vendredi 11 octobre 2024

Crise ukrainienne, les mécanismes de la guerre informationnelle

À la guerre, il est important de connaître le terrain et d’en occuper les point-clefs et positions dominantes. C’est pareil pour les guerres de l’information. Dans la crise majeure qui oppose les démocraties à la Russie, l’enjeu ne limite pas aux côtes stratégiques de la mer d’Azov, au voies de ravitaillement en eau de la Crimée où au contrôle des oblasts de Kherson et Mykolaïv. Il s’étend aux espaces cognitif et psychologiques qui sont au nombre de trois.

Le premier est celui de la rationalité. Sensible à la logique et à la cohérence des informations reçues, il est susceptible d’évoluer sous l’impulsion de la raison critique. Sa part dans l’élaboration du jugement est souvent proportionnelle au degré d’éducation. C’est l’espace le plus favorable aux démocraties. Les opérations de propagande ont à l’inverse tout intérêt à l’éviter ; elles peuvent aussi le contourner en misant sur ses aspects les moins nobles : la raison appliquée à l’intérêt personnel.

L’espace rationnel est susceptible d’être perturbé par la tromperie, les fake news. Mais la désinformation discrédite celui qui y recoure car, dans une société de l’information, les vérifications et démentis arrivent vite. Une réputation de fiabilité est bien plus précieuse que le bénéfice éphémère d’une intoxication.

D’autre part, la multiplication des fausses nouvelles peut créer un brouillard cognitif en vertu de la loi de Brandolini qui veut que l’énergie déployée à contrer une fausse information soit largement supérieure à celle nécessaire à sa création. L’impossibilité de vérifier toutes les sources et la multiplication des informations contradictoires favorisent le doute le relativisme. C’est le but visé par les Russes qui connaissent la faiblesse de leur argumentaire, qui se réduit à l’antique raison du plus fort. Ils cherchent à perturber un espace narratif qu’ils ne peuvent pas contrôler en répandant l’idée selon laquelle tout le monde ment et qu’il n’est pas possible de connaître la vérité.

L’alternative au mensonge délibéré est la mésinformation qui consiste à utiliser une information vraie et vérifiable mais partielle ou sortie de son contexte. Moscou amplifie ainsi très largement la voix des quelques non-russes qui soutiennent son point de vue afin de donner l’illusion d’un vaste soutien populaire même à l’extérieur de ses frontières.

Le second espace est celui des croyances. Profondément ancrées dans l’inconscient, elles forment les pivots cognitifs à partir desquels sont interprétés les évènements. Les croyances englobent ce qui se trouve de plus élevé en l’homme, son identité et ses valeurs morales. Malheureusement, elles prennent souvent la forme d’une adhésion totale à des préjugés irrationnels. À cette aune, toute réalité devient un « signe » qui nourrit la croyance. L’absence même de signe est une preuve : « on » cache la vérité… C’est évidemment la porte ouverte aux diverses formes de complotisme.

En guerre de l’information, il est à peu près aussi absurde de heurter une croyance de front que de charger un bunker en terrain découvert. Les individus comme les groupes recherchent le confort psychologique, c’est-à-dire une narration qui conforte leurs croyances. Lorsque Vladimir Poutine déclare que ses chars écrasent l’Ukraine sous leurs chenilles pour lutter contre le nazisme, il pousse les nations de l’OTAN à s’interroger sur sa santé mentale mais il réveille la conscience pavlovienne russe en mobilisant tous les souvenirs et les croyances liées à la Grande Guerre Patriotique.

À l’extérieur, les Russes ne s’attaquent pas au principe de la démocratie, ce qui ne ferait que fédérer les opinions publiques européennes contre eux. Ils se contentent de cibler les franges de la société marginalisées pour des raisons idéologiques ou économiques. Convaincues que leurs élites les trahissent et confisquent la démocratie à leur profit, elles sont structurellement réceptives à toute remise en cause d’un ordre dont elles s’estiment perdantes. L’image de Poutine, forgée par les équipes russes de guerre de l’information à leur intention, constitue un exutoire à leurs frustrations qu’aucune donnée objective ne peut entamer. Le but de Moscou n’est pas de convaincre la majorité mais d’entretenir une minorité perturbatrice pour fragiliser la volonté de résistance de ses adversaires.

La guerre de l’information se déroule également dans l’espace émotionnel. Sympathie, indignation, peur, colère etc. entraînent des réactions spontanées mais sans continuité. La foule qui idolâtre un homme ou une cause peut les vouer le lendemain aux gémonies. L’émotion se prête tout particulièrement aux instrumentalisations dans une société de l’image et de l’immédiateté. Pour les inscrire dans la durée, il faut provoquer une saturation d’émotions concordantes telle que l’individu finisse par en simplifier le retraitement en les intégrant dans une croyance.

L’espace émotionnel est le plus disputé parce qu’il constitue un remarquable égalisateur de puissance du fait même de sa fluidité et de son instabilité. Initialement, les Russes ont ainsi construit leur opération de guerre informationnelle sur la peur. En communiquant sur le rapport de force écrasant en leur faveur et sur le fait que leurs opposants ukrainiens (des « nazis corrompus ») seraient punis, ils pensaient provoquer un sentiment de terreur qui aurait mis fin à toute résistance organisée et contraint les pays de l’OTAN à entériner le fait accompli.

