lundi 4 novembre 2024

MATÉRIEL : Civilisation et soutien du paléolitique à 1715

Toute grande civilisation a toujours eu pour caractéristique essentielle de tendre vers une unité interne la plus forte possible. Cette dernière s’appuie à la fois sur des données fondamentales telles que la religion, l’obsession de la grandeur, la volonté de domination ; la foi en ses seules forces vives culturelles, morales, techniques, spirituelles et sur les moyens de pratiquer ces valeurs, à l’intérieur comme à l’extérieur, grâce à l’administration et à l’armée.

Au fil des âges le fait militaire, composante et reflet de la société, subit parallèlement à cette dernière, de profondes et constantes évolutions.

Le soutien, c’est-à-dire le cheminement suivi, de l’approvisionnement à la réparation, pour assurer l’état optimum d’un matériel, reflète lui aussi les mœurs du temps.

Pendant des siècles, l’acte guerrier en tant que tel requérant seul l’attention, le soutien est passé sous silence. En outre, il se confond souvent avec la fabrication. Il faut attendre le XVIe siècle et la mise en place d’une armée qui par son organisation, préfigure l’armée moderne, pour que cet effort de rationalisation rejaillisse sur les corps chargés de l’entretien des matériels.

La civilisation néolithique, c’est-à-dire de la « pierre nouvelle », voit l’apparition du savoir-faire. Si le matériau de base reste toujours la pierre, l’Homme a appris à distinguer des composantes plus dures et à polir la matière de base. L’invention des outils est à la fois cause et effet de l’évolution du comportement. L’Homme devient sédentaire : il défriche, se livre à la culture, et construit des huttes. Puis des groupes organisés se forment, préfiguration des sociétés à venir qui travailleront et se défendront ensemble.

Enfin, par longues étapes successives, l’Homme apprend à utiliser les métaux existant à l’état naturel, le cuivre et l’or, à les retrouver ensuite dans certains minerais et à les isoler pour obtenir le premier alliage (cuivre et étain) qui donnera le bronze. Le fer, la roue, la domestication du cheval apparaîtront plus tard.

L’ancêtre de tout perfectionnement mécanique est bien cette roue, moyen des premiers transports, principe fondamental (cycle, cercle) de toute évolution.

L’Homme guerrier de la préhistoire, homme libre, élaborait lui-même ses armes. Mais avec l’apparition d’un embryon de société, dès les premières civilisations antiques, il n’en est plus de même en raison de la spécialisation des métiers (forgerons, tanneurs, etc.) et de la domination de l’Homme sur l’Homme poussée à son paroxysme — l’esclavage.

Cette tendance va s’accentuer dans les civilisations égyptienne, mésopotamienne et achéménide où, objet du mépris du guerrier, le fabricant d’armes sera esclave ou, au mieux, fera partie du plus humble des prolétariats urbains.

La civilisation égyptienne

Constituée dans la seconde moitié du IVe millénaire av. J.-C. elle se déroule sur 3 500 ans. Tout comme la civilisation chinoise, ses fondements paraissent assis sur la poursuite d’un âge d’or, songe fabuleux, dont la religion, particulièrement puissante, se fait l’écho. Cet âge d’or appartenant au passé, toutes les forces vives de ces nations vont s’appliquer à le faire revivre en pénétrant toujours plus au fond des traditions, en les élevant jusqu’au plus haut degré de perfection et de rigueur et, par là-même, en rejetant tout progrès, toute velléité d’évolution qui irait à leur encontre. C’est le temps des civilisations hiératiques, figées, tournées vers la contemplation d’elles-mêmes, riches de leur vie intérieure, les yeux au fond de l’âme.

Dès les temps les plus reculés, le roi est Dieu — croyance profondément ancrée au cœur des hommes et non simple imagerie pour asseoir la puissance d’un homme. Sa fonction essentielle, outre la religion, se rapporte à la guerre, même si les Égyptiens se livrent à l’éloge fréquent de la paix.

