vendredi 13 décembre 2024

Intelligence artificielle ou robotique sur le champ de bataille

Aujourd’hui, les drones et l’Intelligence artificielle s’imposent dans la guerre et la sécurité. Ces domaines, comme toutes les autres activités humaines, n’échappent donc plus à la robotisation qui, pour les armées, permet certes d’économiser les vies des soldats en évitant la confrontation directe mais aussi d’être plus efficaces, notamment quand les effectifs déployés sont strictement comptés.

Il est vrai que l’ambition d’imposer la force en minimisant les risques, voire en restant hors d’atteinte de l’adversaire visé, n’est pas un objectif nouveau. Tout au long des siècles les innovations en matière d’armement ont recherché cet avantage. Mais aujourd’hui, cela signifie aussi une tendance croissante vers une délégation de l’action à des algorithmes qui, au bilan, s’affichent comme les mercenaires du futur.

En France, des considérations éthiques et parfois d’autres intérêts ont longtemps freiné ce développement :

  • L’armée de l’Air ne s’est pas tournée d’emblée vers les drones privilégiant l’avion de chasse ;
  • La Marine Nationale a investi sur des missions dangereuses mais défensives comme la guerre des mines ;
  • L’armée de Terre, confrontée au brouillard de la guerre ou du maintien de la paix, a sacralisé le contact et le comportement ;
  • L’interarmées, enfin, a érigé des règles d’engagement strictes s’attachant à garder les hommes, du politique au soldat, au cœur de l’action.

Aujourd’hui, les réserves morales s’effacent, le drone armé fait partie de la panoplie et les automatismes sont de plus en plus intégrés dans l’aide à la décision. À l’évidence, le futur proche, c’est-à-dire celui que vivront les jeunes générations, concrétise progressivement ce qui nourrissait encore hier les ouvrages de science-fiction : la guerre et la sécurité deviennent affaires d’hommes aux capacités augmentées, d’humanoïdes, d’intelligences artificielles implémentées massivement dans les senseurs, les centres de commandement et les armements de tous types.

Qu’en penser ?

Tout a été écrit. Une foultitude d’études détaillées récentes analyse cette tendance, souvent pour la justifier, plus rarement pour la contester. En synthèse, pour les démocraties occidentales, rien ne semble s’opposer techniquement ou juridiquement à son développement rapide.

Cela paraît d’autant plus légitime que les adversaires potentiels, étatiques ou de toutes autres natures, peuvent également accéder à ces modes d’actions. En effet, les drones, l’informatique et l’accès à l’information sont désormais au cœur de la vie courante. Tout est sur étagère à coût modique et en détourner les usages à des fins non-pacifiques est à la portée de chacun.

Imaginer un retour en arrière serait donc illusoire. De même, penser que l’on pourrait encadrer cette évolution s’afficherait comme un effort louable et nécessaire mais de portée limitée. Pour s’en convaincre il suffit de constater le pouvoir modeste des organisations de sécurité internationales ou régionales comme l’efficacité relative des réglementations en matière d’armements et des traités de lutte contre la prolifération. De surcroît, quand la justice internationale est saisie, celle-ci s’exprime au mieux a posteriori.

L’emploi de la force demeurera toujours l’expression de volontés qui, pour la plupart, seront raisonnées mais, malheureusement aussi, pour certaines, plus arbitraires. Or ces dernières sont d’ores et déjà en mesure de disposer de moyens d’action accrus au regard des vulnérabilités de nos sociétés. À ce titre la raison du plus fou, du plus extrémiste mais aussi du plus faible, de l’opprimé pourront s’exprimer demain sans préavis ni modération. Contenue dans la seconde moitié du XXe siècle, la violence pourrait bien être une dimension première des décennies à venir.

Demain, l’éthique sera battue en brèche !

Ce jugement peut paraître excessif, pourtant, quand les extrémismes, les dictatures et certains régimes s’affranchissent ou prennent des libertés avec les droits de l’homme, comment définir et décliner une référence éthique commune ?

Aujourd’hui tous les pays se dotent de drones aériens, terrestres et navals, armés ou non. De fait, la robotisation des forces armées n’est pas encadrée par des traités d’interdiction ou de limitation à l’instar de ceux portant sur les armements non conventionnels. De même il est difficile d’envisager des restrictions d’exportation ou des embargos quand ces technologies, nous l’avons déjà noté, sont de plus en plus banalisées et accessibles à tous.

