Dans notre précédent dossier, nous avons évoqué la résurgence du risque d’un conflit de haute intensité, ou tout du moins de périodes de combat plus ou moins brèves à l’occasion de crises graves.
En complément de cette réflexion, il nous est paru nécessaire d’examiner les conditions et les moyens d’éviter ce qui peut aux yeux de certains paraître comme inévitable dans un monde qui se brutalise.
Concrètement, pour éviter la guerre, se pose aujourd’hui la question de comment dissuader l’adversaire ? Nous concentrant sur l’apport des forces conventionnelles, ce dossier n’abordera qu’à la marge la dissuasion nucléaire qui est, et restera de longues années encore, un fondamental sur lequel repose de notre défense. Comme à l’accoutumée, les articles qui suivent sont le reflet de la pensée de leur auteur et ne sauraient en aucun cas être assimilés à une pensée monolithique « armée de Terre ».
Dans un premier temps, laissons le soin au GCA (2S) Alain Bouquin de définir plus précisément le champ de notre propos.
Quelques considérations sur la dissuasion
Évoquer de nos jours la dissuasion renvoie immédiatement tout Français à Hiroshima et Nagasaki vitrifiées par des frappes atomiques qui ont forcé le Japon à capituler.
Toutefois, limiter aujourd’hui notre appréhension de la dissuasion au seul nucléaire, c’est ne pas prendre en compte l’évolution du monde et des menaces qui visent notre pays.
Dissuader, c’est plus largement convaincre quelqu’un de renoncer à quelque chose. Il y a donc toujours dans le concept de dissuasion une cible, celui qu’on veut dissuader, et un objet, l’intention qu’on souhaite qu’il abandonne. On peut ainsi dissuader un ami de partir, dissuader un voleur de nous dérober un objet, dissuader un enfant de faire une bêtise…
C’est donc une sorte de dialectique entre deux acteurs, par rapport à un enjeu, celui d’une intention qui va ou non se transformer en acte.
Dans le contexte militaire, sur la scène internationale :
- Celui que l’on vise n’est pas une personne, mais une entité ou une organisation, politique ou militaire, gouvernementale ou non, reconnue ou informelle ; on le sait, les États ne réagissent pas comme les hommes qui les gouvernent : ce sont des « monstres froids » sans états d’âme ; on ne peut pas faire appel à leurs sentiments, mais seulement mettre en balance leurs intérêts.
- Celui que l’on veut dissuader est d’autre part un adversaire, un concurrent ou un ennemi ; on peut présumer qu’il se montrera moins coopératif et moins disposé à se laisser convaincre que ne le serait un partenaire ou un allié. L’actualité récente démontre toutefois que certains alliés ne sont pas toujours fiables à l’exemple de la Turquie.
- Enfin son intention, celle dont on cherche à se prémunir, est hostile ou malveillante, voire agressive ou destructrice ; elle a pour but de s’en prendre à ce que l’on qualifie d’intérêts vitaux.
Il faut noter que, dans la doctrine française, cet ennemi n’est pas désigné, de même que nos intérêts vitaux ne sont pas clairement fixés.
Ce flou délibéré a deux vertus :
- La dissuasion est « tous azimuts » et elle concerne donc tous ceux qui voudraient s’en prendre à nous, adversaires étatiques ou non ;
- Le seuil à partir duquel nos intérêts vitaux sont mis en cause n’est pas perceptible avec certitude par un adversaire, ce qui est destiné à l’empêcher de pousser trop loin ses tentatives ou sa gesticulation.
Ce dernier avantage peut aussi se transformer en inconvénient si l’adversaire analyse mal nos intentions et va trop loin.
Il faut également noter que si l’on veut dissuader quelqu’un qui nous veut du mal, il faut le convaincre que son projet est vain, car il va subir plus de pertes qu’il ne va obtenir de gains : « le jeu n’en vaut pas la chandelle ». Pour que cela soit efficace, il faut donc le menacer d’une rétorsion dont le coût sera pour lui exorbitant. La dissuasion au sens militaire du terme prend donc forcément la forme d’une menace de l’emploi sans retenue de la force armée, de l’utilisation de nos moyens militaires les plus dévastateurs.
Fondamentalement, la dissuasion, consiste à faire peur ! Faire peur à un adversaire potentiel de ce qui pourrait lui arriver s’il transgressait certaines règles et s’il rompait délibérément et de façon irréversible un équilibre stratégique.
La dissuasion suppose ainsi une certaine rationalité :
- Le « dissuadeur » doit exercer une menace qui soit crédible. Pour être perçue comme telle, il faut qu’elle soit étayée, qu’elle repose sur une volonté telle que « l’autre » ne puisse la mettre en doute, et sur des capacités militaires dont la démonstration a pu être établie. Se pose alors le niveau de publicité que l’on doit faire à des moyens dont on veut garder secrètes ou à tout le moins confidentielles les caractéristiques.
