Sans remonter à la grande armée de l’épopée napoléonienne, il nous est apparu intéressant de rechercher dans l’histoire récente un exemple de ce qu’a pu représenter un commandement interallié. Le colonel (ER) Claude FRANC a bien voulu, à titre exceptionnel, nous rappeler la réalité de ce que fut cette organisation à la fin de la Première Guerre mondiale.
À la fin des fins, en matière militaire, lorsqu’on se penche sur le passé pour méditer sur ce qu’il peut nous apporter aujourd’hui, on aboutit invariablement à une réflexion sur le commandement, son organisation dans le contexte aigu d’une coalition, et son exercice dans celui de la planification et la conduite d’opérations complexes, sous contrôle de plus en plus serré du politique, tout en sachant que les intérêts nationaux au sein de la coalition peuvent être très divergents.
Dans ce dossier relatif à la construction européenne, laquelle ne saurait occulter la défense, il est impossible d’échapper à une évocation du commandement interallié – on dirait de nos jours multinational – exercé par le maréchal FOCH en 1918, sur le théâtre ouest-européen. À cet égard, on lit souvent, par un amalgame un peu rapide, que FOCH aurait été le « premier SACEUR » vingt-cinq ans avant EISENHOWER. Il sera exposé ce qu’il convient de penser de cette idée.
En première analyse, on ne peut que constater toute la modernité, avec un siècle d’avance, du commandement exercé par FOCH. Investi de la confiance des gouvernements alliés britannique et français, auxquels s’est associé l’américain, FOCH exerçait le commandement interallié des moyens engagés sur le front occidental, dans toute sa plénitude. Comment cela a-t-il fonctionné ? Bien, parce que les règles étaient claires et l’aura personnelle de FOCH était telle que tout conflit d’ego se trouvait d’emblée voué à l’échec.
Qu’en était-il réellement des attributions de commandement déléguées à un général français par les gouvernements alliés, car il s’agissait bien d’une délégation de commandement de nature gouvernementale ? À Doullens, le 26 mars 1918, lorsque FOCH fut, initialement, chargé de « coordonner » les armées franco-britanniques, sérieusement malmenées par l’offensive que LUDENDORFF avait, fort opportunément, lancée à la jointure même des deux armées en Picardie, ce sont le Français CLEMENCEAU et le Britannique LLOYD GEORGE qui ont imposé FOCH à leurs commandants en chef respectifs, incapables de s’entendre sur une manœuvre conjointe : PÉTAIN voulait « couvrir Paris », tandis que HAIG, soucieux du maintien de ses lignes de communication, manœuvrait pour « couvrir les ports de la Manche », ce qui était, cela saute aux yeux, totalement incompatible.
À ce stade, il ne s’agissait que de « coordonner », terme assez vague, qui ne pouvait être que circonstanciel, et qui, en fait, en termes de commandement, ne recouvrait aucune réalité tangible. À la demande de FOCH, une nouvelle conférence intergouvernementale, tenue quelques semaines plus tard à Beauvais, lui confiait, officiellement, le commandement en chef des armées alliées sur le front occidental, avec deux restrictions : ce commandement s’exerçait sur le seul front occidental, l’armée d’Orient y échappait, de même que l’armée italienne conservait son autonomie sur le front de l’Insonzo, face aux austro-allemands.
Il s’agissait donc d’un commandement de théâtre, le chef d’état-major impérial britannique, WILSON, conservait le commandement des contingents britanniques engagés en Égypte, en Palestine, ou en Mésopotamie ; il conservait également la maîtrise de la répartition de ses moyens sur ces différents théâtres. Par ailleurs, et cette disposition est capitale, les commandants en chef français et britannique se sont vus dotés d’un « droit de recours » auprès de leurs gouvernements dès lors qu’un ordre émis par FOCH à leur égard pouvait s’avérer aller à l’encontre des intérêts nationaux qu’ils étaient censés défendre. Il sera exposé plus loin, ce qu’il en est advenu.
Ainsi, au niveau de la coalition, les choses étaient fort claires : il ne s’agissait nullement d’un commandement intégré – joint au sens anglo-saxon du terme – mais d’une juxtaposition d’armées nationales, conservées sous commandement national, dont les chefs demeuraient responsables devant leurs gouvernements respectifs. FOCH commandait à des commandants en chef nationaux, et non à des groupes d’armées, mis à sa disposition, comme EISENHOWER vingt-cinq ans plus tard.
Qu’en était-il de son état-major ? Organisé ex nihilo, puisque n’existant pas précédemment, l’état-major interallié de FOCH a été mis sur pied à partir de celui du chef d’état-major de l’armée (français), poste qui était le sien précédemment. Il s’agissait donc d’un état-major exclusivement français, sous les ordres du général WEYGAND, fonctionnant selon les procédures françaises alors en vigueur. Les armées alliées, en fait britannique et américaine, y détachaient des officiers de liaison d’un grade subalterne. Il ne s’agissait en aucun cas d’un état-major « combiné » au sens multinational que nous connaissons actuellement, et dont le Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force (SHAEF) d’EISENHOWER a été le précurseur. Dans le système de 1918, simple, chacune des armées nationales continuait à fonctionner et à s’engager selon ses propres procédures, et ce système s’est révélé en fait, parfaitement adapté et conforme à la vraie définition de l’interopérabilité, à savoir « s’engager avec » et non pas « s’engager comme ».
