samedi 14 septembre 2024

Guerre psychologique en Afrique, le dessous des manipulations russes

Alors qu’elle verse son sang et donne son or sans profit pour stabiliser les régions les plus pauvres de la planète en Afrique, la France y est contestée, voire rejetée. Les opérations de guerre informationnelles russes y sont pour beaucoup et ont été bien identifiées. En revanche, les mécanismes de la guerre psychologique qui les ont permises sont peu connus. Quelques éléments de réponse permettent d’éclairer cet angle mort.

Les Français étudient depuis longtemps la géopolitique, les cultures, les rapports de force politiques ou les particularités ethniques ou nationales africaines. Cette connaissance et une empathie pour la région, sans équivalent parmi les acteurs étrangers, les ont pourtant conduits à une forme d’aveuglement. Ils ont sous-estimé l’importance de la sociologie et de la psychologie comportementale, ce qui a permis à des opérateurs russes indifférents à l’héritage dogon, à la figure fondatrice de Soundiata Keïta comme à l’héritage de la médersa de Sankoré à Tombouctou d’évincer les vieux « Africains » des forces françaises et du quai d’Orsay.

La chute du régime soviétique n’a pas entraîné la perte de sa culture du combat subversif. Les Russes livrent ainsi en Afrique une guerre par le milieu social (GMS) d’une grande efficacité, agissant sur les structures sociales et cognitives locales pour atteindre leurs objectifs. L’irrationalité des foules est, paradoxalement, une donnée objective qui se modélise et s’anticipe. En établissant la cartographie psychologique et sociale des États concernés par les opérations russes, il est aisé de retracer et de décrypter leur campagne et leurs méthodes. Elles reposent sur un principe central qui est la réaction mécanique de tout groupe humain à certaines situations ou circonstances. Les constats, parfois anciens, des sciences sociales fournissent ainsi une arme redoutable qui ne vise pas une force organisée mais l’esprit des masses. Or, il est difficile de contrer une perception, un comportement collectif. Liquide, à la fois insaisissable et irrésistible, la foule est le véritable enjeu des conflits de notre temps.

Le Français Gustave Le Bon a étudié la psychologie des foules dès la fin du XIXe siècle. Il a notamment mis en relief leur sensibilité aux images et au merveilleux. Pour elles, les faits comptent moins que leur représentation. Un narratif simple qui propose une explication globale et cohérente n’a pas besoin d’éléments réels vérifiables. Le vraisemblable occulte le vrai avant que la légende n’éclipse le vraisemblable. Toute légende narre finalement la lutte du Bien, la foule, contre le Mal. Les Russes ont ainsi activé l’image répulsive du français néocolonialiste, œuvrant dans l’ombre au pillage de l’Afrique. Ils ont donné au Mal un visage, qui cristallise les haines, les peurs et les rancœurs. L’image s’est d’autant mieux imprimée que le mythe de l’ancienne métropole toute-puissante persiste dans la psychologie collective. En croisant une croyance préexistante locale et la sensibilité des masses aux images, le résultat ne faisait guère de doute. La recette est éprouvée : la désignation du Juif, du Bourgeois, de l’Étranger, du Blanc ou du Noir comme croquemitaine a de beaux jours devant elle.

L’intérêt scientifique de Le Bon a trouvé son pendant économique chez les publicitaires américains qui comprennent dès les années 1920 les bénéfices qu’ils pouvaient tirer du behaviourisme. Edward Bernays en applique les principes à la vente de cigarettes, de tissus… ou de conseils au gouvernement américain et à la CIA. Un des secrets de Bernays est de faire justifier ses campagnes par une autorité légitime. Il n’hésite pas à mobiliser les médecins pour promouvoir la consommation de bacon au petit-déjeuner et fait la fortune des éleveurs porcins américains, modifiant durablement les habitudes alimentaires de ses compatriotes. La leçon a été retenue par les opérateurs en influence russes qui l’ont même améliorée. Faute, pour d’évidentes raisons, d’autorité favorable à la substitution de leurs mercenaires aux forces régulières françaises, ils les ont fabriquées. D’où l’élévation d’individus médiocres, dont le seul mérite est l’extrémisme, au rang d’autorités par simple occupation de l’espace médiatique, qui vaut adoubement dans l’opinion. Prisonniers de leur personnage, sous peine de retomber dans l’anonymat, les heureux (?) élus jouent naturellement le rôle attendu d’eux. Cette fabrique artificielle de légitimité est celle de « l’empotage d’autorité ». Son bénéficiaire ne peut étendre ses racines hors du pot où on l’a planté et arrosé ; il fait ce pour quoi il a été créé, rien de plus. Tel est le cas de Kémi Séba, un militant raciste anti-blancs et antisémite marginal promu au rang d’icône du panafricanisme antifrançais. Invité en Russie dès 2017, il y rencontre des intellectuels ultranationalistes proches du pouvoir et même le vice-ministre des affaires étrangères chargé de l’Afrique, Mickhaïl Bogdanov. Devenu personnage public grâce à cette reconnaissance, il peut officier en tant qu’influenceur. La méthode utilisée est d’ailleurs exactement la même en Europe, ce qu’illustre le cas de Xavier Moreau, dont les délirantes vidéos pro-russes sur YouTube font florès dans les milieux complotistes français.

