En dépit des engagements souscrits lors de la conférence de Berlin tenue le 19 janvier 2020, à savoir notamment l’instauration d’un cessez-le-feu durable, le respect de l’embargo sur les armes et l’arrêt de toute livraison d’armements aux belligérants, la non-ingérence, etc., la situation en Libye semble se détériorer au risque d’échapper à tout contrôle et de déstabiliser l’espace maghrébo-sahélien.
En effet, nous assistons, au contraire, à une accélération des ingérences et des livraisons d’armements en violation des engagements pris lors de la conférence de Berlin. La guerre en Libye, pour le moment de basse intensité, risque de basculer dans un conflit généralisé de haute intensité hypothéquant l’existence même de l’État libyen. En effet, le conflit s’est internationalisé échappant aux belligérants cantonnés au rôle de « proxys » d’acteurs régionaux et internationaux livrant bataille pour des objectifs stratégiques et économiques particuliers, pour le contrôle et le partage des richesses pétrolières et gazières du pays évaluées à 48 milliards de barils (1ère réserve d’Afrique, neuvième mondiale) et se garantir une part de marché quant à la future reconstruction du pays estimée à plus de 270 milliards de dollars par la Banque mondiale.
La Libye, nouvelle Syrie du Maghreb ?
Depuis le 19 janvier 2020, les deux belligérants, à savoir le camp Sarraj représenté par le GUN [1] principalement soutenu par la Turquie, le Qatar et dans une moindre mesure l’Italie et la Grande-Bretagne et le maréchal Haftar avec ses principaux soutiens, l’Égypte, les Émirats arabes unis (EAU), l’Arabie saoudite, la France, la Russie et dans une moindre mesure, avec une stratégie opaque, les États-Unis, ont bénéficié d’un apport massif en armements sophistiqués et en mercenaires et troupes nourrissant le risque d’escalade du conflit. En effet, selon un rapport des Nations Unies datant de fin janvier 2020, les EAU auraient livré au maréchal Haftar, via près de 40 avions cargos, plus de 3000 tonnes d’armes dont des véhicules blindés, des systèmes de défense anti-aériens, des drones, etc. Des mercenaires soudanais auraient renforcé les rangs de ceux déjà présents au sein de l’ANL [2]. Parallèlement, l’appui turc au gouvernement Sarraj s’est intensifié : le 29 janvier 2020, trois navires turcs escortés par une frégate ont été observés au large et dans le port de Tripoli par des avions Rafale français ayant décollé du porte-avions Charles-de-Gaulle. Un navire a débarqué des blindés lourds et des deux autres navires des soldats de l’armée turque. Le 27 janvier 2020, une quarantaine de militaires turcs arrivaient à Misrata par voie aérienne. Probablement, en appui technique et afin de permettre l’emploi d’armement sophistiqué. En effet, le 28 janvier 2020, un drone émirati de fabrication chinoise œuvrant pour le maréchal Haftar était abattu à Misrata. Le 29 janvier 2020, le président français Macron, lors d’une entrevue avec le premier ministre grec, dénonçait le non-respect de la parole donnée par le Président turc Erdogan tout en mettant en exergue la poursuite par la Turquie du transfert de mercenaires syriens vers le camp de Tripoli dont le nombre est évalué à environ 2500 avec un objectif final de 6000 combattants. Le porte-parole de l’ANL, Ahmed Mesmari, évaluait, le 30 janvier 2020, leur nombre à 3000. Outre son propre soutien, la France s’abstient de dénoncer l’apport massif en armement au profit du maréchal Haftar en violation des engagements pris à Berlin. Enfin, le 30 janvier 2020, l’émissaire onusien pour la Libye, Ghassan Salamé, s’exprimant devant le Conseil de Sécurité de l’ONU souligne : « il y a des acteurs sans scrupule, à l’intérieur et à l’extérieur de la Libye, qui hochent la tête avec un clin d’œil cynique aux efforts pour la paix et affirment pieusement leur soutien à l’ONU. En même temps, ils continuent, par derrière, à alimenter une solution militaire en accentuant le spectre effrayant d’un conflit de grande ampleur et d’une nouvelle misère pour le peuple libyen ».
Dans ce contexte, le chaos libyen, véritable trou noir à la frontière Est de la Tunisie, est amplifié par les ingérences multiples et par le jeu complexe et opaque des puissances régionales et internationales. Aujourd’hui, à l’image d’un mix entre la Syrie et l’Irak, la Libye, scindée en trois entités elles-mêmes fracturées et divisées, mène une lutte acharnée pour maintenir son unité. Le pays, fracturé en de nouvelles territorialités féodales, traverse une situation de guerre régionale et internationale par procuration, une guerre tribale, clanique, religieuse et mafieuse nourrissant l’instabilité régionale et l’exposant à un risque de somalisation.
