La perspective d’un affrontement avec le bloc soviétique est aujourd’hui bien oubliée. Pourtant, toute une génération de Français s’y sont préparés. C’est ce que nous rappelle le colonel (ER) Claude FRANC au travers de l’évocation de son principal outil militaire.
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Si le concept de guerre de haute intensité refait aujourd’hui son apparition dans le paysage stratégique français, il est bien sûr évident qu’il ne s’agit aucunement de revenir trente années en arrière et de repenser un modèle stratégique de nos jours, complètement dépassé et ne correspondant absolument plus à la situation actuelle. Néanmoins, dans toute démarche prospective, il est bon de partir du connu, pour envisager l’inconnu. C’est à ce titre qu’il peut ne pas être tout à fait incongru, de se remémorer ce qu’était l’engagement de la Première Armée en réserve de l’Alliance sur le théâtre Centre-Europe, il y a trente ans, d’autant plus que l’image qui en a survécu a été largement déformée par le temps, et qu’elle s’est trouvée en partie dénaturée, quand elle n’a pas été caricaturée.
Il s’agit donc de présenter brièvement la place et le rôle du corps de bataille français il y a trente ans, et d’estimer les enseignements à en tirer pour demain. Cet article s’attachera donc à exposer rapidement ce qu’était la Première Armée, quelles étaient ses missions – il sera expliqué pourquoi sa mission était duale – et quelle était la nature de son engagement.
La Première Armée, il y a trente ans
La Première Armée regroupait l’ensemble des forces terrestres françaises appelées à être engagées sur le théâtre Centre-Europe, en cas de conflit majeur entre les deux Blocs Est et Ouest, c’est-à-dire entre l’OTAN et le Pacte de VARSOVIE (PAVA). Son engagement était couplé à celui de la Force Aérienne TACtique (FATAC) dont le PC pouvait d’ailleurs lui servir de PC de dévolution, en cas de destruction du sien. Il s’agissait bien d’un engagement aéroterrestre, et nullement d’un engagement uniquement terrestre : en plus de sa casquette de FATAC, le général aviateur concerné portait le titre, donc la casquette, d’adjoint au général Première Armée.
Celle-ci se composait de trois Corps d’armée (CA), stationnés en temps de paix dans le quart Nord-Est de la France pour deux d’entre eux, et en Allemagne fédérale pour un autre. Ces trois CA alignaient au total six divisions blindées (DB), deux Divisions d’Infanterie (DI) motorisées, et deux divisions mises sur pied par les Écoles d’application. À cet ensemble, il convient d’ajouter les éléments organiques, peu nombreux au niveau de l’Armée des Systèmes d’information et de commandement (SIC) et la totalité des moyens de défense sol-air moyenne portée, mais beaucoup plus étoffés au niveau des CA, ainsi que trois brigades logistiques. Ces moyens n’avaient pas d’autre hypothèse d’emploi que l’engagement majeur en Centre-Europe.
La Force d’action rapide (FAR), mise sur pied en 1984, comprenait, quant à elle, cinq divisions qui, à côté d’autres hypothèses d’emploi, notamment outre-mer, était placée sous le commandement de la Première Armée, en cas d’engagement majeur (dans cette hypothèse, la 11e Division parachutiste (DP) recevait un rôle particulier consistant à « assurer la liberté d’action des liaisons gouvernementales[1] à PARIS et en région parisienne. »
Dès lors que la Première Armée s’engageait « tous moyens réunis », cet ensemble représentait une force de l’ordre de 200 000 hommes, 1 500 chars, 400 hélicoptères et 500 pièces d’artillerie.
Les missions de la Première Armée
Plutôt que de missions au pluriel, il conviendrait mieux de parler d’une seule mission à deux volets, puisqu’il ne s’agissait pas d’exécuter soit l’une, soit l’autre, mais bien, les deux simultanément.