C’est à partir de la fin des années 1930 que le soviétique Serge Tchakhotine a théorisé Le viol des foules par la propagande politique dans un ouvrage éponyme. Parmi ce qu’il nomme les impulsions affectives primaires, il a identifié la force motrice de l’instinct combattif. Celui-ci est d’autant plus fort que les conditions de vie sont dures — comme au Sahel. Impuissant contre les maux qui le rongent, dont la pauvreté et l’insécurité ne sont que la face émergée, le corps social éprouve le besoin d’agir, de se battre. Cette énergie est en permanence prête à éclater. L’objet de sa haine ne compte guère, il lui suffit de pouvoir l’exprimer librement contre n’importe quelle cible désignée. Les mouvements islamistes ont capté une partie de cette impulsion. Les Russes n’ont eu qu’à canaliser le reste en montrant la France du doigt. Les récentes émeutes contre les symboles français se renouvelleront probablement ailleurs, suivant les mêmes mécanismes.

Il faut dire que Paris pâtit d’un phénomène que le psychologue Robert Cialdini classe parmi les grands principes de l’influence dans son livre Influence, the psychology of persuasion. Il s’agit du principe d’association, qui veut que le porteur de mauvaise nouvelle finisse par y être associé. C’est en son nom que les despotes de jadis réservaient une poignée d’or et un pal affûté pour les messagers, en fonction du contenu de leurs missives. Malheureusement pour la France, elle s’est exposée en devenant le pompier de l’Afrique depuis plusieurs décennies — parfois maladroitement mais jamais avec le cynisme que lui prêtent ceux qui n’ont jamais risqué leur sang ni leur or pour chercher à y rétablir un peu d’ordre. À force de voir les Français revenir à chaque crise, les habitants ont fini par associer les interventions de l’ancienne métropole au désordre. C’est ce qui a permis de répandre une nouvelle aussi absurde que celle de la connivence de Paris avec les terroristes, qui irait jusqu’à les armer…

L’Afrique traditionnelle a muté en entrant dans l’ère des masses. Les Russes l’ont compris. Alors que les Français menaient une action politique et militaire cartésienne contre les groupes islamistes, ils ont utilisé des méthodes de publicitaires américains couplées aux vieilles ficelles du KGB. Force est d’en constater l’efficacité, même à travers ces simples exemples fragmentaires. Le règlement des crises ne peut plus faire l’impasse sur le milieu social.

Obnubilés par les succès tactiques à court terme, les Russes se sont cependant exposés à une défaite informationnelle stratégique. Il ne se sont pas contentés d’exploiter les prédispositions des foules sahéliennes. Ils les ont manipulées sans retenue. Or, à l’âge de l’information, tout finit par se savoir et un principe de psychologie comportementale domine tous les autres : l’horreur de la manipulation, qui dénote un mépris absolu de la cible. La transparence est une vulnérabilité tactique du modèle démocratique français. Mais elle est son atout stratégique majeur dans les guerres par le milieu social que lui livrent ses adversaires.

Raphaël CHAUVANCY
Raphaël CHAUVANCY
Raphaël CHAUVANCY est officier supérieur des Troupes de marine. Il est en charge du module "d’intelligence stratégique" de l'École de Guerre Économique (EGE) à Paris. Chercheur associé au CR 451, consacré à la guerre de l’information, et à la chaire Réseaux & innovations de l’université de Versailles – Saint-Quentin, il concentre ses travaux sur les problématiques stratégiques et les nouvelles conflictualités. Il est notamment l'auteur de "Former des cadres pour la guerre économique", "Quand la France était la première puissance du monde" et, dernièrement, "Les nouveaux visages de la guerre" (prix de la Plume et l’Epée). Il s’exprime ici en tant que chercheur et à titre personnel. Il a rejoint l'équipe de THEATRUM BELLI en avril 2021.
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