En effet, du fait des ingérences étrangères, la Libye est projetée au cœur d’un grand jeu à l’échelle régionale et mondiale dépassant les considérations intérieures et limitant la marge de manœuvre des belligérants libyens :
- Évincement de puissances rivales ;
- Luttes d’influence entre soutiens et adversaires des « révolutions arabes » ;
- Affrontements par milices interposées entre les monarchies du Golfe marquant l’intrusion du Machrek au Maghreb ;
- Contrôle des richesses libyennes, maghrébines et sahéliennes, reconfiguration des rapports de force à l’échelle du Maghreb, convoitise des ressources gazières et pétrolières de la Méditerranée Orientale, etc.
Situation sur le terrain
Sur le terrain, la trêve, fragile, ne pouvait tenir. Outre les raids aériens, tirs de roquettes, les combats ont rapidement repris dans le sud de la ville de Tripoli. Parallèlement, depuis la ville de Syrte reprise par le maréchal Haftar le 6 janvier 2020, l’ANL a lancé, le 26 janvier 2020, une offensive sur la route menant à Misrata. L’objectif de la manœuvre vise, en prenant en tenaille la ville de Misrata qui se retrouve exposée sur son flanc Est, à déclencher le retour des misratis assurant la défense de Tripoli affaiblissant ainsi cette dernière. Parallèlement, si Tripoli tombe, Misrata se retrouverait encerclée. À l’inverse, si le maréchal Haftar est évincé de la Tripolitaine, Tripoli basculera sous l’emprise de la ville de Misrata et de ses puissantes milices marquant le retour à la situation caractérisant l’année 2014. Comme le souligne Bernard Lugan, « le littoral urbanisé de Tripoli constitue un cas particulier. Ici, le pouvoir appartient aux milices (…) nous sommes dans le monde des trafics qui permettent aux miliciens de faire vivre leurs familles. Or, ils auraient tout à perdre d’une victoire du général Haftar puisque ce dernier a promis de les mettre au pas. Voilà pourquoi ils soutiennent le pseudo-gouvernement de Sarraj, lui-même porté par la Turquie (…) La situation en Tripolitaine est donc très claire : si le général Haftar ne réussit pas à s’y imposer militairement, Tripoli et les villes littorales demeureront au pouvoir des milices » [3]. Le réalisme dicte à Haftar de refuser tout cessez-le-feu ne pouvant que lui porter préjudice. En effet, contrôlant environ 80 à 90 % du territoire libyen, le maréchal Haftar a conscience que le temps joue en sa défaveur, les alliances étant volatiles et la Turquie renforçant significativement son appui militaire au camp Sarraj. Par ailleurs, l’offensive initiée le 4 avril 2019 s’enlise en dépit des dernières avancées et risque d’hypothéquer les soutiens extérieurs et intérieurs à l’ANL. [4]
Les contours de la problématique libyenne
À ce stade, toutes les conférences internationales portant sur la Libye ont buté sur la complexité du théâtre. Mauvais diagnostics ne tenant pas compte du réel et de la sociologie tribale libyenne, stratégies rivales des puissances régionales et internationales, intrusion du Machrek ou de la « guerre inter-sunnites » au Maghreb, exacerbation des rivalités et des convoitises quant au positionnement au sein du Maghreb, du Sahel africain et en Méditerranée orientale et plus globalement nouvelle géopolitique mondiale redessinant les rapports de puissance constituent autant de freins à tout règlement durable de la guerre en Libye. En effet, outre les réalités locales complexes caractérisant la scène libyenne, sans analyse approfondie des stratégies des puissances s’ingérant dans le conflit libyen, de leurs objectifs avoués et non avoués, de l’impact de la reconfiguration en cours des rapports de puissance à l’échelle planétaire, il n’est pas possible de poser le bon diagnostic et donc d’élaborer une feuille de route réaliste aboutissant à un règlement durable de la guerre libyenne tenant compte de l’imbrication entre trois plans, à savoir le local, le régional et l’international.