Il faudra donc se contenter d’énoncer des règles d’engagement légitimant l’emploi de ces moyens même si, là encore, édicter des règles appropriées et acceptées par tous peut sembler utopique. Il est probable que le droit du plus fort s’imposera avec, en corollaire, la condamnation du vaincu ! Néanmoins gardons raison, si nos démocraties veulent être encore capables d’agir en coalition il leur faudra bien implémenter une réflexion éthique dans les délégations, automatismes, contrôles, robots, armes et machines. Le défi est bien là !

Mais le problème posé par l’intelligence artificielle et la robotisation sera surtout celui de leur emploi par des extrémistes de toutes natures. Ceux-ci se focaliseront sur des actions plus rustiques privilégiant la surprise, souvent à caractère terroriste pour frapper les esprits, qui seront menées dans des périmètres transfrontaliers, régionaux, voire même internationaux, difficilement contrôlables. Face à ces organisations clandestines les espoirs de négociation sont illusoires et, en conséquence, l’emploi de la force s’imposera dans la durée au-delà du cadre de la légitime défense et des règles d’engagement classiques.

Quelles orientations s’imposent pour les armées ?

Face à des menaces, des violences et des déstabilisations de plus en plus singulières, il faut désormais penser et mener la guerre ou les opérations de guerre et de sécurité autrement. Cela ne signifie pas que les principes célèbres (liberté d’action, concentration des efforts, économie des moyens, foudroyance…) sont obsolètes, bien au contraire, mais l’art opératif et la tactique doivent profondément évoluer et intégrer l’apport de la robotique et de l’intelligence artificielle. Il serait bien prétentieux de prétendre ici faire l’exégèse des mutations attendues, identifier quelques idées fortes porteuses d’efforts semble plus raisonnable.

Paradoxalement, la première consiste à accélérer le mouvement de numérisation et de robotisation des forces. En effet, dans un contexte de ressources humaines toujours compté, seules ces capacités permettront de conserver la liberté d’action et de réaction nécessaire ; considérons pour s’en convaincre qu’il serait bien illusoire d’imaginer, sans celles-ci, le contrôle de la bande sahélo-saharienne avec moins de 5 000 hommes soutiens compris, une poignée d’hélicoptères et d’avions. Constatons aussi que la mise en synergie des capacités de renseignement, de surveillance, d’analyse, de décision et d’action profondément robotisées et automatisées inverse le rapport de force classique et renforce considérablement la protection des forces. Bien évidemment, cette robotisation de l’espace de bataille ne peut être totale, qui accepterait que la guerre, les interventions extérieures soit totalement déshumanisées ? Mais cette réflexion n’est pas neuve, elle l’était déjà pour d’autres armements quand l’agent orange et le napalm par exemple étaient déversés sur le Vietnam. Il faut ainsi trouver le meilleur équilibre d’emploi des drones, qu’il s’agisse de contraindre, stabiliser, contrôler ou dissuader, pour que les perceptions des partis en présence et des populations soient in fine porteuses d’une paix possible.

La seconde relève d’un impératif, il s’agit en effet de garder en toutes circonstances le contrôle permanent de ces capacités. Il n’est pas en effet envisageable de déléguer totalement l’action à des intelligences artificielles en réseau, fussent-elles capables aujourd’hui de s’imposer sur un échiquier aux plus grands maîtres. Et, dans ce contexte, si les années passées ont vu le contrôle politique et stratégique prendre souvent le pas sur celui exercé au niveau des forces, il s’agit plutôt maintenant de redonner la priorité aux commandements déployés sur les théâtres et au plus près de l’action, à la fois pour tirer pleinement profit du potentiel des drones mis en œuvre et pour gagner en pertinence dans le juste emploi de la force. Au sein de coalitions où les autorités politiques et militaires nationales peuvent difficilement décider ou réagir en temps utile, l’intelligence des situations et la maîtrise des actions en temps réel devraient encore plus inciter à raccourcir les chaînes et les processus décisionnels en accordant plus « d’autonomie » aux échelons de commandement déployés. Cette subsidiarité sans équivoque entre la direction stratégique et les théâtres a un corolaire : disposer de commandements opératifs et tactiques très affutés et préparés à l’exercice de ces responsabilités. Le choix, la formation, l’éducation et l’entraînement des chefs deviennent de véritables enjeux.

La troisième est de s’imposer dans l’espace, le cyberespace, l’espace électromagnétique, les perceptions, le moral : autant de dimensions indispensables, quand la robotisation et l’Intelligence artificielle prennent une part prégnante, pour prendre l’ascendant d’emblée, pour asseoir l’action, la légitimer et conserver l’avantage mais aussi pour garantir l’engagement et la protection des forces. À l’instar du préalable de disposer de la supériorité aérienne consacré depuis des décennies, la maitrise des espaces virtuels, cognitifs et psychologiques est indispensable désormais face à des adversaires déterminés et opportunistes capables de mener des actions de déni d’accès ou d’influence à moindre coût. Cela suppose donc d’agir dans ces espaces dès le temps de paix pour être efficace le moment venu, la maîtrise de ces dimensions ne s’improvise pas.