Les accessoires indispensables et inséparables de l’unité sont l’administration et l’armée dont la force réside dans l’élaboration de règles communes, de voies larges ouvertes au lieu de chemins sinueux.

L’organisation administrative est la seule possibilité d’exploitation rationnelle d’un pays démesurément allongé.

L’armée doit décourager l’ennemi extérieur et briser les ferments de rébellions internes. Toutefois, en temps de paix, n’existent ni revues, ni inspections, ni manœuvres. L’administration militaire est négligée et la profession de soldat ne jouit pas d’une bonne réputation (du moins sous l’Ancien Empire). Aussi emploie-t-on des mercenaires, avec les dangers de troubles et de séditions que cela comporte.

Sur le plan intérieur, le rejet d’une armée permanente par la population provient à cette époque de l’influence conjointe d’une centralisation étatique très poussée, autour d’un chef unique, avec l’administration comme principal agent de transmission et d’exécution, et de l’état d’esprit très particulier d’un peuple extraordinairement docile qui non seulement recherche l’ordre, l’autorité et ressent le besoin d’un encadrement poussé mais encore risque de connaître un véritable désarroi général si la centralisation vient à se relâcher.

Les aspirations profondes de ses sujets permettent au pharaon de pousser à leur terme les tendances unificatrices, en luttant à la fois contre l’aspiration des grands à l’autorité individuelle et celle des collectivités locales très isolées à l’autonomie.

La scission entre le soldat et le peuple va s’atténuer peu à peu, la récompense du mercenaire consistant en l’attribution d’un lot de terre transmissible à l’héritier mâle qui devient obligatoirement un soldat. Ainsi se réalise l’interaction soldat-peuple et peuple-soldat. Le nombre de soldats étrangers diminue alors, et la pratique de la conscription s’estompe. L’armée tend de plus en plus à devenir permanente, aux mains de professionnels et, sous le Nouvel Empire, à partir de 1 500 av. J.-C. se crée une véritable aristocratie militaire.

Cette armée, permanente ou non, est d’abord dotée sous le Moyen-Empire (2 000 à 1 500 av. J.-C.) d’infanterie lourde et d’infanterie légère. L’armement et l’équipement à base de bois ou de cuir n’évolueront vers l’utilisation systématique du fer qu’avec le Nouvel Empire. Il faut ajouter qu’à partir de cette époque la « charrerie » prendra une importance considérable. Des arsenaux fourniront les équipements. La misère des ouvriers, esclaves ou sous-prolétaires urbains, deviendra terrible. Le forgeron sera toujours « à la gueule du four » et empestera plus « que les œufs de poisson ».

La civilisation mésopotamienne : Sumer et Assur

Le génie mésopotamien, surtout empirique, comme en témoignent le code d’Hammourabi à Babylone et la bibliothèque d’Assurbanipal à Ninive, découlerait de la conception d’une réflexion profonde divine qui ne laisserait de place qu’à des traducteurs, les plus précis et les plus minutieux possibles.

Ainsi l’armée assyrienne des VIIIe et VIIe siècles av. J.-C. dans laquelle le service militaire et l’entraînement sont obligatoires, est surtout remarquable par la différenciation des unités et de leurs équipements selon les missions qui leur sont assignées : chars de guerre, cavalerie lourde, infanterie divisée en corps d’archers et de piquiers, sapeurs.

Il faut ajouter que des artisans habiles pratiquant l’alliage et la soudure, isolent à l’état pur cinq métaux : or, argent, cuivre, étain et plomb. Mais l’armement est semblable à celui que possédaient les Égyptiens du Nouvel Empire.

Ici apparaît le premier « soutien » vraiment organisé, toujours conséquence de ce génie empirique qui interdit les idées révolutionnaires et fulgurantes mais pousse le parti qui peut être tiré de l’existant à sa plus haute expression. À l’inverse des Égyptiens dont la conquête est généralement interne (vers les sources du Nil), les Sumériens et Assyriens sont des peuples conquérants dans toute l’acception du terme. Pour ne pas être dépendante des pays traversés, l’armée assyrienne possède un train d’équipages avec chameaux et ânes, chargé de la ravitailler en nourriture et en matériel.