S’opposer à une agression
Le premier volet se place dans le cadre de la mission des forces de l’Alliance atlantique en Centre-Europe, s’opposer à une agression du Pacte de VARSOVIE.
En 1966, le général DE GAULLE décidait de retirer ses moyens militaires du commandement intégré de l’OTAN. La France demeurait évidemment membre de l’Alliance, mais ses moyens militaires n’étaient donc plus déployés en premier échelon, à hauteur du Rideau de Fer, dans un « créneau » spécifique. Mais, si l’engagement des armées françaises n’était plus automatique, il était néanmoins régi par l’application d’accords d’états-majors : les accords AILLERET-LEMNITZER (passés entre le CEMA français et le SACEUR pour les principes) et VALENTIN-FERBER (passés entre le commandant de la Première Armée et le CINCENT[2] pour les modalités). C’est ainsi que, sur décision nationale, la Première Armée, comme la FATAC, pouvaient être placées sous le contrôle opérationnel du CINCENT, pour exécuter des missions fixées par ce dernier, et agréées par les autorités nationales, le CEMA.
La Première Armée devenait ainsi une réserve du théâtre Centre Europe, et en fait même, « la » réserve, la seule force équivalente étant constituée par le 3e CA américain, stationné aux États-Unis, et dont l’acheminement sur le théâtre nécessitait un délai d’un mois, ce qui n’était peu compatible avec la notion d’attaque brusquée du Pacte, qui avait cours à l’époque.
Il faut préciser que les commandements alliés subordonnés à CINCENT, Groupes d’armées ou Corps d’armée, ne disposaient eux-mêmes que de peu de réserves. Celles-ci leur étaient pourtant nécessaires pour pouvoir, le cas échéant, conduire des contre-attaques d’ampleur limitée et rétablir ainsi la cohérence de leur dispositif, sans attendre que la situation soit compromise au point de justifier l’engagement d’une force telle que la Première Armée. Ils auraient donc aimé pouvoir disposer d’un « droit de tirage » sur les forces françaises et engager une division ou un corps d’armée, en fonction des besoins liés au déroulement de la bataille et de ses aléas. Mais cette possibilité ne leur fut jamais accordée, compte tenu du second volet de la mission de la Première Armée.
La participation à la dissuasion nationale
Ce second volet de la mission de la Première Armée prend place dans le cadre de la stratégie nationale de dissuasion, plus précisément, dans celui du rétablissement du processus de la dissuasion, puisque, dès lors qu’une offensive des forces du PAVA aurait menacé notre territoire, cette situation aurait signifié un échec – provisoire – de cette stratégie et, partant, de la dissuasion.
L’engagement de la Première Armée constituait le premier acte de ce processus et tirait son sens et sa logique de sa place dans ce processus. Acte majeur signifiant la volonté française de « ne pas subir », il était primordial qu’il fût bien compris en ce sens par l’adversaire.
Si la contre-attaque de la Première Armée réussissait, si l’offensive ennemie se trouvait bloquée, au moins temporairement, le résultat militaire attendu pour la manœuvre de l’Alliance était atteint. Pour les autorités nationales (et également pour les Alliés), ce succès signifiait un gain de délais et le retour à l’action politique.
Vient alors le facteur fondamental : qu’il y ait réussite ou échec, l’adversaire devait être convaincu que, s’il poursuivait ou relançait son offensive, la France n’aurait pas d’autre recours que de passer au deuxième stade du processus, à savoir, la décision du chef de l’État de la mise en œuvre du feu nucléaire préstratégique (initialement très mal nommé « tactique »). Pour qu’il n’y ait aucun doute à ce sujet, il était essentiel que l’ensemble des moyens militaires classiques dont disposait la France aient été engagés, et que l’accès au territoire national se trouve ainsi libre et ouvert.
C’est pour cet ensemble de raisons que l’engagement de l’ensemble Première Armée-FATAC devait être massif, et ne pas s’effectuer à grande distance des frontières nationales.
