J’avais cité cet ouvrage d’Yvan Stefanovitch la semaine dernière. Je l’ai lu cette semaine (330 pages) mais au fur et à la mesure de la lecture, la présentation de cette investigation n’a suscité que des interrogations sur les buts recherchés par un tel ouvrage.
Que peut retirer le lecteur de ce type d’investigation réalisé finalement par un « inconnu » de la défense ? La liste des personnes rencontrées ou en référence laisse cependant bien supposer que l’aide extérieure à cet ouvrage a été importante. Les références apportées tout au long de la lecture montrent aussi l’apport important des rapports ou d’avis parlementaires sur la défense. Il apporte donc un éclairage sur quelque trente ans de budgets de la défense et donc sur les sommes importantes consacrées à cette action régalienne.
Le débat parlementaire du 30 octobre dernier (PLF dans le texte ci-après) sur la partie « défense » du projet de loi de finances (non votée par l’opposition, l’UDI, les Verts, les communistes et le front de gauche) sera utile pour illustrer ce rapide survol de l’ouvrage, notamment à travers les présentations synthétiques des divers rapporteurs.
L’ouvrage est divisé en trois parties : « la gabegie institutionnalisée », « de la puissance militaire utile » et « du made in France ». Les titres sont au rendez-vous pour interpeller le lecteur. Ce qui surprend est cet état particulièrement négatif notamment sur les grands programmes d’armement. Les problèmes sont connus et ressassés depuis des années et les propositions exposées en un chapitre au milieu de l’ouvrage manquent de crédibilité… opérationnelle.
Outre les remarques assassines, le manque de recul de l’auteur et son manque de connaissances bien souvent son manque d’objectivité, nuisent à l’ouvrage qui mérite pourtant d’être lu, au moins pour balayer devant sa porte si cela était nécessaire ou pour corriger ce qui semble inexact (Cf. www.opex360.com du 3 octobre 2013). Je ne reviendrai que sur quelques points.
Le débat sur les effectifs mal pyramidés
Le débat sur le nombre d’officiers généraux notamment en deuxième section (ce qui laisse supposer qu’il y en a une troisième) et sur leur coût supposé (Cf. l’IFRAp du 29 novembre 2012) est toujours un sujet accrocheur : « Il y a aurait aussi des privilégiés dans l’armée ».
Sur leur coût réel, ils perçoivent une solde de réserve (traduire par la « pension de retraite », ce n’est pas une solde supplémentaire). Elle est considérée comme un revenu d’activité et donne droit à un abattement de 10% pour frais professionnels jusqu’à 67 ans. En outre, ils gardent le bénéfice de réductions tarifaires militaires pour leurs déplacements en train. Le coût s’avère donc négligeable.
En revanche, une réforme pourrait donc être engagée pour éviter des incompréhensions. Un rapport de la cour des comptes rappelait en 2012 que les forces armées françaises comprenaient 303 généraux et amiraux en 2012 sur les 538. Il est vrai que, par exemple l’armée de terre, n’a qu’une quinzaine de brigades pour 173 généraux (2013), que l’armée de l’air n’a pas plus de division aérienne pour 71 généraux (2011) et que la marine n’a pas autant d’escadres que souhaitées pour ses 56 amiraux (2011). Il est vrai aussi que, pour l’opinion publique, l’Armée c’est l’armée de terre et que parler de brigade est plus parlant.
Il est temps cependant que le conservatisme intérieur aux armées laisse la place à quelques innovations. La notion de général de brigade (armée de terre ou aérienne), de général d’une division terrestre ou aérienne n’a plus de sens et amène les critiques ignorantes. Etre général ou (officier supérieur) signifie la reconnaissance de responsabilités qui ne limitent pas au seul commandement d’unités. Il faudrait donc s’aligner totalement sur les armées de l’OTAN. Ayons donc des brigadiers-généraux, des major généraux, des lieutenants-généraux au moins dans l’armée de terre.
