La victoire française de Denain, le 24 juillet 1712, marque la fin de la terrible Guerre de Succession d’Espagne et sauve la France d’une terrible défaite qui aurait effacé les bénéfices territoriaux du règne de Louis XIV.
A la Toussaint 1700, Charles II, roi d’Espagne s’éteint sans héritier. Les seuls prétendants à sa couronne sont les petits-fils de Louis XIV et l’archiduc Charles, lui-même héritier potentiel de la couronne impériale. Dans un premier temps, le monarque espagnol avait choisi l’option autrichienne, avec l’accord espagnol. Mais au cours de la dernière année de son règne, Charles II, sous la pression du parti français à la cour et sur le conseil de S.S. le pape Innocent XII, modifie son testament en faveur de Philippe d’Anjou, à condition qu’il renonce à ses droits sur la couronne de France, ce qui est néanmoins contraire à la loi salique.
Louis XIV ne peut pas reculer devant cette nouvelle proposition espagnole et au cours de la séance du Conseil du 9 novembre, il accepte les nouvelles conditions testamentaires du souverain espagnol, en dépit des accords passés au début de l’année avec l’Angleterre qui prévoyaient que la France laisserait l’archiduc Charles accéder au trône quoiqu’il arrive.
Un tel changement de politique est considéré de facto comme un casus belli à la fois par les Impériaux et mais les Anglais, mais aussi par les Pays-Bas alignés la position britannique depuis l’avènement de Guillaume d’Orange sur le trône d’Angleterre.
Les années terribles
Entre 1702 et 1712, la France traverse une des périodes les plus sombres de son histoire militaire et nationale. Les opérations militaires lui sont pourtant favorables au cours des deux premières années. Le maréchal de Villars remporte deux victoires successives à Friedlingen (1702) et Höchstädt (1703). Mais il est ensuite envoyé dans les Cévennes pour réprimer la révolte des camisards. Remplacé par Tallard, général courtisan, les défaites s’accumulent, et à l’entrée en scène de la paire Eugène-Marlborough à la tête des armées alliées va entraîner une succession impressionnante de défaite françaises, sans précédent depuis la Guerre de Cent Ans.
En Espagne, la situation est aussi menaçante, l’archiduc Charles s’empare de Barcelone en 1705, et se fait reconnaître roi par la Catalogne et les royaumes de Valence et de Murcie. Malgré les succès de Villars (reconquête de la Lombardie et du Milanais) en Italie en 1706, Eugène et Marlborough viennent à bout de l’armée française à Ramillies (1706) puis à Blenheim (Ourdenarde) en 1708 ce qui provoque la chute de Lille. Les Flandres passent donc sous domination alliée et presque toutes les places fortifiées de la frontière nord sont aux mains de l’ennemi.
Heureusement de bonnes nouvelles parviennent enfin d’Espagne où l’année 1707 est marquée par la victoire des troupes de Philippe V (Philippe d’Anjou) à Almanza et à la reprise de Valence, Saragosse et Lerida. Cette succession de victoires sur les Impériaux s’accompagne d’une hostilité croissante des Espagnols à l’encontre de l’archiduc Charles, dont la majorité des troupes est constituée de soldats protestants. Néanmoins, la situation générale de la France est de plus en plus grave. En plus des défaites militaires, les caisses de l’Etat sont presque vides. Les populations frontalières sont soumises au lourd fardeau de l’invasion et comme si le destin ne s’était pas encore suffisamment acharné, l’hiver 1709 constituera pour la peuple une épreuve supplémentaire de misère. On comptera rien qu’à Paris 25 000 morts de froid et de faim. Les difficultés économiques et les problèmes d’approvisionnement frapperont également le ravitaillement des troupes en campagne.
Vers la stabilisation
Après les terribles épreuves de l’hiver, Villars revient en grâce et prend le commandement de l’armée du Nord. Malgré les difficultés logistiques et le délabrement des troupes après tant de souffrances et de défaites, il va réussir à reconstituer une armée digne de ce nom.
Parallèlement, Louis XIV, conscient de l’extrême faiblesse de la France, tente de négocier avec les Alliés. Les propositions de ces derniers sont odieuses : ils osent proposer au vieux roi de joindre ses forces aux leurs pour chasser son propre petit-fils du trône d’Espagne. L’échec des négociations aboutit à la reprise des opérations militaires à la fin du mois de juin 1709 dans les Flandres.