Mais Assur et Ninive tombent sous les flèches des Mèdes.

La civilisation de la Perse achéménide

«  Moi, Xerxès, grand roi, Roi des rois, roi des pays aux nombreuses races, roi de cette terre grande au loin, fils de Darius le roi, achéménide, perse, fils d’un Perse, aryen, de race aryenne. »

En 546 ou 545 av. J.-C. le roi perse Cyrus s’empare de Sardes. Peuple d’origine indo-européenne, installé au cours du IIe millénaire av. J.-C. dans la partie occidentale du plateau de l’Iran, les Aryens, dirigés par les Mèdes et alliés aux Babyloniens, détruisent Ninive et reçoivent la Haute- Mésopotamie après le partage de l’empire assyrien. Et, de peuple allié, il devient peuple dominateur.

Les Perses fondent une civilisation composite (550 à 331 av. J.-C.), où la tolérance pour les idées et les religions des peuples conquis va jusqu’à la participation. L’assimilation autour du noyau pur y est trop imparfaite pour permettre l’existence d’un sentiment national.

De force, ce cosmopolitisme devient faiblesse et ferment actif de décomposition de société et de décadence. Traduction dans les faits de cet état d’esprit, l’armée pourrait être grande par la possibilité de réunir des effectifs nombreux, mais les combattants vont à la bataille sous la menace du fouet ou de la mort immédiate, les soldats ne comprennent pas la langue de leurs chefs, enfin l’armement disparate ne laisse aucune possibilité d’un soutien efficace.

Que peuvent les Iraniens, noyau pur, cavaliers formidables et les 10 000 « Immortels », ces fantassins de la garde, au milieu de cet état en décomposition, contre les hordes déferlantes d’Alexandre ? 

Alexandre

Dans ses conquêtes, Alexandre (356-323 av. J.-C.) tend toujours à réaliser une unité humaine, soubassement d’une unité morale : son génie lui fait entreprendre la réalisation de la plus gigantesque communauté entrevue.

Héritier d’une armée puissante, conçue par Philippe II, son père, il doit en partie ses succès foudroyants à l’essor remarquable de la technique militaire : emploi de la cavalerie, des machines, des éléphants, entraînement imposé aux hommes. Pour la première fois au monde sont créés des parcs de machines : tours roulantes, béliers, catapultes qui lancent des projectiles de pierre ou de plomb plus ou moins lourds selon qu’elles sont utilisées en campagne (catapultes légères) ou lors de sièges (catapultes lourdes). Ces services techniques sont sous les ordres du grand maître, l’ingénieur Diadès.

Sparte

Sparte, à un degré moindre, de par son importance plus restreinte que l’Egypte et la Chine, réunit cette même vénération des traditions, cette immutabilité, ce hiératisme où le corps et l’esprit sont également figés. Repliée sur elle-même, fermée au monde extérieur, ancrée dans ses concepts de grandeur, d’élitisme, de société arrivée au plus haut degré de perfection à travers les « égaux » et l’art militaire, Sparte restera une énigme, un bloc d’airain qui, portant en son sein toutes les grandeurs, mais atteint par les faiblesses du monde extérieur en évolution, sera démantelé et précipité dans sa chute.

Rome et son empire

A l’instar de celui d’Alexandre, le génie de Rome est un génie d’assimilation. Polybe écrit : « Plus que n’importe quel autre peuple, les Romains savent modifier leurs coutumes et en prendre les meilleures. »

Cela se retrouve à travers l’armement. L’artisan romain apprend à imiter le bouclier oblong et bombé des Gaulois, le pilum fait d’un fer effilé sur une tige de bois des Samnites, le glaive court des Ibères (tout ceci pour l’infanterie), la lance aux deux pointes métalliques, la cuirasse et le solide bouclier équipant la cavalerie et emprunté aux Grecs, enfin les machines de guerre copiées des Grecs et des Carthaginois. Mais le sens de l’organisation et l’esprit pratique des Romains leur permet d’adopter des solutions astucieuses, comme celle des « corbeaux », grands grappins formant passerelle qui permettent l’immobilisation du navire ennemi et la transposition sur mer de ce qu’ils connaissent le mieux : le combat d’infanterie. Faut-il ajouter que les premiers navires de guerre ont été imités ?