Même aujourd’hui, il est essentiel d’insister sur un point qui n’a pas toujours été bien compris à l’époque : l’engagement isolé de telle ou telle grande unité française, loin de nos frontières, n’aurait revêtu strictement aucun sens au regard de notre stratégie nationale de dissuasion, et c’est pourquoi, cette option n’a jamais été envisagée.
Ce concept d’emploi des forces françaises ne correspondait pas exactement aux souhaits des commandements de nos Alliés, qui se trouvaient engagés dans une autre logique, celle de la « Bataille de l’avant ». Ils l’avaient cependant bien compris, et intégré dans leurs raisonnements, en dépit des apparences.
C’est sur ces bases que les commandants successifs de la Première Armée ont toujours conduit leur action, de façon à satisfaire tout à la fois, les attentes de l’Alliance, et les impératifs de notre stratégie de dissuasion nationale.
Nature de l’engagement de la Première Armée
La nature de l’engagement de la Première Armée répondait à des critères très particuliers, du fait des contraintes du contexte stratégique de l’époque.
Le premier critère est lié à la multiplicité des hypothèses d’emploi. Contrairement aux corps d’armée alliés, dont la zone d’action est unique et qu’ils occupent dès le temps de paix (le « créneau »), la Première Armée pouvait, quant à elle, se trouver engagée en différents points du théâtre, selon les aléas du déroulement de la bataille.
Pour gagner la zone d’engagement qui lui serait désignée, la Première Armée aurait eu à effectuer une projection, certes de portée limitée, quelques centaines de kilomètres, au-delà des frontières (mouvement auquel il convient d’ajouter ceux depuis les zones de desserrement des garnisons). Ce mouvement aurait mis en jeu près de 200 000 hommes et des dizaines de milliers de véhicules et engins.
Au cours de ces mouvements initiaux, comme au cours de la phase d’engagement, les corps d’armée devaient être soutenus par une chaine logistique déployée depuis le territoire national. Il s’agit là d’une deuxième différence notable avec les corps d’armée alliés dont l’infrastructure logistique était déployée dès le temps de paix, sous forme de dépôts et d’installations positionnés à l’intérieur même de leur zone d’engagement, alors que les CA français devaient recourir à une logistique de corps expéditionnaire sans solution de continuité, et dont les lignes de communication se trouvaient cisaillées par une coupure majeure, le Rhin.
Les Grandes Unités (GU) de la Première Armée devaient effectuer leurs mouvements initiaux, puis se déployer sur un territoire et dans des zones déjà fortement et densément occupées par les forces alliées. Il fallait donc obtenir que ces dernières leur « fassent de la place » ― et notamment libérassent un certain nombre d’axes en nombre suffisant ― ce qui supposait l’accord et la coopération de nombreux commandement territoriaux et opérationnels alliés, ainsi que l’établissement au sein de ceux-ci, d’un réseau de liaisons aussi denses que fiables. Dernière difficulté, toutes ces opérations se seraient situées et déroulées dans le cadre d’une bataille en cours et d’une situation tactique qui ne pouvait être qu’extrêmement confuse.
C’est la raison pour laquelle le simple fait de gagner sa zone d’engagement et de s’y déployer représentait pour la Première Armée une opération particulièrement complexe, qui ne pouvait en aucun cas être improvisée. C’est ainsi que cette simple phase préliminaire, ainsi naturellement, que les différentes hypothèses d’engagement retenues ont donné lieu à un énorme et intense travail de préparation et de planification des mouvements et des opérations, ainsi qu’une recherche constante de l’opérabilité débouchant sur un entraînement permanent en commun : les années paires étaient consacrées à un cycle d’entraînement sous la direction du SACEUR, débouchant sur un exercice de conduite, à son niveau, testant la validation d’une hypothèse d’engagement, retenue (Exercice CREASTED EAGLE), tandis que, dans les années impaires, le cycle d’entraînement visait, sous la direction conjointe du CEMA (la cellule Forces Nucléaires de l’EMA étant activée) et du général commandant la Première Armée, à faire roder les liaisons et les procédures nationales par les états-majors concernés, jusque et y compris, celles relatives à la mise en œuvre du feu nucléaire.