- Le « dissuadé » est à même de comprendre les conséquences de son agression, et d’en mesurer les gains et les pertes potentiels. Il est présumé calculer et estimer avec justesse les risques auxquels il s’expose. Il sait notre force, notre niveau de préparation opérationnelle, la performance de nos systèmes d’armes.
C’est un jeu de perceptions, de probabilités et de « valeur », une valeur qui sera gain ou perte… C’est un poker à grande échelle !
Dans le contexte de la guerre froide, et dans une logique très clausewitzienne de montée aux extrêmes, la dissuasion a été théorisée pour faire face à un ennemi implacable qui ne cherchait ni plus ni moins que notre destruction ou notre asservissement. Elle est naturellement devenue exclusivement nucléaire, car il s’agissait de faire comprendre à l’ogre soviétique qu’il devait renoncer à ses visées conquérantes sur notre pays et plus généralement à son projet de disparition de notre monde occidental, pour établir à sa place un imperium communiste sur l’ensemble de la planète.
Les conditions ont évidemment évolué… même si l’adversaire islamiste, qui prétend établir le califat et la charia sur l’ensemble des terres qu’elles soient ou non-musulmanes, peut parfois présenter un caractère tout aussi totalitaire, hégémonique et idéologique que la menace soviétique d’il y a cinquante ans. Pour le reste, il s’agit beaucoup plus souvent de dissuader des adversaires moins puissants d’actions moins nuisibles. Il n’en reste pas moins que de nouveaux adversaires sont apparus qui, à travers de nouveaux champs de confrontation, menacent nos infrastructures vitales comme le fonctionnement des hôpitaux, le transport d’électricité, nos centrales nucléaires… Ainsi, qui aurait imaginé, il y a dix ans que la Corée-du-Nord, la Chine, l’Iran, la Russie… attaqueraient quotidiennement nos réseaux informatiques ?
La question qui se pose dès lors est celle de la fin et des moyens. Le feu nucléaire est-il le moyen systématiquement adapté quel que soit l’adversaire et quelle que soit la menace qu’il fait peser sur nous ? Les intérêts dits « vitaux » sont-ils les seuls dont il faille se préoccuper en matière de dissuasion ? Le rôle de la dissuasion ne doit-il pas être appréhendé dans une acception plus large ? N’y a-t-il pas la place pour une forme de dissuasion plus conventionnelle dont la fin consisterait à convaincre aussi bien les terroristes qui agissent sur le sol national que les bandes armées qui sévissent dans la bande sahélo-saharienne, les séparatistes d’Ukraine que les dirigeants turcs dont les visées expansionnistes en Méditerranée et la haine qu’ils déversent sur nos dirigeants et nos valeurs ont de quoi inquiéter ? Existe-t-il une (ou des) alternative(s) à la bombe ?
Et la question corollaire pour nous terriens est celle du rôle spécifique et des missions dissuasives qui pourraient être confiés à l’armée de Terre dans cet élargissement du concept. Quelle part prendre ? Avec quels moyens ? Face à quels types d’adversaires ? Pour quel effet politique ?…
En évoquant ce rôle dissuasif potentiel des forces conventionnelles, on peut se demander si on n’est pas dans un registre déjà connu, par exemple celui des missions confiées aux forces prépositionnées ou aux unités en alerte. En fait, on touche là aux limites mal définies qui peuvent séparer la dissuasion de la prévention : la dissuasion ne serait-elle pas la forme ultime de la prévention ?… Car prévenir les crises, cela consiste pour l’essentiel à envoyer des signaux forts et clairement perceptibles à tous ceux qui menacent de porter atteinte à l’ordre international.
Or nous savons tous qu’il y a sur la scène internationale des acteurs désinhibés, à qui la bombe ne fait plus peur, car ils ont parfaitement compris que, ni ce qu’ils sont, ni ce qu’ils font, ne justifie son emploi. D’autant qu’ils savent que nos populations occidentales sont de plus en plus réticentes à son éventuel emploi. Pour autant, ils restent des adversaires à qui on pourrait inspirer d’autres formes de peurs. Et la force armée conventionnelle n’est-elle pas à même de créer ce climat de crainte et de retenue ?
Avec cependant une exigence : pour être crédible, il faut rester conséquent. Des menaces non suivies d’effet, comme pour interdire l’emploi du chimique par l’aviation syrienne, ne peuvent que décrédibiliser notre parole[1].
Il y a en outre des acteurs non étatiques sur lesquels l’arme nucléaire est de peu d’effet : sans population à protéger et sans territoire à défendre, ils peuvent considérer qu’un missile balistique destiné à une stratégie anti-cités ne représente pas pour eux une menace crédible. C’est davantage dans les domaines de la perception, de l’influence, sur les réseaux sociaux par exemple, qu’ils peuvent être vulnérables. C’est en s’en prenant à leurs réseaux, à leurs sources de revenus, à leurs trafics, qu’on peut les mettre en difficulté.