Une fois de plus, Marlborough et le prince Eugène jouent sur l’offensive pour en finir avec les dernières résistances françaises mais ils sont surpris par le sursaut de combativité de l’armée de Villars. Ce renouveau dans les rangs français aboutira à la bataille de Malplaquet le 11 septembre 1709. Longtemps considérée comme une défaite française, c’est en fait une victoire à la Pyrrhus pour les Alliés qui, pour la première fois, ne parviennent pas à mettre en déroute les Français.
L’année se termine donc sur un statu quo plutôt favorable à la France au regard de sa situation initiale catastrophique.
Par ailleurs, en 1710, le règlement définitif des opérations militaires en Espagne grâce à la brillante victoire du duc de Vendôme sur les Impériaux le 10 décembre à Villaviciosa rétablit l’équilibre stratégique et libère la France de toute menace sur son flanc sud. Enfin, sur le plan politique, le changement de majorité au Parlement britannique entraîne la destitution de Marlborough et l’infléchissement de la politique britannique en faveur d’une paix, même séparée, avec la France.
Vers la paix
En avril 1711, l’Empereur s’éteint et laisse l’archiduc Charles, prétendant au trône d’Espagne, en situation d’élection à la tête de l’Empire. Parallèlement, dès la fin août des négociations secrètes s’ouvrent entre la France et l’Angleterre. Sur le plan militaire, le changement de politique à Londres débouche sur un statu quo dans les Flandres. A la fin de l’année, la France et l’Angleterre s’accordent sur la nécessité d’amener les Impériaux et les Néerlandais à la table de négociations. C’est chose faite le 29 janvier 1712 à Utrecht.
L’ensemble de ces nouvelles favorables à la France va permettre à Villars de passer à l’offensive. Car si les Anglais sont décidés à retirer leurs troupes des Flandres (une trêve de deux mois est signée le 17 juillet 1712), le prince Eugène maintenant seul à la tête des armées alliées reste prêt à opérer une invasion en règle de la France pour peser sur les négociations.
Le miracle de Denain ou la manœuvre géniale de Villars
La campagne militaire commence en mai, alors que les Français rassemblent 200 000 hommes sur la frontière entre Cambrai et Arras. Eugène doit composer avec l’inactivité des troupes britanniques du duc d’Ormond qui a reçu des ordres clairs de Londres : ne pas chercher bataille avec les Français à moins qu’ils ne prennent l’offensive.
Pour Villars, l’objectif est simple, il doit repousser toute offensive alliée pour défendre les places de Condé, Valenciennes et Le Quesnoy. Ce sont les derniers remparts face à l’invasion. L’armée du prince Eugène est installée le long de la Scarpe entre Douai et Marchiennes où se trouve son dépôt principal d’approvisionnement. Eugène décide de passer à l’offensive dès le début du mois de juin en investissant Le Quesnoy. Pour assurer ses voies de communication, il renforce le camp de Denain, sur l’Escaut, et édifie une double ceinture de fortifications entre Marchiennes et Denain. Enfin, pour prévenir toute éventualité, il installe une garnison de treize bataillons et d’une trentaine d’escadrons pour garder le camp de Denain, l’ensemble étant sous les ordres du comte d’Albermarle.
Le siège du Quesnoy commence le 8 juin et s’achève le 5 juillet, après une belle résistance de la garnison française. Villars, indécis, n’interviendra pas et se contente de rester à bonne distance des troupes alliées, convaincu que le sort de la guerre doit se décider au cours d’une bataille rangée.
Après la chute du Quesnoy, une trêve est donc signée le 17 juillet entre les Français et les Anglais. Plus de 12 000 soldats britanniques sont alors désengagés mais pas les 35 000 mercenaires qui les accompagnent. Même privé de ses précieux alliés le prince Eugène ordonne aux troupes du prince Arnholt-Dessau d’investir la place de Landrecies le même de la signature de la trêve. Le reste de son armée s’étend de Denain aux abords de Landrecies.