C’est à cette tâche intense de planification et d’entraînement, complétée par d’importants et fructueux travaux de doctrine synthétisés lors des « Journées d’études de la Première Armée », tenues annuellement sous la forme d’un séminaire des GU, que se sont attelés, durant deux décennies (la Première Armée a été mise sur pied en 1969), les états-majors de la Première Armée et ceux des GU subordonnées (les CA et la FAR essentiellement[3]), dans la plus étroite confiance et collaboration avec les grands commandements territoriaux et opérationnels alliés.
Quels enseignements tirer de cette rétrospective ? Au-delà des nécessaires réappropriations, au niveau tactique, de procédés de combat perdus de vue dans le contexte stratégique actuel (bascules régulières et systématiques de PC, mouvements de grande amplitude en silence, recueil, dépassement et relèves au niveau de la GU, franchissement offensif, définition des contours de la masse de manœuvre ennemie, etc.), il importera, au niveau stratégique, que l’armée de Terre se réapproprie la culture nucléaire qu’elle a perdue ― et oubliée ― depuis trente ans.
En effet, dès lors que l’on envisage le retour d’opérations de haute intensité, il ne serait pas cohérent, et même coupable, pour l’armée d’un pays dont la stratégie est fondée sur la dissuasion nucléaire, de faire l’impasse sur l’hypothèse d’une menace sur ses intérêts vitaux. Dès lors, le couplage entre la manœuvre aéroterrestre en cours et la dissuasion nucléaire nationale s’imposerait. Il ne s’agit aucunement de vouloir réintroduire un nouveau système d’armes nucléaire au sein des forces terrestres ― opération totalement irréaliste et inutilement coûteuse ― mais d’adapter la mise en œuvre de l’ASMP-A[4] à ce type d’hypothèse.
En effet, le péché mortel aujourd’hui, consisterait à retomber dans une logique analogue à celle de GAMELIN, il y a quatre-vingts ans : prêter à l’ennemi potentiel les intentions et la manœuvre que l’on souhaiterait lui voir jouer, au lieu de se préparer avec ardeur, à parer celles qu’il serait susceptible de vouloir jouer.
NOTES :
[1] Selon les termes du Plan Général d’Opérations (PGO) de la Première Armée.
[2] Commandant en chef du secteur Centre-Europe.
[3] Le niveau divisionnaire y était partie prenante, jusqu’au moment de la dissolution des divisions type 67 (cinq divisions à trois brigades), et leur remplacement à la fin des années 70, par un échelon divisionnaire qui ne comportait plus de brigades.
[4] Missile air-sol moyenne portée amélioré.
Bonjour mon Colonel, merci pour cet article passionnant.
Je m’interroge maintenant sur le rôle qu’était celui des forces nucléaires dites « tactiques » ou « pré-stratégiques ».
En effet il m’est difficile de comprendre le rôle que jouaient ces forces. Celui d’ultime avertissement en frappant des cités des membres du PAVA hors Union soviétique ? Ou bien consistaient elles le cas échéant à taper le corps de bataille adverse directement ? Car cette dernière option me semble difficilement réalisable en une seule frappe. Elle suppose en ce sens de connaitre une grande partie du dispositif ennemi alors même que nos forces conventionnelles sont arrivées au point de rupture !
De plus, les régiments Pluton étaient-ils mis sous les ordres des FATAC ? Je doute fort que l’Armée de Terre appréciait de confier ses seuls vecteurs atomiques à l’Armée de l’Air …
Merci encore pour toutes ces explications et au plaisir de lire votre réponse,
Hugo