Fin 2014, à l’occasion d’une session du conseil supérieur de la fonction militaire, le ministre de la Défense a été vivement interpellé sur sa volonté supposée de promouvoir le personnel civil, au détriment des militaires, au sein du ministère et sur les conséquences qui en résulteraient. Il s’en est fortement défendu notant « une incompréhension et une inquiétude infondée ». Pourtant, les deux derniers livres blancs et différents discours tenus devant les assemblées ou les partenaires sociaux avaient évoqué un objectif de « rééquilibrage personnel militaire – personnel civil (PM-PC) ». C’est cet objectif qui est aujourd’hui désigné par le terme écorchant un peu le français de « civilianisation ».
Le ratio à rejoindre, souvent mis en avant mais jamais clairement affirmé, est de 25% de personnel civil au sein du ministère.
Aborder la problématique de la « civilianisation », c’est-à-dire l’affectation de civils sur des postes précédemment tenus par des militaires, nécessite au préalable de dresser un état des lieux de la situation actuelle.
Le propos de ce court article ne portera que sur le personnel « opérateur » et non sur le haut encadrement du ministère, sujet en lui-même traité par ailleurs.
1. Le « grand remplacement » ne pourra pas se faire avec la population civile actuelle.
En 2017, les effectifs du ministère des Armées se montent à un peu plus de 200 000 militaires pour environ 60 000 civils. Nous en sommes donc à un ratio de 23 % de personnel civil, ratio au final très proche de celui visé, si tant est que 25 % soit bien l’objectif.
Pour l’instant, en attente d’un éventuel infléchissement politique, la cible retenue des effectifs depuis 2015 vise à une légère déflation de ces deux populations pour maintenir la masse salariale à un niveau constant. Cette masse salariale de 11 milliards d’euros correspondant déjà à un tiers du budget du ministère.
Si certaines fonctions, comme le renseignement ou la cyberdéfense, vont voir une augmentation de leur effectif, d’autres devront mathématiquement cotiser par une baisse pour permettre ces montées en puissance.
Ainsi, la baisse des effectifs devrait essentiellement porter sur le soutien et l’administration pris au sens large.
Il convient de noter qu’au sein de la défense le personnel civil exerce essentiellement dans les domaines du soutien commun, de l’administration générale et de la maintenance industrielle.
C’est dans ce contexte qu’une politique de remplacement du militaire par le civil doit être examinée.
L’exercice consistera donc à promouvoir du civil dans des domaines qui doivent voir leur effectif diminuer ! Au début, la professionnalisation des armées s’est traduite en parallèle par des recrutements importants de civils, en remplacement des militaires du contingent. Très rapidement ces recrutements ont été très fortement ralentis et nous nous sommes lancés dans une externalisation partielle d’un certain nombre de fonctions supports comme la maintenance industrielle, l’entretien de l’infrastructure et des espaces verts, l’alimentation, voire le gardiennage.
La conséquence la plus importante est que la population civile dont nous disposions a vieilli et que, si une politique de renouvellement n’est pas conduite, dans dix ans, une partie des soutiens sera sinistrée faute d’effectif suffisant.
L’autre conséquence est que la population la moins qualifiée, recrutée en son temps pour des emplois plutôt manuels, n’est plus en mesure physiquement de les exercer, quand ils existent encore, et est mise en difficulté pour basculer sur des postes de plus en plus spécialisés nécessitant l’emploi de l’outil informatique que beaucoup ignorent.
On retrouve donc sur le « marché de l’emploi » une partie de cette population à l’employabilité réduite.
Pour des raisons bien compréhensibles, la Défense s’est refusée à toute « brutalité » dans la gestion de ce personnel, repoussant dans le temps la gestion des sur ou sous-effectif qui affectent encore aujourd’hui ses organismes.
À titre d’exemple, un ouvrier d’État est lié à un établissement. À la disparition de celui-ci, il est en théorie possible de procéder à son licenciement. À ma connaissance, cela n’a jamais été fait. La conséquence est que l’on retrouve aujourd’hui des ouvriers d’État, relativement âgés, contraints de se reconvertir difficilement, dans des emplois administratifs pour lesquels ils ne possèdent que peu de compétences.
C’est pourquoi, le renouvellement des ouvriers d’État, pour des postes très techniques, complété par le rajeunissement de fonctionnaires, amorcé notamment par la relance du recrutement d’adjoints administratifs, méritent d’être amplifiés.
Autre difficulté, la gestion du personnel civil n’offre pas la même souplesse que celle du personnel militaire. Il est relativement difficile de « forcer » le personnel à la mobilité. Par exemple, un fonctionnaire, dont le poste a été supprimé, doit se voir proposer trois postes, qu’il peut refuser, avant d’être affecté sur un quatrième.