Avant de développer sommairement ces points, la problématique libyenne pourrait être résumée en ces termes :
- Comment organiser une cohabitation entre le centre et les périphéries, c’est-à-dire comment articuler la répartition du pouvoir politique et des revenus des richesses pétrolières et gazières à un niveau local tout en conservant un pouvoir central doté d’un minimum de prérogatives régaliennes ? Il s’agit, pour les Libyens, d’inventer une nouvelle forme de gouvernance collant à leurs spécificités ;
- L’enjeu fondamental en Libye porte sur le contrôle des richesses pétrolières, gazières et dans une moindre mesure des trafics en tous genres (crime organisé transnational érigeant des chefs de milices en véritables seigneurs de nouvelles territorialités féodales) au niveau local, régional et international. Comment imaginer que ces chefs de guerre accepteront de déposer les armes alors qu’ils contrôlent, par ces armes, des territoires source de revenus considérables tout en pesant sur les décisions politiques ? Par ailleurs, quel sera l’équilibre des forces émergeant de la lutte entre les puissances pesant traditionnellement sur la scène libyenne et les nouvelles puissances (Russie, Chine, Inde, Corée du Sud, Turquie, Pays du Golfe, etc.) ? Cet équilibre préservera-t-il l’unité territoriale de la Libye via un « understanding » de partage des ressources pétrolières et gazières ou favorisera-t-il une partition du pays ?
- Les puissances internationales, à la date du 5 février 2020, ont-elles réellement intérêt à une pacification de la Libye ?
La négation du réel libyen
Il s’agit du premier point justifiant les échecs successifs des multiples conférences internationales portant sur la guerre en Libye. Albert Einstein souligne : « on ne peut pas résoudre un problème avec le même mode de pensée que celui qui l’a généré ». La démocratie suivant le modèle occidental plaquée artificiellement sur les réalités libyennes et l’organisation d’élections ne permettront pas d’aboutir à un règlement durable de la guerre en Libye. En effet, sans entrer dans la complexité de la sociologie politique de la Libye, cet État est caractérisé par une mosaïque tribale aux équilibres précaires, l’absence d’une assise nationale ancrée dans le temps long de l’histoire et des identités locales et régionales fortes. De tout temps, l’appartenance à la tribu, au régional, a primé avec une profonde méfiance à l’égard de tout pouvoir central. Par ailleurs, la Libye est caractérisée par une dualité entre les régions côtières et les tribus nomades de l’hinterland. Les villes du littoral ont toujours craint les populations nomades convoitant leurs richesses. Une dualité également entre une Cyrénaïque sous influence grecque et une Tripolitaine sous l’influence de Carthage et de Rome. Sans tenir compte du réel libyen, certaines puissances et organisations internationales pensent qu’en plaquant artificiellement le modèle démocratique du « one man, one vote » sur cette réalité si particulière libyenne, la Libye retrouvera le chemin de la paix et de la stabilité.
À l’image de l’Afrique subsaharienne où le vote, par essence ethnique, plonge des pays dans une instabilité chronique du fait de « l’ethno-mathématique » conférant le pouvoir politique aux ethnies les plus nombreuses, le vote en Libye est local, tribal et régional. Le « one man, one vote » ne fera qu’entériner et exacerber les lignes de fracture générées par la guerre menée par l’OTAN en 2011 avec pour objectif d’éliminer le Colonel Kadhafi et de briser l’État libyen, notamment sa souveraineté sur ses ressources et sa monnaie. Par voie de conséquence, l’importation du modèle démocratique occidental fondé sur le « one man, one vote » ne fera qu’exacerber la conflictualité libyenne. En l’occurrence, c’est exactement ce qui s’est passé suite aux élections de l’année 2014 aboutissant à une partition de fait de la Libye entre le camp Sarraj et les autorités de l’Est. A ce niveau, la communauté internationale, notamment les Nations Unies, devraient partir du réel libyen, c’est-à-dire des tribus libyennes, véritables détentrices du pouvoir, aujourd’hui usurpé par les milices, et de les replacer au centre du jeu. Il appartient aux Libyens, en tenant compte des singularités de leur pays, d’élaborer, en innovant, une forme de gouvernance permettant une juste répartition des revenus du pétrole et du gaz et une articulation subtile entre des pouvoirs locaux puissants et un pouvoir central régulateur doté d’un minimum de prérogatives régaliennes. La Tunisie, en veillant au respect de la souveraineté libyenne et en s’affranchissant de toute forme d’ingérence, pourrait œuvrer à faciliter le rapprochement entre les grandes tribus libyennes et faciliter la réflexion quant au futur modèle de gouvernance à inventer par les Libyens tenant compte de leurs singularités.
