blé, a envoyé des inspecteurs sanitaires pour contrôler la qualité des grains en provenance d’Ukraine. L’une des forces de l’Europe et de la France, c’est précisément d’apporter une garantie sanitaire sur les produits agricoles et alimentaires.

La souveraineté, en géopolitique, c’est connaître ses dépendances, les réduire, les gérer, les maîtriser, et en même temps cultiver ses performances avec constance et cohérence. Cela revient à mettre en place des interdépendances choisies. Pour ce qui est de la production alimentaire, les dépendances de la France portent en grande partie sur les engrais et sur l’énergie, ainsi que sur les données numériques. La protection des câbles sous-marins permet ainsi aux agriculteurs de suivre leurs cultures parcelle par parcelle, de les traiter avec précision et d’anticiper toutes sortes de problèmes. Le monde agricole est le secteur économique qui pourvoit le plus de données. Quand nous consommons, nous produisons énormément de données agricoles – d’ailleurs, les géants du numérique américains ou chinois ont mis le turbo depuis cinq ans sur ces questions et les publicités pour le métavers expliquent qu’il permet d’engendrer le jumeau numérique d’une exploitation agricole.

Permet-on aux agriculteurs de produire comme ils seraient capables de le faire ? On a plutôt tendance, depuis vingt à trente ans, à leur demander à la fois de nous nourrir, de renforcer la viabilité de la planète à moyen terme et de produire des aliments plus sains et durables, sans forcément les rémunérer pour ces deux derniers services.

La problématique de la souveraineté alimentaire est étroitement liée au discours tenu sur ce secteur d’activité. On n’a jamais parlé d’agriculture à ma génération : l’an 2000 marquait pour nous le passage au tertiaire ; l’industrie et l’agriculture n’étaient pas des secteurs d’avenir. Il faut donc rendre le secteur attractif, pour qu’on puisse vivre bien du métier, surtout si l’on est un protagoniste du développement durable et que l’on doit répondre à des normes et des règlements plus stricts qu’ailleurs. Cela requiert un minimum de protection – d’où la question de l’introduction de « clauses miroirs » ou l’interdiction, toute récente, des produits issus de la déforestation. Cela signifie aussi que le consommateur européen doit accepter de payer les produits alimentaires à leur valeur réelle. Ces dernières années, les prix des produits européens ont été maintenus à un niveau artificiellement bas alors que leur qualité ne cessait de s’améliorer et la sécurité alimentaire de se renforcer. Il est de notre responsabilité de faire comprendre que la production en grande quantité d’une alimentation de qualité et diversifiée, même en période de confinement, a une valeur et qu’on doit accepter d’en payer le prix, surtout si elle va de pair avec sa décarbonation. Il faut que nous mettions en adéquation nos valeurs avec le prix de ces productions stratégiques.

L’Europe s’est dotée d’un pacte vert et s’arme d’une boussole stratégique. On se remet à parler d’autonomie stratégique, de souveraineté, de production et d’innovation sur notre sol. Le monde agricole, qui a pourtant un grand rôle à jouer en la matière, n’est pas assez intégré dans le narratif géopolitique européen, alors que la politique agricole commune fut le moteur de la construction européenne et reste l’un des piliers de notre sécurité collective et de notre travail en commun – d’ailleurs, nous n’avons pas délocalisé ce secteur d’activité. À l’échelle de la planète, on observe que nombre de pays procèdent à un réarmement non seulement militaire et informationnel, mais aussi agricole et alimentaire. Sur les marchés agricoles, les dynamiques des prix dépendent de moins en moins de facteurs agricoles et de plus en plus des annonces politiques, des rapports de force géopolitiques, des accidents climatiques, des mesures de précaution commerciale ou de protectionnisme. On observe une « désagricolisation » des marchés agricoles. Le dernier samedi d’octobre, lorsque le corridor maritime de la mer Noire a été fermé à la suite de ce qui s’était passé à Sébastopol, on a enregistré un écart de 20 euros sur le prix de la tonne entre le matin et le soir : c’est énorme ! Multipliez par 60 000 et vous aurez une idée de la différence de facturation de la cargaison d’un navire Panamax. Du coup, on fait des stocks au cas où. En matière de logistique alimentaire, on est passé de l’approche just-in-time à l’approche just-in-case. Certains pays « arsenalisent » les flux alimentaires et agricoles mondiaux. C’est la fin du toyotisme alimentaire. La Chine possède aujourd’hui les deux tiers des stocks mondiaux de céréales parce qu’elle veut pouvoir nourrir ses habitants pendant un an – et le reste du monde doit se contenter de deux mois de consommation. La Russie russifie les marchés et politise les flux agricoles et céréaliers mondiaux. Pourtant, nous ne prenons pas assez en considération dans nos analyses la dimension agricole des relations internationales et des grands enjeux géopolitiques contemporains. Il convient d’établir un pont entre géopolitique et agriculture.

Les corridors que l’Europe a mis en place avec l’Ukraine fonctionnent. Ils permettent à l’Ukraine d’exporter des grains par la Roumanie et par la Baltique – ce qui ne va pas sans poser des problèmes de concurrence et de distorsion des prix. Depuis que le commerce agricole avec l’Ukraine a été complètement libéralisé, le poulet ukrainien « galope » vers les marchés européens, alors qu’en France, la filière était déjà en souffrance, notamment pour des raisons sanitaires et réglementaires. La grippe aviaire coûtera à nouveau 1 milliard à l’État français cette année. Il y a un enjeu de cohérence globale entre réglementation, innovation, santé, marché et impératif de solidarité envers l’Ukraine. L’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne pourrait potentiellement renforcer la puissance agricole et alimentaire de l’Europe, à condition de penser l’Europe comme une puissance globale pouvant s’appuyer sur ce secteur pour faire valoir sa différence stratégique sur la scène internationale. Il ne faudrait pas qu’on répète ce qu’on a dit par le passé à certains pays de l’Est et aux pays de l’Europe de l’Ouest, à savoir que l’Europe n’avait plus de rendez-vous agricole et alimentaire avec le reste du monde. Tout dépendra donc de ce qu’on proposera à l’Ukraine, qui ne compte pas se fermer au marché mondial.

L’énergie et l’alimentation ont partie liée avec l’eau. Il y a toujours eu des guerres de l’eau. On observe aujourd’hui des violences hydriques entre usagers. Ce que certains en France appellent des « bassines » sont des réserves d’eau qui assurent la production agricole et nous permettent d’être en sécurité alimentaire. C’est encore une fois le problème du stockage qui se pose. Partout dans le monde il existe des conflits d’usagers et certains pays manquent chroniquement d’eau, ce qui a des répercussions alimentaires. En Iran, c’est une véritable bombe hydrique qui est sur le point d’éclater : le manque d’eau provoque un peu partout des conflits d’usagers. On n’en parle jamais. Au Moyen-Orient, plus généralement, le manque d’eau, de terres et de nourriture fait de la sécurité alimentaire un enjeu géopolitique majeur.

M. le président Thomas Gassilloud. Et ce sont les Israéliens qui sont leaders en matière de désalinisation.

Je vous remercie tous les trois pour vos interventions. Nous suivrons avec intérêt la conférence pour la résilience et la reconstruction de l’Ukraine.

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