Seulement le président Zelensky a trouvé une autre corde sensible, celle de la fierté. L’image d’un David en treillis contre le Goliath russe a littéralement renversé le rapport de force moral. Piégés par leur narratif initial, les Russes se laissent entraîner dans une fuite en avant, comme la menace nucléaire, qui ne fait que cristalliser l’opposition. Leur plan informationnel se retourne même contre eux : ils ont inspiré suffisamment de peur pour fédérer les oppositions et pas assez pour les faire taire.

On remarquera pour conclure qu’il est facile et porteur à court terme de jouer de la censure et d’exacerber les réactions liées aux croyances et aux émotions plutôt que d’investir les espaces rationnels. La tentation peut être donc forte pour les démocraties de se laisser entraîner sur cette pente. La Cancel Culture a déjà fortement ébranlé la démocratie américaine. En justifiant jusqu’à la censure au nom de certaines croyances, elle très fortement entamé la faculté américaine à intervenir efficacement dans la sphère rationnelle.

Les pays de l’Union Européenne eux-mêmes ne sont malheureusement pas à l’abri de ce type de dérives. Si elle est compréhensible, la suspension des outils d’influence russes Spoutnik et Russia Today est aussi un terrible aveu de faiblesse : les démocraties n’ont pas su contrer et déconstruire le narratif de ces organes. Leur interdiction permet aux Russes de relativiser contre toute évidence la chape de plomb informationnelle qu’ils font peser sur leur propre pays en accusant les Européens de faire pareil. Ce discours rencontre un certain écho.

Pire encore, on a vu un concert de Tchaïkovski annulé à Zagreb pour protester contre l’invasion russe de l’Ukraine ! Etendre la haine d’une action particulière à un pays tout entier et à sa culture est un moyen peu honorable mais facile de mobiliser les masses, certes. Mais c’est aussi donner du crédit au discours paranoïaque des autorités russes, qui se prétendent menacées par des pays irrémédiablement hostiles.

La manière dont on mène la guerre de l’information est aussi un reflet de ce que l’on est profondément. En tout état de cause, elle durera plus longtemps que les opérations militaires. Tâchons de la gagner sans y perdre notre âme !

Raphaël CHAUVANCY
Raphaël CHAUVANCY
Raphaël CHAUVANCY est officier supérieur des Troupes de marine. Il est en charge du module "d’intelligence stratégique" de l'École de Guerre Économique (EGE) à Paris. Chercheur associé au CR 451, consacré à la guerre de l’information, et à la chaire Réseaux & innovations de l’université de Versailles – Saint-Quentin, il concentre ses travaux sur les problématiques stratégiques et les nouvelles conflictualités. Il est notamment l'auteur de "Former des cadres pour la guerre économique", "Quand la France était la première puissance du monde" et, dernièrement, "Les nouveaux visages de la guerre" (prix de la Plume et l’Epée). Il s’exprime ici en tant que chercheur et à titre personnel. Il a rejoint l'équipe de THEATRUM BELLI en avril 2021.
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1 COMMENTAIRE

  1. Merci pour votre analyse et notamment vos quatre derniers paragraphes qui, délaissant la dictature occidentale de l’émotion, ouvre des perspectives à plus long terme sur que pourrait être une rupture civilisationnelle grave.
    La censure sur l’information des médias russes décidée par l’UE est une énorme erreur car elle démontre un réflexe de pensée unique qui nie la liberté de s’informer, de critiquer et de juger. La méfiance ainsi démontrée vis à vis du citoyen lambda de la part d’une bureaucratie élitiste bruxelloise ne vaut pas mieux que les oukases moscovites et chinois sur la liberté d’opinion. Certes il manque le plus grave ,à savoir les arrestations, les exclusions et les fichages. Mais la tendance est là et votre rapprochement avec le mouvement cancel ,et j’ajouterai le wokisme, est éclairant. En garantissant à ces idéologies largement minoritaires une publicité grandissante on annihile toute opposition populaire vite qualifiée du terme de populisme et des adjectifs rétrograde et réactionnaire.
    Oui nous risquons fort de perdre notre âme et nous avons déjà perdu notre réputation humaniste en dehors de notre sphère occidentalo-européenne. Grand nombre de pays non occidentaux sont restés sur une prudente réserve(abstention ou non participation ) lors d’un vote essentiel à l’ONU sur le conflit en Ukraine. En effet deux poids deux mesures: censure de l’info et dénigrement du rationnel lors d’un conflit européen et recours suprématiste aux droits de l’homme dés le moindre dérapage hors du champ européen et anglo-saxon.
    Certes ce ne sera qu’une caricature provocante mais que connait le Citoyen du Monde de l’Ukraine? Le blé certes mais aussi ce mouvement parti de Kiev appelé Femen. Il est difficile de croire que leurs actions provocatrices largement relayées ces dernières années(bien plus que le conflit du Donbass) trouvent beaucoup d’adhésion et de sympathie complice dans des sociétés non occidentales qui ont aussi une âme.

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