Comme le souligne Bernard Lugan, « les tribus, pourtant les seules vraies forces politiques du pays, sont écartées alors que la solution passe précisément par la reconstitution des alliances tribales forgées par le colonel Kadhafi (…) reconnu depuis le 14 septembre 2015 par le Conseil Suprême des tribus comme son représentant légal, Seif Al-Islam, qui représente une des solutions, est systématiquement écarté par les Européens. Or, il est l’un des très rares leaders libyens en mesure de pouvoir faire cohabiter centre et périphérie, comme l’avait fait son père, en articulant les pouvoirs et la rente des hydrocarbures sur les réalités locales avec un minimum de présence du pouvoir central » [5]. En l’occurrence, le 24 janvier 2020, des chefs de tribus libyennes se sont déplacés auprès du Conseil Supérieur des régions pétrogazières et aquatiques afin de formuler les conditions du redémarrage des puits de pétrole bloqués par le camp Haftar la veille de la conférence de Berlin et engendrant la chute de la production pétrolière de 1,2 millions de barils/jour à 284.000 barils/jour. Ces conditions peuvent être résumées en ces termes : démission du gouvernement Sarraj, des dirigeants de la Banque Centrale et de la National Oil Corporation (NOC) ; constitution d’un gouvernement provisoire assurant une répartition équitable des revenus tirés de la vente des hydrocarbures, ouverture d’un compte bancaire spécial, etc.
Une nouvelle géopolitique mondiale conditionnant l’avenir de la Libye
À la charnière du Maghreb et du Machrek, porte d’entrée vers l’Afrique, riche en ressources énergétiques (pétrolières et gazières), la Libye occupe une position de carrefour stratégique hautement convoité entre l’Asie et le Moyen-Orient, l’Europe et l’Afrique. Être positionné en Libye permet de peser sur les équilibres géopolitiques d’une grande partie de la Méditerranée, du Maghreb et du Sahel africain, trois espaces en miroir.
En effet, la Libye, porte d’entrée vers la profondeur sahélienne riche de ressources convoitées, acquière une dimension stratégique centrale. Ainsi, les puissances extérieures, sous couvert de lutte contre le terrorisme et le crime organisé, convoitent les ressources naturelles avérées et potentielles et visent, à terme, une militarisation croissante et durable de la zone afin d’asseoir leur contrôle et d’évincer les puissances rivales (Chine, Russie, Inde, Turquie, Iran, pays du Golfe, etc.). Ces puissances ont tout intérêt à favoriser l’émergence d’une équation géopolitique les plaçant en situation de force pour le partage des richesses du Sahel et du Maghreb. En outre, se positionner militairement au sein de ce couloir stratégique reliant l’océan Atlantique à la Mer Rouge offre la double faculté de peser sur les équilibres géopolitiques et énergétiques du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest. La même dynamique est à l’œuvre quant à la convoitise des considérables ressources en gaz et dans une moindre mesure en pétrole de la Méditerranée orientale.
Sans une compréhension fine de la nouvelle grammaire géopolitique à l’œuvre à l’échelle internationale et des rivalités de puissance restructurant le tableau mondial, il n’est pas possible d’appréhender la complexité de la guerre en cours en Libye.
En effet, à l’échelle internationale, nous assistons à un retour des logiques de puissance avec une exacerbation des rivalités entre les puissances visant à maintenir les Etats-Unis en tant que moteur de la transformation du monde à leur image suivant le concept de « destinée manifeste » et les forces émergentes œuvrant à l’avènement d’un monde multipolaire (Chine, Russie, Inde, Iran, Turquie, Venezuela, etc.). La future structuration des forces au sein du triangle stratégique composé par les Etats-Unis, la Chine et la Russie dessinera le monde de demain encore en gestation. En effet, c’est autour de ce triangle stratégique (Suslov) que les rapports de force et les équilibres de puissance s’esquissent.
En effet, selon les stratèges américains, si la Chine se hisse au tout premier rang des puissances, par la combinaison de sa croissance économique et de son indépendance géopolitique et militaire, tout en conservant son modèle confucéen à l’abri des manœuvres subversives occidentales, alors la suprématie des États-Unis sera décisivement affaiblie. Dans ce contexte, la guerre commerciale masquant l’enjeu réel de la lutte, la suprématie technologique, la guerre humanitaire (ingérence humanitaire puis responsabilité de protéger), la stratégie subversive d’ingérence démocratique visant Hong Kong et accessoirement Taiwan, les futures pressions environnementales, la guerre contre le terrorisme islamiste et la cyberwar constituent les nouveaux axes d’intervention servant à masquer les buts réels de la grande guerre eurasiatique : « la Chine comme cible, la Russie comme condition pour emporter la bataille ». Suivant la logique d’un billard à trois bandes, la Chine comme cible car elle seule est en mesure de dépasser l’Amérique dans l’ordre de la puissance matérielle (économique et militaire) à l’horizon de trente ans. La Russie comme condition car de son orientation stratégique découlera largement l’organisation du monde de demain : unipolaire ou multipolaire.
La montée des tensions en Europe de l’Est, au Moyen-Orient, en Asie Centrale, en Asie du Sud-Est et en Afrique, c’est-à-dire le long des lignes de frictions séparant les sphères d’influence de ces trois pôles de puissance, révèle que la bataille est d’ores et déjà engagée.