D’Hannibal et des guerres puniques, ils apprennent l’usage des machines de guerre, d’abord à leurs dépens, puis maîtrisent et même dépassent en compétence les inventeurs macédoniens. Les principales machines de jet sont alors la catapulte et le scorpion qui lancent de gros traits, la baliste qui projette des pierres ainsi que l’onagre. La catapulte et le scorpion permettent le tir tendu, les autres machines, le tir courbe.

Le soutien de ces matériels, très nombreux à la fin de l’empire (une baliste par centurie, montée sur des affûts roulants tirés par des mules et un onagre par cohorte sur des charriots tirés par des bœufs) est probable­ment confié à la « chambrée » (onze soldats) qui sert chaque baliste ou bien au soldat lui-même, puisque chaque légionnaire, en plus de ses armes et de ses rations journalières, porte pieux et outils. Une telle prévoyance pour l’élaboration du camp ne peut que se retrouver au niveau de la répa­ration du matériel. Il faut ajouter que la questure distribue matériel et fournitures.

Sous la Rome républicaine qui voit au siècle av. J.-C. la création de la légion, l’armée représente l’alliance intime de l’armée de métier et de la milice de citoyens. Le service militaire est obligatoire, l’équipement à la charge du soldat, ce qui réserve l’infanterie lourde et la cavalerie aux plus riches, les principales charges militaires pesant sur la classe moyenne des paysans propriétaires qui fournit le gros des légionnaires. L’armée connaît la pratique du licenciement en hiver.

Pour lutter contre les abus des riches refusant la conscription, Marius (en 107 av. J.-C.) renonce à désigner d’autorité les recrues et accepte tous les citoyens riches ou pauvres qui désirent s’engager. Après la phase d’utilisation de plus en plus massive des étrangers parmi les auxiliaires et l’extension du droit de cité à tous les Italiens, l’édit de Caracalla (en 212) étend le droit de cité à tous les hommes libres et efface toute distinction juridique à l’intérieur de l’empire et par conséquent de l’armée.

Sous César, l’armée n’est constituée que pour les campagnes. Mais à partir du Ier siècle, pendant le Haut-Empire, elle devient permanente. Grande dévoreuse d’hommes, elle entraîne l’extension du recrutement à partir du IIIe siècle.

Une des formes les plus originales de ce soutien permanent inscrit dans le métier de chaque soldat est assurément la formidable infrastructure, cause et conséquence des limes.

Contrairement à la République, l’Empire œuvre non seulement pour l’unité morale, mais également pour l’unité économique et sociale. Cette détermination trouve comme moyens de nivellement social l’administration d’une part, l’armée à travers le recrutement de plus en plus démocratique de ses chefs et ses implantations d’autre part.

Les limes sont aux confins de l’empire, l’ultime barrière contre les assauts répétés des barbares. Protection du monde romain que ce soit en Bretagne, le « mur d’Hadrien » de la Tyne au Solway Firth, doublé plus au nord par le « mur d’Antonin » du Firth of Forth à la Clyde, ou entre Rhin et Danube, le limes de Germanie, constamment perfectionné depuis l’époque des Flaviens jusqu’à la mort d’Antonin, couvrant les Champs décumates (plus de 500 km) en amont de Bonn, se détachant du Rhin et rejoignant le Danube en amont de Ratisbonne (Regensburg), le limes est constitué de remparts de bois ou de pierre ponctués de fortins; le tout est complété par un réseau très ramifié de routes reliant tous ces postes entre eux et avec les camps principaux des légions dans l’arrière-pays. Le soldat y est sédentaire, chargé surtout d’une fonction de guet. Il cultive son champ et doit subvenir à tous ses besoins. Sa vocation de terrassier y est poussée au plus haut degré, mais le contact permanent avec la population, certes facteur de romanisation, affaiblit son esprit militaire. Cet ouvrier se sait assuré, grâce à l’excellence des communications, de percevoir dans les camps reculés les approvisionnements nécessaires à l’entretien de ses matériels.