Trouver trois postes peut d’ailleurs s’avérer compliqué car il faut obtenir l’accord d’un employeur. Malheureusement, on constate assez souvent que certains employeurs veulent choisir leurs agents et refusent l’affectation de civils sur des postes vacants, ce qu’ils ne pourraient pas se permettre pour des militaires.
Pour les cadres civils qui exercent un commandement, à l’exemple des quelques chefs de groupement de soutien de base de défense (GSBdD), la situation est aussi inconfortable. Faute d’un déroulement de carrière normé, c’est à eux que revient le soin d’identifier le coup d’après. On peut ainsi se trouver avec un personnel dépassant la durée de 2-3 ans communément admise pour des postes à responsabilité prenants. Tout milite donc pour que le service des ressources humaines civiles de la direction des ressources humaines du ministère des Armées (DRH-MD/SRHC) voie son autorité fonctionnelle renforcée et soit en mesure d’imposer aux agents, comme aux employeurs, des décisions, au même titre que celles prises par les DRH d’armée. Le tout devant s’accompagner d’un nécessaire renouvellement du personnel civil.
En effet, si on en restait là, l’exercice de « civilianisation » reviendrait donc, dans les faits, à remplacer un contractuel militaire, plutôt jeune, au taux de rotation somme toute rapide, par un civil par nature plus sédentaire et plutôt âgé.
2. Comment, où et à quel niveau mener cette « civilianisation » ?
Avec la création des bases de défense au début de la décennie, les armées se sont séparées de leur personnel civil au profit des nouveaux services qui se mettaient en place comme le service d’infrastructure de la défense (SID), le service du commissariat des armées (SCA)…
Ces derniers sont aujourd’hui les héritiers d’une situation où la proportion du civil est très variable entre services, voire au sein d’un même service, en fonction des garnisons.
Le ralliement à un équilibre théorique PM-PC est donc, au niveau local, délicat, voire impossible, à mettre en œuvre dans bien des cas.
Il est aussi contrecarré par la politique actuelle des soutiens qui fait porter les réductions demandées en organisation sur les postes non pourvus en gestion. Ainsi, comment affecter un civil sur un poste de militaire qui a été supprimé du référentiel en organisation ?
C’est pourquoi le DRH-MD a reçu pour mission d’évaluer, sur la base d’une analyse fonctionnelle des emplois susceptibles d’être pourvus par du personnel civil, les marges d’évolution de la répartition actuelle PM-PC dans les fonctions du soutien et d’administration.
Cette analyse fonctionnelle très complexe et couteuse à conduire est, dans les faits, inaccessible. En effet, il faudrait prendre en compte la réalité de chaque garnison et la capacité à y faire rejoindre le personnel civil (c’est plus simple à Bordeaux ou Rennes qu’à Brétigny ou Rambouillet) ainsi que de la « volatilité » opérationnelle du personnel militaire qui y est affecté.
Il faudra donc plutôt mener des évaluations « à la grosse louche », méthode qui n’est pas inconnue au sein du ministère.
L’objectif retenu par le DRH-MD est lui très clair. Il s’agit de répondre en termes d’effectif à la question : combien de civils sont-ils nécessaires au maintien des fonctions socle en garnison quand les militaires sont partis ? Concrètement, si les cuisiniers militaires sont en mission, de combien de civils dois-je disposer pour faire tourner le mess ?
À la fin de l’année 2015, le contrôle général des armées (CGA) a adopté une autre approche au sein d’une étude globalement pertinente sur la place du personnel civil au sein de la défense et ses modalités de gestion. Cette étude s’est attachée à dresser un état des lieux de la répartition civil-militaire au sein de la défense, puis à définir le périmètre et le volume d’emplois imposant le militaire, enfin à proposer les modalités de la civilianisation des postes militaires. Cette étude identifie la proportion de militaires se consacrant au soutien à environ 30 000 personnels. Plus discutable et c’est là que se situe son biais, faute d’une analyse opérationnelle disponible, les rapporteurs ont recensé, sur la seule année scolaire 2014-2015, les indemnités liées à l’opérationnel reçues par ce personnel. 15 000 d’entre eux n’ont rien perçu, seuls 10 % ayant eu plus de 60 jours d’activités. La conclusion en a vite été tirée, il est donc possible de « civilianiser » 15 000 postes.
La finalité du militaire est donc paradoxalement occultée. En effet ; c’est ne pas tenir compte de l’imprévisibilité de l’engagement, y compris sur le territoire national, qui voit aujourd’hui les GSBdD de la région parisienne renforcés par du personnel militaire provenant d’autres GSBdD métropolitains pour le soutien des militaires engagés dans l’opération Sentinelle. De plus, le dimensionnement du personnel militaire au sein des soutiens ne doit être examiné qu’au travers des conditions d’engagement maximum requis par la politique de défense. À titre d’exemple, nous n’avons pas besoin du même nombre de cuisiniers militaires en cas d’engagement de 30 000 hommes, en entrée en premier, sur un théâtre de guerre, qu’en situation stabilisée sur un théâtre où l’économat des armées peut assurer la restauration dans des conditions proches de celle de la métropole.