En 1904, Sir Halford Mackinder, géopoliticien britannique, parvenait à une conclusion : le contrôle du Heartland, le cœur de l’Eurasie, doit permettre de dominer l’île mondiale eurasiatique, pivot de l’hégémonie mondiale. Cette thèse est toujours d’actualité.
En effet, les États-Unis ont opéré un redéploiement géopolitique sur l’espace eurasiatique et se heurtent de plein fouet aux puissances continentales russe et chinoise qui, pour leur part, renforcent significativement les instruments visant à permettre, à terme, l’union du continent eurasiatique, c’est-à-dire la reconstitution du Heartland évinçant la puissance maritime américaine : l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), l’Union Économique Eurasiatique, le projet titanesque des nouvelles routes de la Soie chinoises, dit BRI (Belt and Road Initiative), la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures (BAII), etc. en sont les vecteurs. En dépit des déclarations officielles, le discret renforcement de la présence militaire américaine en Afghanistan rompant avec une promesse de campagne du président américain Trump et la doctrine Obama témoigne de la volonté de peser sur les périphéries russes et chinoises en reprenant pied au cœur de l’Eurasie. [6]
Manifestation de cette orientation, le Secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, a entamé, du 31 janvier au 3 février 2020, une vaste tournée en Ukraine, en Biélorussie, au Kazakhstan et en Ouzbékistan avec pour objectif de tenter de repositionner les USA en Asie Centrale et d’entraver la reconstitution du Heartland porté par le partenariat stratégique entre la Russie et la Chine. Via cette manœuvre, les USA aspirent à détacher les pays d’Asie centrale de l’axe Russie-Chine en les enrôlant dans « des projets sécuritaires, économiques et énergétiques parrainés par Washington et surtout en rapport avec l’Afghanistan ». Elle révèle également le poids des inerties américaines portées par des Think Tanks et l’establishment washingtonien auquel se heurte le président américain. Il en est de même quant au rapprochement avec la Russie initialement érigé en pilier lors de sa campagne électorale. S’appuyant sur les réflexions d’Henry Kissinger, la manœuvre subtile consistait à entraver le rapprochement entre Pékin et Moscou en orientant le balancier russe vers l’Europe. « Russiagate », procédure d’impeachment, perspectives électorales ont contraint le président Trump à des compris, à « arrondir les angles » et à ne pas entrer en bataille frontale contre l’État profond et ses relais néoconservateurs. Ces derniers, conscients du timing et de la faible marge de manœuvre du président Trump, ont initié, à la faveur de contingences locales favorables et suivant une mécanique bien rodée et éprouvée en Europe de l’Est (révolutions de couleur) et lors du dit « printemps arabe », une offensive visant principalement la zone MENA, les périphéries russes et chinoises, le bassin des Caraïbes (Coup d’Etat militaire en Bolivie, Venezuela, etc.) et certains pays d’Amérique latine jugés récalcitrants. Les partisans de cette offensive estiment que les États-Unis ont les moyens militaires et économiques à même de leur permettre de contenir à la fois la Russie et la puissance chinoise. Certes, l’approche se doit d’être plus « soft » et présentable que la manœuvre employée en Ukraine marquée par le recours à des néo-nazis. L’objectif demeure néanmoins le même : semer le chaos, briser des États et déstabiliser des régions afin de s’assurer l’accès aux ressources stratégiques et évincer les puissances rivales tout en les contenant.
Par voie de conséquence, en dépit d’une méfiance réciproque prenant racine dans le temps long de l’histoire, l’arrogance occidentale, notamment américaine, a précipité le balancier stratégique russe vers Pékin. Apaisement aux frontières, multiplication des visites officielles, partenariat stratégique entre la Russie et la Chine, manœuvres militaires communes d’ampleur, y compris en mer Méditerranée et en mer Baltique, signature d’accords économiques (principalement dans le domaine énergétique) et énergétiques (gazoduc « Force de Sibérie »), imbrication plus nette de leurs projets régionaux (BRI routes de la soie, Union Économique Eurasiatique, projets de train à grande vitesse reliant Pékin à Moscou, etc.) constituent autant de marqueurs du tropisme de Moscou pour Pékin : le basculement de la Russie vers l’Est est amorcé.