De manière à la fois paradoxale et très compréhensible, les civilisations les plus guerrières sont celles qui ont laissé le moins de renseignements sur le soutien ; de manière paradoxale puisque appelés à naître, vivre et mourir par l’art de la guerre; de manière compréhensible, puisque d’une part la fabrication et le soutien de l’arme, défensive ou offensive, sont réservés aux couches les plus basses de la société (esclaves, sous-prolétariat urbain) et que, d’autre part, seul l’exploit guerrier en tant que tel se révèle, pour elles, digne d’intérêt.

Le Moyen-Age

Après la chute de l’Empire romain, la décomposition de la société, le chaos provoqué par les invasions barbares ne déboucheront que quelques siècles plus tard sur un embryon de société organisée : la société féodale. Aux XIe et XIIe siècles, celle-ci est caractérisée par le contraste entre la médiocrité effective du souverain et la haute mission qu’il doit remplir. Le pouvoir réel est détenu par les grands féodaux grâce à « l’hommage ». À l’origine le fief étant octroyé avec pour contrepartie l’hommage, puis l’hommage découlant de la possession du fief, ce dernier devient héréditaire. Les grands féodaux vont asseoir leur puissance sur une organisation guerrière, la chevalerie, qui tout en prétendant répondre à l’idéal édicté par les conciles de Charroux et du Puy (en 989 et 990) et qui se résume à un devoir de protection des biens de l’église et des petites gens sans défense, va en réalité accentuer plus profondément la différence sociale entre le guerrier et le rustre. Une poussée démographique permettra l’extension de la chevalerie continentale.

La technique du combat et le soutien découlent de ces conceptions de caste où prime le combat au corps à corps et par là-même, l’armement individuel. Durant cette période les armures sont de véritables œuvres d’art et le forgeron, grâce au progrès du travail du fer, devient l’auxiliaire indispensable et disputé du seigneur. Le renforcement et le luxe de l’armure évoluent de façon parallèle à l’accroissement des revenus seigneuriaux ; l’usage des projectiles est abandonné aux piétons, la cavalerie ayant le rôle dominant. Les valets d’armes de l’époque peuvent d’ailleurs être presque assimilés aux responsables actuels de l’entretien.

Cette conception individualiste de l’art militaire évoluera aux XIVe et XVe siècles, temps de troubles et de mutation. Cette évolution sera liée à l’accroissement de la puissance de feu, à l’importance plus grande dévolue à l’infanterie, à la tolérance, à la coopération des « armes », enfin à la pratique de manœuvres sur le terrain.

Depuis le XIIIe siècle, l’Occident sait raffiner le salpêtre et le mélanger au soufre et au charbon de bois. L’invention de l’affût, au XVe siècle permet l’augmentation du nombre et du volume des bouches à feu. Toutefois, cette évolution est compromise par les problèmes du coût de cette arme nouvelle et de l’exploitation minière.

Au début du XVe siècle il faut être « maître » pour devenir artilleur, car le métier d’artilleur consiste à construire le matériel, le canonnier se bornant à l’utiliser. Ainsi apparaît une spécialisation au sein de l’armée qui va de pair avec la volonté d’entretenir un personnel permanent. Auparavant les maîtres du soutien étaient réquisitionnés suivant les besoins parmi les artisans civils et la soldatesque se trouvait uniquement là pour les protéger.