Que conclure de ce rapide survol ?

Tout d’abord que nous avançons sans hésitation vers des scénarios portés hier par des extra-terrestres dans La Guerre des Mondes de H. G. WELLS ou La guerre des étoiles de George LUCAS mais également de manière plus humaine par les albums de Blake et Mortimer d’Edgar P. JACOBS.

La robotisation et l’intelligence artificielle s’imposent à nous. Nous souhaiterions que cela soit de manière raisonnée, raisonnable mais nous devons imaginer également le pire, car ces technologies, de plus en plus banalisées, peuvent être utilisées ou détournées aisément et à peu de frais.

Dans ce contexte, penser éthique se heurtera à la réalité des employeurs. Pour des voyous, des mafias, des extrémistes, voire des régimes sans trop de scrupules, recourir à ces capacités, même de manière rustique, sera une manière de surprendre, désorganiser, imposer, terroriser…

Nul doute que ceux-ci ne s’embarrasseront donc pas de préjugés ni de règles, y compris au quotidien. Ils peuvent en effet commencer par perturber les automatismes qui régissent les fonctions vitales des démocraties comme l’énergie, les transports, la sécurité, les banques, l’information…

Pour la Défense et les armées, la robotisation et l’intelligence artificielle ne peuvent se cantonner à des capacités stratégiques mais interviennent désormais dans l’environnement direct du combattant. Elles sont des démultiplicateurs de puissance, de décision et d’action à tous les niveaux de commandement et d’exécution.

Aussi les démocraties doivent-elles évaluer et mesurer leurs forces et leurs vulnérabilités à l’aune de ces technologies, de leur développement fulgurant et de leur emploi systématique. Les armées également !

C’est donc dans ce contexte qu’il faut désormais définir des axes d’efforts au niveau national et avec nos alliés pour assumer notre rang, celui de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, de l’OTAN et de l’Union européenne de la Défense. Ces efforts sont multiples mais nous pouvons mettre en exergue quelques idées fortes.

Tout d’abord celui d’accélérer la numérisation, la robotisation et la prise en compte de l’intelligence artificielle dans l’équipement de nos armées dans tous les domaines et à tous les niveaux. Bien entendu cela suppose des priorités et des analyses rigoureuses en termes d’équipements, d’équilibres, de vulnérabilités, de soutenabilité… Il ne s’agit pas d’aligner des drones et des humanoïdes mais bien de démultiplier l’efficacité des armées afin qu’elles puissent répondre, seules et en coalition, aux missions de défense et de sécurité de demain.

Ensuite, il convient de conserver strictement la maîtrise de l’emploi de la force en toutes circonstances, quelque soient la puissance et le niveau de réactivité des automatismes implantés dans les processus décisionnels, drones et robots. Cela doit sans doute conduire à de nouvelles répartitions des responsabilités et des tâches entre les niveaux de direction et de commandement des opérations et donc, de surcroît, être étudié avec nos alliés.

Enfin, recourir à la robotisation et à l’intelligence artificielle dans des proportions supérieures implique l’accès et la défense de ressources indispensables mais vulnérables relevant de l’espace, du cyberespace, de l’espace électromagnétique mais également de champs plus virtuels propres à l’information et aux perceptions. Il s’agit donc, dès le temps de paix, de s’assurer la disposition et la maîtrise de ces ressources sous peine de construire une défense sur du sable.

Néanmoins, ces efforts faits, l’éthique, parce qu’elle définit les fondements moraux de l’emploi de la force et qu’elle favorise des décisions et des réponses justes dans l’action, demeurera pour les démocraties une référence fondamentale. Quand les décideurs, les armées et les peuples côtoient leurs ennemis au travers d’écrans et peuvent frapper sans coup férir via des machines, les dérives sont potentiellement fortes. Face à des extrémismes ou des autoritarismes déterminés, seules des règles morales pragmatiques partagées à tous les niveaux éviteront de sombrer dans l’arbitraire contagieux des haines recuites comme dans l’automatisme confortable des algorithmes militaires.

GCA (2S) Patrick BAZIN

Texte tiré du dossier 23 du G2S : L’éthique dans le métier des armes

CERCLE MARÉCHAL FOCH
CERCLE MARÉCHAL FOCH
Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).
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