Il y a enfin des acteurs dont la rationalité n’est pas la nôtre : ce qui nous paraît inacceptable peut ne pas l’être pour eux. Pour des raisons idéologiques, ou parce que le martyre est pour eux une option ouverte, ils peuvent s’exposer à des formes de rétorsion dont nous considérons à tort qu’elles devraient les faire réfléchir…
Pour dire les choses de manière plus caricaturale, notre dissuasion fonctionne du fort au fort, mais probablement moins bien du fort au faible ni du fort au fou.
C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les États-Unis, à l’instar des Russes, infléchissent leur concept de dissuasion nucléaire en se dotant d’armes d’emploi aux capacités embrassant un large spectre.
Face à de tels acteurs, il faut dissuader autrement, faire peser d’autres types de menaces. Mais alors, si on envisage de diversifier la panoplie des moyens à mettre en œuvre pour dissuader, ne prend-on pas le risque d’un engrenage dangereux ; car dissuasion devient alors menace de représailles armées, avec un seuil de déclenchement fortement abaissé. Les armées peuvent ainsi devenir un outil répressif, ou perçu comme tel…
On peut également se poser la question d’une éventuelle perte de références pour le soldat : le même homme peut-il à la fois être celui qui crée de la confiance auprès de ses concitoyens, et celui qui suscite de la crainte chez l’ennemi ?… La réponse est probablement plus simple : c’est la même attitude, faite de détermination, de fermeté, de conviction, de légitimité, de courage et de maîtrise, qui inspire aux uns la sérénité et la sécurité, et aux autres la peur, le trouble et l’incertitude, ainsi que le sentiment que toute forme d’impunité leur est déniée…
Et si finalement c’était cela la dissuasion conventionnelle : une posture armée sans concession ni faiblesse, sans tabou ni tergiversation, pleinement opérationnelle. Simplement être capable de regarder dans les yeux un ennemi et lui dire : « Quel que soit le mal que tu me feras, quelle que soit la violence que tu mettras en œuvre, je ne te laisserai pas t’en prendre à mes enfants ! Je connais ta volonté ; sache que la mienne ne sera pas en reste ! »
La dissuasion, et ce n’est pas une découverte, est finalement le produit d’une volonté politique et d’une capacité militaire. Cette volonté doit être au moins égale à celle de tout adversaire exerçant une menace ; et cette capacité doit être adaptée de manière à produire une réponse proportionnée à toute forme de violence susceptible d’être subie. C’est sans doute sur ce second volet qu’il faut que nos armées réfléchissent en l’élargissant au concept de la dissuasion et à la contribution des forces conventionnelles : on ne doit pas se contenter de dissuader une menace existentielle, étatique, nucléaire, mais aussi les menaces plus diffuses, moins directes, moins destructrices, exercées par des acteurs plus divers.
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- L’emploi de sarin, en 2013, dans la région de la Ghouta, est resté sans réponse, contrairement à l’opération HAMILTON dans la nuit du 13 avril 2018.
Sommaire
- Introduction – GCA (2S) Alain Bouquin
- La sanctuarisation du territoire national par l’atome – COL (ER) Claude Franc
- La dissuasion sous les seuils ? – GBR (2S) Bertrand Boyard
- Pourquoi la dissuasion nucléaire a-t-elle besoin d’être adossée à des capacités conventionnelle robustes – GCA (2S) Patrick Alabergère
- La dissuasion est une fonction globale – GDI (2S) Vincent Desportes
- Dissuasion conventionnelle et nucléaire : Spécificités et complémentarités – GCA (2S) Jean-Paul Perruche
- De la crédibilité, encore de la crédibilité, toujours de la crédibilité – GCA (2S) Henri Poncet
- La détermination des dirigeants politiques, gage de leur crédibilité – COL (ER) Claude Franc
- La dissuasion et les forces morales – GBR (2S) Dominique Trinquand
- La dissuasion et le citoyen – GBR (2S) Hubert Bodin
- L’armée de Terre, partie prenante de la dissuasion – GCA (2S) Patrick Alabergère
- Reconstruire la défense opérationnelle du territoire pour crédibiliser la dissuasion – GDI (2S) Vincent Desportes
- Dissuader demain de l’emploi d’armes nouvelles : l’exemple des « SALA » – GCA (2S) Arnaud Sainte-Claire Deville
- Dissuasion européenne : réalités et perspectives – GCA (2S) Jean-Paul Perruche
- Dissuader… mais comment l’Allemagne l’envisage-t-elle ? – GBR (2S) Olivier de Becdelièvre
- En guise de conclusion – GCA (2S) Philippe Pontiès