Vers l’époque moderne

A mesure que le pouvoir royal prend de l’ascendant sur les nobles, l’organisation des armes se fait plus précise. En 1536, onze magasins d’artillerie existent, à raison d’un par province du royaume. Il faut ajouter aux « officiers ordinaires » servant l’artillerie, des canonniers, charpentiers, charrons, forgeurs, déchargeurs, tonneliers et tentiers. Des pionniers sont chargés de la garde et du transport des munitions, poudres et boulets. D’autres sont affectés au service autour des pièces. Quelques chiffres donnent une idée de l’importance des moyens mis en œuvre : 30 pionniers pour chaque canon ; 24 pour une grande couleuvrine, 12 pour une bâtarde, 6 pour une moyenne, 4 à chaque pièce pour faucon et fauconneau. En outre les attelages comportent 23 chevaux pour un canon, 17 pour une couleuvrine, 13 pour une bâtarde, 9 pour une moyenne, 4 à 6 pour les faucons et fauconneaux. Un capitaine de chevaux a la responsabilité de 200 chevaux. Enfin, la composition d’un équipage ordinaire d’armée est la suivante : un équipage ou parc de siège et de campagne (30 bouches à feu répondant à une armée de 30 000 hommes et comprenant 10 canons, 4 grandes couleuvrines, 8 bâtardes et 8 moyennes, sans compter les faucons, fauconneaux et arquebuses à croc), est commandé par un lieutenant d’artillerie délégué du grand maître et 4 commissaires ordinaires ayant sous leurs ordres, outre les officiers comptables et de justice, 94 canonniers, 6 charpentiers, 4 charrons, 4 forgerons, 4 déchargeurs et 1 500 pionniers. Le train se compose d’un capitaine de charroi, de 4 conducteurs ordinaires de charroi, de 7 capitaines de chevaux, de 325 charretiers et de 1 300 chevaux menant, outre les affûts, 200 chariots et charrettes.

A la fin du XVe siècle, l’armée de Charles VIII combine d’une part les hommes munis d’armes de jet qui préparent les attaques de loin, les hommes bien protégés, équipés d’armes de mains chargés d’enfoncer l’ennemi ou de briser l’attaque par la formation du hérisson, les hommes légèrement armés aptes aux mouvements rapides et d’autre part, les gendarmes des compagnies d’ordonnance bardés de fer, portant la grosse lance avec leurs coutiliers et leurs archers, la grosse infanterie armée pour plus de la moitié des hommes avec de longues piques ou des hallebardes, pour un dixième avec une arquebuse à croc, enfin les arbalétriers à cheval et à pied. L’artillerie compte à cette période 140 bouches à feu à tourillons, en bronze, se chargeant par la gueule.

L’exemple des guerres d’Italie va influencer profondément les progrès de l’armement et les conceptions de l’art militaire ; la fameuse balance, glaive-bouclier se retrouve ici : les boulets ébranlent les murs, aussi entoure-t-on ceux-ci de monticules de terre qui amortissent les chocs.

En 1515, Marignan est la première grande bataille des temps modernes. L’artillerie emporte certes la décision, mais grâce à une étroite coopération avec la cavalerie et l’infanterie.

Le XVIe siècle se caractérise par une amélioration constante de l’armement, telle l’invention vers 1525 de l’arquebuse à rouet : l’étincelle provoquée par le choc du silex sur la roue élimine la mèche que l’on allumait auparavant. Cette arme, d’abord adoptée par les cavaliers, provoquera la mort de l’arc et de l’arbalète.

Au cours de la même période, la notion d’armée nationale commence à l’emporter sur celle d’armée de mercenaires.

L’objectif militaire se traduit par « la stratégie des accessoires » : par une guerre de siège on s’empare des forteresses, « portes » des royaumes et non des centres vitaux. En effet, d’une part le but n’étant pas la destruction de l’ennemi, d’autre part les problèmes de ravitaillement rendant plus que nécessaire la vie sur le pays, l’envahisseur se doit de ne pas pratiquer la politique de la terre brûlée. C’est ainsi que pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648) les soldats vivent sur le pays.

Le XVIIe siècle connaît des réformes profondes tant au plan des conceptions stratégiques que pour l’organisation pratique du soutien.