Seule une analyse fonctionnelle de ce type serait pertinente pour déterminer le vrai socle de militaires nécessaires à ces fonctions. Cette analyse mériterait aussi d’être pondérée par l’obligation morale que nous avons à réorienter un certain nombre de nos soldats qui, pour des raisons diverses, ne peuvent plus, sans avoir démérité, exercer au sein des forces de contact. C’est d’ailleurs ce qu’a mis en avant le rapport.
Comme aux yeux du CGA, l’objectif de remplacement de 15 000 militaires du soutien, soit 50 % de l’effectif, sera délicat à atteindre, les rapporteurs proposent une échéance à dix ans, atteignable sous condition de prise en compte de leurs recommandations, dont beaucoup mériteraient réellement d’être mises en œuvre, mais c’est un autre sujet.
Les partenaires sociaux, qui par essence militent pour le personnel civil, en ont déduit que ce remplacement à mener de manière volontariste devrait concerner 1 500 postes par an.
3. Où en est-on aujourd’hui ?
Si les gestionnaires de la ressource humaine s’inscrivent dans le temps long, le politique demande lui des réponses rapides.
Le ministre des Armées a donc exigé une feuille de route de la part des employeurs et de la DRH-MD. C’est pourquoi, cette civilianisation a débuté sa mise en œuvre dès 2017.
L’objectif reste toutefois modeste puisqu’il porte sur 305 postes. Il s’agira de remplacer 40 officiers, 145 sous-officiers et 120 militaires du rang. C’est le SCA qui est le service le plus concerné à hauteur de 253 postes, l’armée de Terre ne « civilianisant » en regard que 7 postes.
Début juin 2017, 266 agents aptes à tenir ces postes à l’été avaient été identifiés. D’où venaient-ils ? Finalement, plutôt que la mobilité interne, qui n’a fourni que 21% des effectifs, c’est par le biais des emplois réservés, au travers des fameux articles L 4139-2 et 3 que l’on a trouvé 39 % de volontaires. Faute de ressource interne, il a aussi fallu faire appel à du personnel provenant d’autres ministères pour 16 % et en recruter 21 % au travers d’un contrat annuel. On peut donc souligner que l’on a principalement « civilianisé » avec de l’ancien militaire !
Au-delà de cette manœuvre que l’on peut qualifier de très modeste, quelle sera la suite ?
C’est à la nouvelle équipe gouvernementale d’en donner l’impulsion. D’après les syndicats, le nouveau conseiller social du ministre aurait indiqué que « le rééquilibrage militaires/civils entamé suite au rapport du CGA relatif au rôle et à la place des personnels civils dans le soutien sera poursuivi et augmenté progressivement ».
Plutôt qu’une « civilianisation » un peu dogmatique, la priorité devrait être donnée à une modernisation de la gestion du personnel civil où on doit plus privilégier le mérite et l’efficacité que l’ancienneté et où, comme pour les militaires, l’on doit construire des parcours professionnels pour l’encadrement.
Vis-à-vis du militaire, il convient de prendre en compte, du fait de cette « civilianisation », le risque de rupture entre le soutien et les forces. Plus particulièrement, il faut agir contre le sentiment d’isolement des militaires servant au sein des bases de défense qui voient leur effectif diminuer et leur perspective de carrière se fermer.
Le remplacement, par des commissaires, des officiers des armes, « vieux soldats » à qui on « offrait » un temps de commandement avant leur départ de l’institution, avait déjà été très mal vécu.
Un remplacement brutal, même à un niveau très modeste, des cadres militaires par des civils, sans accompagnement, est susceptible de fragiliser le moral des militaires servant dans les organismes de soutien. Le point clé pour faire accepter positivement ces changements de portage est d’en passer par une explication préalable aux concernés.
L’impératif est bien de préserver la solidarité actuelle entre les différentes composantes civile et militaire du ministère, gage de l’efficacité de l’outil de soutien.
En conclusion, même s’il convient de rester prudent, la « civilianisation » portant pour l’instant sur une partie très réduite des fonctions socle, il ne convient donc pas de s’en alarmer réellement. L’arrivée de quelques cadres « injectés » dans d’autres fonctions support, comme le pilotage pourrait s’avérer positive en termes de savoir-faire. Il faut simplement rester vigilant à toute manœuvre qui irait fortement au-delà des mesures actuelles.
Général de division (2S) Xavier BAYLION
Texte tiré du dossier n°20 : place des militaires au sein du ministère des Armées