Parallèlement, la manœuvre d’union du Heartland poursuivie par la Russie et la Chine s’étend au Moyen-Orient en s’appuyant sur un État pivot, l’Iran, historiquement nœud central de toutes les routes commerciales d’Asie Centrale. Brzezinski soulignait déjà, en 1997, dans son ouvrage « le Grand Échiquier », ce statut d’État pivot de l’Iran. Via le corridor en cours de constitution, véritable pont terrestre (routier, énergétique, etc.) reliant l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban, soit l’Iran à la Méditerranée Orientale et les projets de connectivité, notamment par le biais du projet chinois des Routes de la Soie (BRI) reliant l’Iran à la Chine en passant par l’Asie Centrale, s’établirait un vaste corridor connectant Shanghai à la Méditerranée. Un tel projet porté par la Russie, la Chine et l’Iran représente un danger majeur pour les USA qui se doivent de l’entraver à tous prix. C’est en partie dans ce contexte qu’il est possible de comprendre l’élimination du général Soleimani, architecte de la stratégie iranienne vers la mer Méditerranée et la stratégie à double détente poursuivie par les USA : continuer le roll back de la Russie et contenir la Chine. Les manœuvres militaires maritimes, inédites dans l’histoire des trois pays, menées du 27 au 30 décembre 2019 par la Chine, la Russie et l’Iran en mer d’Oman et dans le nord de l’Océan Indien, ont exacerbé la nervosité américaine. Entraver la matérialisation de ces corridors s’érige dès lors en priorité pour les USA. C’est dans ce contexte qu’il convient, en dépit des déclarations officielles, de remettre en perspective le refus des USA de démanteler leurs bases militaires en Irak, le maintien, voire le renforcement, de leurs bases dans le nord-est de la Syrie, etc.
À ce stade, en résumé, les USA déploient des stratégies visant à entraver la reconstitution du Heartland à laquelle aspirent la Russie et la Chine. Néanmoins, la bataille ne se limite pas au Heartland, trop éloigné des côtes pour la puissance maritime américaine.
En effet, cette rivalité de puissance a pour objet le contrôle de ce que le célèbre géopoliticien américain John Spykman avait qualifié de Rimland, c’est-à-dire les rivages du continent eurasiatique. La thèse formulée dans l’ouvrage « The Geography of the Peace » en 1944 est résumée par la formule suivante : « qui contrôle le Rimland domine l’Eurasie. Qui domine l’Eurasie contrôle les destinées du monde ». [7]
Suivant la pensée développée conjointement avec M. Kais Daly, ce Rimland pourrait être subdivisé en deux espaces : l’Inner Rimland classique : Europe, Asie centrale et Chine et un Outer Rimland allant du Maroc aux Philippines permettant la prise à revers de l’Inner Rimland. Dans la même optique du jeu de Go s’inscrivant dans le temps long, Pékin, en renforçant sa présence via le projet BRI des routes de la Soie au Maroc, en Algérie, en Égypte (donc en Afrique du Nord et au Maghreb) et en Afrique de l’Est, aspirerait à consolider son influence sur l’Outer Rimland. Il en est de même pour la Russie via le renforcement de son influence au Moyen-Orient, en Méditerranée (dès 2013, reconstitution d’une task force maritime permanente en Méditerranée), au Maghreb et plus globalement en Afrique (Sommet de Sotchi des 22-24 octobre 2019 et stratégie russe à l’égard du continent africain). La contre-manœuvre est déjà enclenchée par les USA avec pour objectif de déstabiliser des États ou régions jugées centrales par Pékin dans le cadre du projet BRI et par Moscou : Algérie (tentative pour le moment ayant échoué), Libye et Égypte en Afrique du Nord, Sahel africain, Afrique de l’Est et de l’Ouest, Moyen-Orient (Irak, Iran, etc.), périphérie chinoise et russe, etc.
Ainsi, la bataille est engagée non seulement le long du Rimland classique mais également au sein de l’Outer Rimland reliant l’Afrique du Nord, le Sahel africain, l’Afrique de l’Est aux Philippines. La Tunisie, au cœur du Maghreb, n’échappe pas à cette dynamique. Le renforcement significatif des positions chinoises et russes au sein de ces espaces exacerbent la nervosité des États-Unis et de certaines puissances occidentales aspirant à entraver cette manœuvre stratégique. À leur tour, ces puissances entament des manœuvres classiques d’influence, d’encerclement et de contre-encerclement afin de contrer les manœuvres de ces puissances rivales, voire les évincer de ces espaces hautement stratégiques.
C’est dans ce contexte géopolitique nouveau et complexe que doit être analysé le jeu des puissances et les rivalités en Libye. Plus globalement, l’avenir de la Libye et la carte du Maghreb en dépendent.
Afin de faire face à cette nouvelle donne géopolitique, une véritable lutte au sommet de l’État américain oppose les néoconservateurs et dogmatiques aux Réalistes quant à la contre-manœuvre à mettre en place.