La stratégie des accessoires s’est poursuivie faute de mobilité suffisante des armées ; il faut une journée pour ranger 30 000 hommes en ordre de bataille.

Gustave II Adolphe de Suède.

Sur ce point, l’influence de Gustave-Adolphe de Suède est décisive. Il allège le mousquet, répand l’usage du mousquet à rouet (ce qui lui permet de multiplier par trois ou quatre sa cadence de tir), il fragmente son infanterie en petits corps indépendants, donc manœuvriers, le feu devenant de plus en plus efficace contre la cavalerie ; il porte le nombre des mousquetaires au double de celui des piquiers, emploie la gargousse pour activer le tir de l’artillerie, augmente le nombre de canons, munit l’infanterie de petites pièces de 4 poussées à bras. Son infanterie deux fois plus nombreuse prépare l’attaque de sa cavalerie qui demeure l’arme de décision.

L’esprit de ces réformes (accroissement de la rapidité et de la puissance de feu, allègement des armes, fractionnement pour une meilleure mobilité) est adopté par Turenne et Condé. On peut détruire l’ennemi et penser à une guerre de mouvement, toutes les armes travaillant pour la cavalerie. Rocroy, Lens en 1643 et 1648 en sont des exemples éclatants.

Bataille de Rocroi. Crédit : Augusto Ferrer Dalmau

Richelieu, puis Mazarin, ainsi que les secrétaires d’État à la guerre Sublet de Noyers et Le Tellier mettent un terme aux carences de l’approvisionnement grâce à un système de contrôleurs des guerres chargés de veiller au paiement de la solde, d’assurer le ravitaillement, de juger les délits commis par les soldats, d’obliger les munitionnaires à la constitution de dépôts et à des livraisons de bonne qualité.

Cette stratégie de la guerre de mouvement atteint son apogée entre 1660 et 1680. Les armées connaissent alors le maximum d’efficacité sur le plan puissance de feu : emploi grandissant du fusil (pièce d’acier contre laquelle vient frapper le silex), utilisation des grenades à main pour battre les angles morts, organisation de troupes spéciales de bombardiers et de canonniers, adoption du tir par ricochet du boulet sur le sol ou vers un obstacle, ce qui sème le désordre dans les rangs et permet d’atteindre un objectif dissimulé. Elles développent également leur mobilité par la création des « dragons », infanterie montée très mobile. Louvois organise des convois de charrettes et de fardiers, des magasins près des frontières, des réserves de fourrage, de façon à avoir la possibilité d’entrer le premier en bataille. Au même moment, Vauban se consacre à l’attaque des places; il perfectionne le système des tranchées parallèles aux fortifications ennemies pour abriter des batteries et la pratique des brèches, des sapes en zig-zag pour la progression. Au point de vue défensif, il enterre les murs dans des fossés profonds et croise les feux des bastions.

Mais après 1680, les armées deviennent plus importantes et par conséquent moins manœuvrières et moins efficaces. L’infanterie et le combat sur ligne ont de nouveau la primauté. C’est la fin (provisoire) de la guerre de mouvement.

De l’anarchie individualiste du Moyen-Age et de la chevalerie, l’art militaire évoluera donc vers une organisation de plus en plus poussée, étroit corollaire de la centralisation monarchique. L’armée permanente et nationale succédant à l’armée de mercenaires entraînera une militarisation des spécialistes du soutien et une évolution vers une conception véritable de l’approvisionnement de l’armée en campagne.

Issue de l’infanterie, l’artillerie sera longtemps une arme délaissée et méprisée. Puis, des avantages matériels, un accroissement de l’importance de son rôle attireront vers elle de grands seigneurs. Au sein de l’artillerie, les compagnies d’ouvriers connaîtront et souffriront des mêmes préjugés, jusqu’au jour où, comme pour l’artillerie, l’aspect de haute technicité du service les haussera au niveau d’une arme à part entière.

Lieutenant Anne-Marie MANS

Source du texte : Revue Historique des Armées, numéro spécial sur « Le matériel » (1980)

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