Villars, replié au sud de Cambrai avec son armée se porte à l’est de la Selle entre Le Cateau et Mazingheim dès le 18 juillet. Mais, toujours indécis, il ne s’engage pas et observe le dispositif allié qu’il juge impressionnant. De son côté, Eugène voit le danger de l’initiative française et, dès le 20 juillet, ordonne à toute son armée une translation vers le sud-est pour prévenir plus facilement toute attaque françaises contre les forces qui assiègent Landrecies. L’aile droite alliée quitte donc les abords du camp de Denain.
Le lendemain, alors que les nouvelles de Versailles rendent compte de l’impatience de Louis XIV pour que Villars se décide à prendre une initiative (le Roi est informé à la fois par Villars mais aussi par Le Fèvre d’Orval, avocat au parlement des Flandres et correspondant à la Cour), le commandant français envisage une opération sur Denain avec une partie de son armée et l’appui des forces du prince de Tingry, commandant la place de Valenciennes. Malheureusement, Villars apprend le 22 que la cavalerie alliée stationnée à Denain empêche toute sortie depuis Valenciennes. Il décide donc de reporter son attention sur Landrecies avant de porter secours aux assiégés.
Le 23 juillet, Villars convoque son état-major pour leur faire part de son nouveau plan. L’examen attentif du dispositif allié devant Landrecies le porte à croire que toute opération offensive dans ce secteur est vouée à l’échec. Il propose donc de porter son attaque sur Denain dès le lendemain mais cette fois avec l’ensemble de son armée. La manœuvre de Denain est née, il ne reste plus qu’à l’exécuter. La première garantie de son exécution c’est d’abord de garder secrète l’idée de Villars : seul son état-major est informé. Dans le même temps, il feinte une attaque vers Landrecies en faisant jeter des ponts sur la Sambre en vue d’un franchissement imminent.
Le soir venu, l’effervescence est grande dans le camp français, les soldats sont satisfaits de passer enfin à l’action. De son côté, Eugène, averti des derniers mouvements français face à Landrecies, poursuit un peu plus encore la translation de son armée vers le sud-est et son aile droite s’éloigne encore de Denain. Dans la nuit, les Français se mettent en marche mais pas dans la direction attendue par les soldats. Certains se croient même trahis et mettent crosse en l’air. Il faut alors tout le charisme de Villars pour les convaincre que cette manœuvre n’est pas une reculade de plus mais le chemin de la victoire.
La bataille
Le 24 juillet à l’aube, les Français sont au bord de l’Escaut à la hauteur de Neuville-sur-l’Escaut, à 30 km de leur point de départ. La manoeuvre géniale de Villars a réussi et les Alliés ne se sont aperçus de rien. A 7 heures, les premières troupes françaises traversent l’Escaut. Il faut attendre 8 heures pour que les défenseurs de Denain se rendent compte de la présence inattendue des Français. Albermarle fait prévenir Eugène par courrier et rassemble sa cavalerie pour la diriger sur Neuville. Il ne sait pas encore que les Français ont commencé le franchissement de l’Escaut. Aussi lorsque la cavalerie alliée atteint son objectif, elle ne peut que constater la présence massive de la première ligne française sur la rive occidentale. Albermarle décide alors de se retrancher dans le camp fortifié de Denain et d’attendre.
Côté français, de Broglie à la tête de la cavalerie investit le chemin de Paris (nom donné à la route d’approvisionnement des Alliées et entourée de fortifications), coupant ainsi les voies de communications du prince Eugène. De plus, la garnison de Valenciennes se met spontanément en mouvement et se dirige vers Prouvy d’où elle menace les arrières d’Albermarle. Étrangement, le prince Eugène ne réagit pas avec beaucoup d’inquiétude, il croit à une nouvelle « gasconnade de Villars » et après avoir lui-même constaté l’évolution défavorable de la situation, il ne trouve qu’une chose à faire : aller déjeuner !
En fin de matinée, il rejoint toutefois Denain pour organiser la défense, faire évacuer les bagages et ordonne au général Holstein-Beck de se porter sur Prouvy pour parer à toute éventualité. Il donne ordre au général Fagel de l’aile droite de se porter vers Denain dans les plus brefs délais.