Le dilemme américain et son impact sur la Libye et le Maghreb
Deux thèses aux conséquences radicalement opposées quant à l’avenir de la Libye et plus globalement du Maghreb s’opposent à Washington : la doctrine Barnett ou la doctrine Trump.
Doctrine Barnett : Thomas Barnett, disciple de l’Amiral Arthur Cebrowski, affirmait dès 2003 que pour maintenir leur hégémonie sur le monde, les États-Unis devaient « faire leur part du feu », c’est-à-dire le diviser en deux. D’un côté, des États stables ou « integrated states » (les membres du G8 et leurs alliés) et de l’autre le reste du monde considéré comme un simple réservoir de ressources naturelles. À la différence de ses prédécesseurs, il ne considérait plus l’accès à ces ressources comme vital pour Washington, mais prétendait qu’elles ne seraient accessibles aux États stables et rivaux qu’en passant par les services des armées états-uniennes. Dès lors, il convenait de détruire systématiquement toutes les structures étatiques dans ce réservoir de ressources, de sorte que personne ne puisse un jour ni s’opposer à la volonté de Washington, ni traiter directement avec des États stables. [8] [9]
C’est un bouleversement profond de la pensée stratégique américaine ayant trouvé son application et sa mise en œuvre depuis la Somalie, l’Afghanistan en 2001 en passant par l’Irak, la Libye, la Syrie, le Yémen, le Venezuela et la Bolivie aujourd’hui. En effet, suivant la pensée de Barnett, il convient de se resituer dans une néo conférence de Berlin avec des deals et des partages entre grandes puissances de zones abritant des ressources stratégiques dans le cadre d’émiettement et de fragmentation d’Etats et de régions. La contre manœuvre russe a épargné la Syrie. Depuis début 2019, cette dynamique de fond a connu une accélération fulgurante ne pouvant être considérée comme neutre. En effet, même s’ils obéissent à des contingences intérieures marquées par de nombreux points communs, notamment un terreau fertile prêt à l’embrasement, une nouvelle vague de soulèvements, rappelant « le printemps arabe » de l’année 2011, fut enclenchée par les néoconservateurs et dogmatiques américains : Soudan, Algérie, Venezuela, Égypte, Irak, Koweït, Bolivie, nombreux pays d’Amérique Latine, Iran, etc.
À l’échelle du Maghreb, cette doctrine a directement impacté la Libye et abouti à la situation présente. Plus récemment, l’Algérie a été ciblée et semble, à ce stade, avoir contré la manœuvre. Quant à l’avenir de la Libye, si cette doctrine est poursuivie, nous assisterons au déclenchement d’un conflit de haute intensité aboutissant à une fragmentation de la Libye et à son basculement dans le chaos. La carte maghrébine serait dès lors bouleversée impactant également le Sahel africain et l’Europe. La sécurité de la Tunisie serait gravement menacée. Il convient également de garder à l’esprit la rivalité croissante opposant certains États européens aux États-Unis quant à l’accès aux richesses maghrébines et africaines et la stratégie des États-Unis visant à affaiblir l’Europe et à la confiner au rôle de vassal. Cette stratégie repose principalement sur deux axes : le premier axe vise à attiser la menace russe afin de diviser les Européens quant à la posture à adopter à l’égard de la Russie et entraver tout rapprochement entre France-Allemagne-Russie. Cette stratégie est appuyée par la Grande-Bretagne ayant, via le Brexit, renoué avec le grand large et avec sa position naturelle inhérente à son insularité : diviser le continent européen ; le second axe a pour objectif de déstabiliser le flanc sud de l’Europe, l’espace maghrébin et sahélien, en multipliant les foyers de tension. L’Europe est ainsi prise en tenaille et ne peut s’affranchir de la tutelle sécuritaire américaine. Enfin, des considérations énergétiques sont à l’œuvre avec une véritable « guerre des tubes » opposant les projets portés par les russes en Méditerranée Orientale, en Europe, au Moyen-Orient et au Maghreb et les contre-projets soutenus par les USA.