Le débat sur l’armée mexicaine.
Tout comme l’ouvrage, le débat du 30 octobre 2013 sur le PLF souligne un surencadrement des forces armées…. Le taux d’encadrement « officier » ne devra pas dépasser 16 % à l’horizon 2019. Problème, si je reprends l’annuaire statistique de la défense paru en mai 2013 sur les chiffres 2012, les forces armées terre, mer et air ont un taux d’encadrement respectif de 13,29%, 12,41% et 15,17%. Certes, la délégation générale pour l’armement a un taux d’encadrement de 94,59% dont 111 généraux de l’armement… pour 2015 militaires. Les autres services ont un taux d’encadrement (dont service de santé) de 21,41%. La complexité du problème est réelle.
Lors de son audition le 16 octobre par la commission de la défense nationale, le général CEMAT donnait en outre quelques éléments éclairants. « En l’espace de dix ans, l’armée de terre a diminué son recrutement direct d’officiers de 38 %. Elle est passée de trente-neuf nouveaux généraux par an à vingt et un. Entre 2008 et 2013, le nombre d’officiers a diminué de l’ordre de 5 %, tandis que celui du personnel civil de catégorie A a augmenté d’environ 25 % ». (NB 5820 en 2012).
Il faut noter cependant lors du débat sur la PLF la demande de rapporteurs de ménager les encadrements de la DGA ou de la marine en raison de micropopulations de spécialistes ou au titre de l’expertise. En bref, qui reste-t-il hormis l’armée de terre pour repyramider ?
Yvan Stefanovitch critique l’incapacité aussi à projeter des forces en grand nombre. Sans négliger les lacunes capacitaires, il serait bon de rappeler qu’une projection de forces correspond à une limite budgétaire au nombre de soldats projetés. La question n’est pas le nombre possible à projeter, pas plus hier qu’aujourd’hui ou demain, mais le nombre d’hommes (ou type de force) significatif politiquement, militairement et financièrement acceptable. Le pouvoir politique seul décide du nombre d’hommes qu’il enverra. Les armées construisent la force à projeter en fonction.
Haro sur l’industrie française d’armement
Le sentiment de cet ouvrage est la mainmise de l’industrie d’armement mais cela est connu. Notons néanmoins que son soutien est redevenu un objectif politique et économique fort. Ce manque de discernement de l’auteur agace donc alors qu’il « oublie » les réformes successives subies (A se demander si réformer les armées n’est pas la seule réforme possible en France pour un nouveau président de la République). Une armée qui se réforme diminue les effectifs et donc les équipements nécessaires.
Cela ne peut qu’entraîner la gabegie sur des programmes qui courent sur plus de dix ans, conduisant à des équipements retardés dans leurs livraisons, devant être mis à jour pour tenir compte des évolutions technologiques dans la période des livraisons non effectuées, du maintien de matériels obsolètes au coût de maintenance de plus en plus élevé, du cout de plus en plus élevé des équipements en raison de la baisse de leur nombre initialement prévu. Ne parlons pas des infrastructures nécessaires pour un matériel nouveau prévues pour un nombre devenu incertain dans le temps.
Repenser une dissuasion moins couteuse
Avis que je partage. Une information intéressante sans doute à vérifier est donnée dans l’ouvrage d’Y. Stefanovitch. Des SNLE en service de 9 à 30 ans sont retirés du service bien précocement tout comme les missiles nucléaires, alors qu’un SLNE américain peut rester en service entre 40 et 50 ans. Le SNLE « le Terrible » qui vient d’entrer en service a quand même un coût de 4,5 milliards d’euros. C’est aussi le paradoxe constaté avec les équipements hors d’âge des forces conventionnelles qui servent parfois pendant quarante ans.
Je renvoie aussi à la position des Verts lors du débat parlementaire sur le PLF qui proposait l’abandon de la composante nucléaire aérienne (260 millions d’euros) alors que l’ouvrage d’Yvan Stefanovitch montrerait une forte difficulté à remplir une mission de ce type aujourd’hui.