Les relations que FOCH a entretenues avec PERSHING et PÉTAIN sont significatives de son style de commandement « interallié ». C’est le fond de toute sa querelle avec PÉTAIN pour imposer une armée américaine nationale, sous commandement américain, et non pas, comme PÉTAIN le voulait, des grandes unités américaines venant combler au sein de ses armées, la chute des effectifs de l’armée française.
PÉTAIN raisonnait dans ce cas précis en chef organique national (ce qu’il était dans les faits) soumis à une grave crise des effectifs et qui voulait rétablir un rapport de forces équilibré avec l’ennemi. Donc, dans cette logique, les effectifs américains viendraient pallier les manques au sein des grandes unités françaises. FOCH, quant à lui, se trouvait dans une logique inverse, et réellement interalliée : PERSHING étant un commandant en chef national, comme ses homologues, il était donc légitime qu’il commandât à une armée nationale américaine indépendante, même si les délais d’entrée en ligne de cette armée devaient, par la force des choses, se révéler plus longs, que la simple injection d’effectifs américains, sous la forme d’unités constituées au sein des grandes unités françaises.
De même, en automne, alors que l’offensive américaine en Argonne piétine et démontre l’inexpérience de la jeune armée américaine par l’incompétence de ses états-majors à manier des masses aussi importantes, ce qui occasionne de graves désordres au sein des unités engagées, CLEMENCEAU, constatant ces échecs, pressait FOCH d’obtenir de Washington la relève de PERSHING (1), ce qui aurait été, à coup sûr, source d’une grave crise interalliée. FOCH s’y oppose avec vigueur et stoppe même l’offensive de GOURAUD sur le flanc gauche de PERSHING, laquelle ne sera relancée que lorsque l’armée américaine sera remise en ordre. Cette mansuétude de FOCH vis-à-vis de PERSHING indisposa particulièrement CLEMENCEAU et les relations entre les deux Français s’en ressentirent. Par ailleurs, ne voulant pas donner prise à des dissensions interalliées qui auraient pu s’étaler au grand jour lors de réunions répétées des commandants en chef, en huit mois de commandement effectif, FOCH ne les réunit que deux fois : le 28 juillet, pour leur commenter sa directive générale de reprise de l’offensive, et fin octobre, pour finaliser le texte des conditions d’armistice qui seraient soumises aux plénipotentiaires allemands. Le reste du temps, FOCH traitait en tête à tête avec chacun d’eux, en prenant toujours soin, sauf avec PÉTAIN envers qui il a toujours été très directif, voire cassant car il le trouvait « négatif et pessimiste », de toujours suggérer plutôt que d’imposer ses vues, ce qui est un trait de caractère assez surprenant quand on connait l’extraordinaire volonté de cet homme. Lorsque le président POINCARÉ vint à son quartier général à Bombon lui remettre son bâton de maréchal de France, en août 1918, au cours d’une cérémonie très simple, FOCH n’y convia aucun représentant allié, considérant qu’il s’agissait d’une « affaire franco-française ».
Au plan national, le distinguo entre commandements organique et opérationnel était déjà d’actualité. C’est ce que, d’une phrase lapidaire, le futur maréchal FAYOLLE, commandant la masse de manœuvre française exposait d’une façon particulièrement limpide dans ses Carnets : « FOCH me donne les ordres, PÉTAIN me fournit les moyens, et moi, je mets en œuvre ». Pour que ce système fonctionnât, il fallait que l’organique fût subordonné à l’opérationnel, ce qui était le cas, et même à rennes courtes, puisque FOCH avait très rapidement obtenu que CLEMENCEAU retirât à PÉTAIN son droit de recours au Gouvernement. Seul FOCH, à compter du mois de juin 1918, avait un accès permanent et direct au ministre, lequel était simultanément chef du Gouvernement.
La crise de la fin du printemps, l’offensive allemande du Chemin des Dames le 27 mai, avait occasionné un grave différend entre PÉTAIN et FOCH. Raisonnant au strict plan national, et ne prenant en considération que la seule réalité de ses effectifs, Pétain, au prix de la rupture de la liaison avec les Britanniques, voulut raccourcir son front par une rétraction de ses ailes, pour se reconstituer des réserves. La mise en œuvre de cette décision, à laquelle POINCARÉ comme CLEMENCEAU étaient d’ailleurs opposés, aurait occasionné la perte de la Picardie et des Hauts de Meuse dont Verdun. FOCH voulant envers et contre tout maintenir la liaison avec les Anglais au nom de la solidarité interalliée, marqua nettement et durement son autorité envers PÉTAIN. Il le força à limoger son major-général, ANTHOINE, et à accepter BUAT pour le poste, car supposé plus ouvert aux idées offensives de FOCH. Comble de la vexation, FOCH envoya WEYGAND tous les matins durant six semaines au GQG français vérifier que les décisions qui y étaient prises se situaient bien dans le cadre de ses directives. Cet affront public fait à PÉTAIN laissa des traces et devait envenimer durant l’entre-deux-guerres les relations entre PÉTAIN et WEYGAND. Enfin, c’est à l’occasion de cette crise que FOCH demanda à CLEMENCEAU de retirer à PÉTAIN son droit de recours envers le gouvernement et le transmettre à lui-même, demande qui fut acceptée sans discuter par CLEMENCEAU.