Villars, inquiet des mouvements de troupes alliés, suspend le franchissement de l’Escaut pour prévenir toute attaque sur ses arrières. Le reste de son armée s’installe sur la rive orientale face au camp retranché. Malgré cette nouvelle hésitation et cette erreur de jugement, Villars, poussé par l’impétueux maréchal de Montesquiou, rejoint les forces qui se préparent à attaque le camp. A une heure, l’ensemble des troupes est en ordre de bataille prêt à l’assaut. Un genou à terre, les 33 000 hommes de Villars reçoivent l’absolution. Puis, la marche en avant débute : les Français, fusil sur l’épaule et répartis en deux colonnes, s’avancent grenadiers en tête. Vingt minutes suffisent pour atteindre la palissade que les grenadiers démantèlent à coups de hache. Les salves des défenseurs n’entament pas l’extraordinaire courage des assaillants. La palissade finit tout d’abord par céder au centre, puis sur toute la ligne de front. Alors comme un seul homme, les Français se jettent en avant baïonnette au canon, comme leurs aînés à Rocroi, ils vont venger l’honneur de la France et la sauver.
Partout les Alliés sont pris de panique, Albermarle essaie de se réfugier dans le village et l’abbaye de Denain, mais rien n’y fait et le flot des assaillants bouscule pêle-mêle fantassins et chariots d’approvisionnement vers le pont Hennuyer : seule voie de salut. Sous le poids des fuyards, le pont finit par céder. Les Alliés se noient par centaines, poussés dans l’Escaut par leurs propres camarades qui, en vain, cherchent à fuir les baïonnettes françaises.
A peine une heure après le début de l’assaut, les Français sont maîtres du camp fortifié de Denain et Albermarle soucieux de la vie de ses hommes, se rend. Le prince de Tingry, grâce à son action vers Prouvy, empêche la fuite des troupes impériales et interdit le passage aux renforts commandés par Fagel, pour s’assurer que les Impériaux ne pourront pas franchir l’Escaut, le prince ordonne même de faire sauter le pont de Prouvy privant ainsi le prince Eugène de toute marge de manœuvre. Cette action souvent oubliée parachève la victoire française. Les Français ont perdu seulement 500 hommes sur 33 000 engagés alors que les Impériaux déplorent plus de 2 000 morts (majoritairement noyés), 3 000 prisonniers et 500 blessés.
Denain entre ainsi dans le panthéon des grandes batailles d’arrêt propres à l’histoire militaire de la France au même rang que Bouvines ou La Marne. Il est cependant regrettable que depuis la commémoration de son bicentenaire en 1912, son souvenir soit de plus en plus diffus. Déjà en 1912, l’Etat, bêtement enfermé dans une idéologie anti-monarchiste, n’avait pas voulu s’associer aux bonnes volontés populaires. Espérons que les historiens modernes sauront lui rendre sa place et étudier la manœuvre géniale de Villars qui préfigure certaines thèses de Frédéric II.
Le Traité d’Utrecht
Grâce à cette victoire, la France est sauvée de l’invasion et met fin à la guerre avec l’Angleterre et les Pays-Bas. Elle reconnait dans un premier temps la souveraineté des nouveaux monarques britanniques issus de la maison d’Orange tout en acceptant la renonciation des droits de Philippe V sur la couronne de France. Cette renonciation est illégale selon les lois fondamentales du royaume puisque, à l’exception de tout autre souverain, la couronne de France n’est pas un titre mais une charge reçue de Dieu. De cette renonciation est née la querelle qui oppose encore les orléanistes et les légitimistes.
Sur le plan politique, le traité reconnait à la France un quasi statu quo sur sa frontière septentrionale et malgré la ruine économique du pays, les frontières si durement acquises depuis le début du règne de Louis XIV sont préservées avec la ceinture de forteresses imaginées par Vauban. Il faudra cependant attendre 1714 et l’ultime victoire de Villars sur le prince Eugène à Fribourg pour amener les Impériaux à signer le Traité de Rastatt. Après plus d’une décennie de guerre, l’Europe retrouve enfin la Paix. Louis XIV ne profitera pas longtemps de celle-ci puisqu’il disparait, seul (tous ses enfants sont morts avant lui) le 1er septembre 1715.