Grandeur, misère de la pensée stratégique… et liberté d’expression
Sans doute impressionné par quelques officiers mais pas par tous, Yvan Stefanovitch (il n’a pas dû lire beaucoup) constate l’absence de pensée stratégique pour quatre raisons : la guerre d’Algérie, l’imposition de la force de frappe aux armées par le général de Gaulle, l’affaiblissement par les politiques de l‘influence des généraux et des officiers supérieurs au rôle « exclusivement technique » (mais n’en ont-ils pas été en partie responsables ?), la limitation de la liberté de parole des généraux depuis le général de Gaulle.
Sur la liberté d’expression qui permet le débat stratégique, je citerai les propos du député Christophe Guilloteau (UMP) lors du débat du PLF. Il réagissait à la proposition de Denis Baupin (EELV) de supprimer la composante aérienne de la dissuasion nucléaire. Celui-ci s’appuyait sur des généraux soutenant cette idée. Je constate que les « vieux réflexes » sont toujours vivaces. Le député Guilloteau a déclaré notamment : « Vous faites référence à certains militaires (…) mais s’ils avaient été de bons militaires, cela se saurait. Je rappelle que ceux dont vous faites mention ont vu leur carrière stoppée, et c’est une très bonne chose. » A méditer.
Sur le débat stratégique, heureusement tous les députés ne sont pas fermés au débat y compris avec des militaires. M. François Cornut-Gentille, bien attaqué dans l’ouvrage d’Yvan Stefanovitch, a souligné lors du vote du PLF que « le montant de la dépense n’est pas en soi un indicateur de son efficacité » mais que la doctrine donne le sens de l’engagement budgétaire. Il semble bien que depuis longtemps, et malgré 31 milliards par an, c’est le budget qui conditionne l’ambition politique concernant l’emploi des forces armées. La réflexion inverse ne se produit pas et d’ailleurs j’ai constaté qu’elle n’était pas acceptée.
François Cornut-Gentille propose donc la création, au sein de l’institution militaire de cellules de réflexion favorisant l’expression libre par exemple sur l’évolution de ce Livre blanc, considéré alors comme un cadre « et non une bible définitive ». Ce serait effectivement un projet intéressant mais je sens que cela va déranger.
Pour conclure
Cet ouvrage aborde bien d’autres sujets aussi évoqués à travers les débats parlementaires actuels : BDD, Balard, Louvois (NB : le ministre de la défense n’a pas répondu aux questions lors du PLF sur les suites données concernant les responsables), externalisation, refonte très politique de la carte militaire et conséquences coûteuses des réorganisations successives, bilan trompeur des ressources exceptionnelles attendues des ventes immobilières militaires, « montée en puissance des technocrates et militaires spécialistes des questions financières au ministère de la défense » sont au rendez-vous dans cet ouvrage. En cette période de tensions en Bretagne, je soulignerai aussi l’existence d’un chapitre sur le lobby breton. Peut-être d’ailleurs l’objectif de cet ouvrage critique ?
Quant au débat sur le PLF, en même temps première année de la LPM, que j’ai associé à cette lecture, il me semble bien compléter l’ouvrage d’Yvan Stefanovitch. Il faut le lire en parallèle. Je conclurai par les propos du ministre de la défense : « En 2019, lorsque nous atteindrons le terme de la loi de programmation militaire, l’armée française sera la première armée d’Europe, y compris en termes d’effectifs ». Cela est fort possible pour deux raisons. Les autres Etats auront tellement affaibli leur défense nationale qu’ils ne pourront prétendre à une crédibilité militaire quelconque. La France s’engage effectivement dans le maintien d’une force militaire crédible, sans évoquer cependant une « puissance militaire complète » à travers la nouvelle LPM. Combien de LPM ont cependant été respectées à ce jour ?