Le 18 juillet, tandis que Pétain a décommandé une nouvelle offensive MANGIN pour utiliser cette armée à colmater la brèche créée par Ludendorff au sud de la Marne, en une heure et sans y mettre une once de forme, FOCH annule l’ordre du GQG français, confirme l’action de MANGIN et actionne lui-même directement FAYOLLE, commandant le GAR (2).
Lorsqu’on évoque le commandement exercé par FOCH, il est difficile de ne pas se remémorer son extraordinaire personnalité. FOCH en accentuait encore l’originalité en ajoutant une gesticulation appropriée à ses « grognements ». CHURCHILL, pourtant orfèvre en la matière, raconte dans ses Mémoires la scène de sa rencontre avec FOCH, le lendemain de Doullens, alors que, ministre de l’Armement, il vient en France, au moment de la crise de mars 1918 (3).
Cela commence par une description ébahie de la gestuelle de FOCH : « Ses mouvements, l’habitude qu’il a d’utiliser tout son corps pour souligner ou illustrer l’action décrite ou l’argument développé » ainsi que « la violence et la véhémence de ses propos ». Vient ensuite l’argumentaire de FOCH. CHURCHILL avoue naturellement que son français ne lui a pas permis de savourer tous les détails de la « harangue » comme il l’appelle. En français dans le texte, il nous fait vivre cependant les bribes ponctuées d’interjections qu’il a pu saisir au vol. FOCH montre sur la grande carte murale, la ligne atteinte par les Allemands : « Oh Oh ! Oh ! ». Ils avancent encore le 23 : « Ah ! Ah ! » s’écrie FOCH en faisant un énorme pas en avant. Le 24, c’est « Aïe aïe ! » Mais la progression se ralentit le 25. FOCH imite alors avec les bras le mouvement des plateaux d’une balance, lançant des « Oho ! Oho ! » qui indiquent le retournement de tendance. De fait, il montre le ralentissement de plus en plus prononcé dans les jours qui suivent.
À la fin de l’exposé, lorsqu’il atteint le dernier jour de l’attaque allemande, – la veille donc de la scène décrite par CHURCHILL – il annonce qu’il y a stabilisation et que la suite, c’est son affaire. La théâtralité atteint son sommet quand, nous rapporte CHURCHILL en français, CLEMENCEAU avance vers FOCH en disant : « Alors, Général, il faut que je vous embrasse ! » et le serre dans ses bras devant les hautes personnalités présentes, toutes médusées.
In fine, que retenir ? D’abord que l’expression, « FOCH premier SACEUR » est surfaite, car ne correspondant pas à la nature réelle de l’exercice de son commandement, par son côté non intégré, mais là n’est pas l’essentiel, c’est même accessoire. L’essentiel est ailleurs : en premier lieu, toute organisation du commandement correspond toujours aux conditions du moment et surtout à la nature de la personnalité du chef qui l’exerce : l’OTAN aurait pris une toute autre forme si le premier SACEUR avait été MAC ARTHUR à la place d’EISENHOWER.
Par définition, les structures de commandement sont souples et adaptables. Mais surtout, et cela est cardinal, toute structure de commandement, au niveau le plus élevé, tire toujours sa légitimité de la décision politique qui l’a mise en place. Aussi, pour ce qui est de l’Europe de la défense, ce n’est pas la forme du commandement suprême européen à mettre en place qui compte, c’est la décision politique qui fondera réellement l’Europe de la défense. C’est ce que les pourfendeurs de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954 avaient peut-être un peu mal perçu.
Colonel (ER) Claude FRANC
Article tiré du dossier 24 « Europe et Défense »
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(1) En fait, cedant arma togae, FOCH aurait dû s’adresser à CLEMENCEAU pour que celui-ci se retourne ensuite vers WILSON, via son représentant permanent en Europe, le « colonel » HOUSE, pour lui demander la relève de PERSHING, au motif que lui aurait indiqué FOCH. Mais, comme FOCH s’est obstinément refusé à la lui demander, CLEMENCEAU était « coincé ».
(2) Groupe d’armées de réserve dont dépend Mangin. Voir Fayolle, Carnets secrets de la Grande Guerre, Paris, Plon, 1964.
(3) Actes du Colloque « FOCH, apprenez à penser », Éditions SOTECA, Saint-Cloud, 2009, p. 281