Doctrine Trump : pour le président Trump incarnant une frange du Pentagone et des Républicains hostiles à la doctrine Barnett, les États-Unis, fidèles au jacksonisme, doivent rompre avec cette stratégie du « chaos constructif » généralisé. Cette stratégie s’est révélée contre-productive et coûteuse, y compris pour les États-Unis. Trump raisonne en homme d’affaire et songe à son électorat dans la perspective des élections de 2020. Certes, dans le cadre de deals et de négociations avec la Chine et la Russie, la déstabilisation d’États pivots peut s’avérer utile et conférer une marge de négociation. Néanmoins, un chaos généralisé n’est plus tenable, encore moins s’il dicte un engagement durable de l’armée américaine. Certes, face à la montée en puissance militaire de la Chine et le saut qualitatif opéré par la Russie (armes hypersoniques, etc.), la sortie du traité INF et le positionnement de missiles à portée intermédiaire ciblant les deux pays s’inscrit dans une logique de pression, de réassurance et de la conscience du caractère toujours temporaire et révocable d’un deal.Néanmoins, le paradigme dominant auquel aspire le président Trump repose sur « une logique de deal entre gentlemen ». Ces derniers, opérant par ententes, négocieraient, à l’image des événements en cours en Syrie, stabiliseraient, se redéploieraient sur leurs sphères d’influence respectives : c’est le retour du patriotisme et des Grands États-nations. Le Président Trump, en soutenant une globalisation de l’OTAN, permettrait de verrouiller sur le long terme, à l’image d’une garde prétorienne, les pays du CCG [10] via une OTAN ME (Middle East), les pays du Maghreb et du Sahel via une implication accrue de l’OTAN au Maghreb et au Sahel, concevable au nom de la lutte contre le terrorisme et une OTAN Atlantico-Pacifique intégrant l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, etc. Tel serait le futur dispositif visant à contenir le retour en force du Heartland porté par la Russie et la Chine tout en limitant l’implication massive de soldats américains et en forçant les pays européens à partager le fardeau financier d’une telle entreprise. Il est certain que de nombreux pays européens se retrouveront entraînés dans des luttes géopolitiques ne portant pas atteinte directement à leurs intérêts stratégiques mais obéissant à l’agenda des États-Unis.
À titre illustratif, dans ce contexte, le Président Trump n’aspirerait pas à la mise en œuvre de la doctrine Barnett en Algérie aboutissant à une situation semblable à la Syrie. Appuyant l’élection du 12 décembre 2019, il s’est agi, pour les USA, de permettre à l’armée (état-major), réelle détentrice du pouvoir en Algérie, de retrouver sa place naturelle de décideur masqué, à l’abri d’une démocratie de façade acquise aux États-Unis. Tout en permettant au système d’assurer sa mutation et sa survie, l’objectif final du président Trump serait d’initier en Algérie un changement d’alliance engendrant le basculement de l’Algérie dans l’orbite des États-Unis. Dès lors, en cas de succès, cette dynamique marquerait une rupture majeure redessinant la géopolitique maghrébine ou nord-africaine. France, Chine, Russie, etc. seraient pris de vitesse et contraints à négocier aux conditions fixées par les États-Unis.
Dans cette optique, il en serait de même en Libye. USA, Russie et dans une moindre mesure Chine négocieraient, dans le respect des frontières de la Libye, le partage de zones d’influence permettant l’exploitation des gisements pétroliers et gaziers libyens. C’est le partage « du gâteau » entre « gentlemen » via des montages complexes de consortiums pétroliers opaques exploitant en commun les gisements, à l’image de ce qui a été mis en œuvre en Irak. L’Europe se retrouve marginalisée sur sa propre périphérie sud. Italie (ENI), France (Total), Grande-Bretagne (BP), Allemagne tente, à leur niveau, de peser sur la future équation libyenne, l’enjeu principal étant la répartition des richesses pétrolières et gazières et le positionnement quant à la future reconstruction du pays. L’intrusion de la Turquie sur le terrain libyen, probablement avec l’assentiment des USA, vise à assurer la survie, pour le moment, du gouvernement Sarraj, à équilibrer le rapport des forces sur le terrain et donc à « brider » et entraver l’avancée du maréchal Haftar. Il s’agit, le temps d’opérer les vrais deals, loin des « caméras », de figer la situation et de négocier en fonction de son influence sur le terrain : « les pétroliers doivent être en train de négocier en coulisses ». Il s’agit dès lors de ne pas permettre à un homme fort, en l’occurrence le maréchal Haftar, de prendre le contrôle de toute la Libye et de l’ensemble des sites pétroliers et gaziers le plaçant dans une situation avantageuse de négociation. Au contraire, il doit être mis dans une configuration où sa marge de manœuvre dans le cadre de ces négociations doit être la plus étroite possible. Le double jeu poursuivi par les USA, soutenant le maréchal Haftar tout en entretenant des relations avec le camp Sarraj s’inscrit dans cette logique. Il en est de même pour la Russie : celle-ci, tout en soutenant militairement le maréchal Haftar, négocie et cultive ses relations avec le camp Sarraj et les anciens khaddafistes, y compris Seif Al-Islam. Tout en tolérant le jeu turc, Moscou n’a jamais conféré au maréchal Haftar l’outil militaire lui permettant de prendre l’ascendant de manière définitive. Dans cette optique, une fois les deals opérés, il s’agira de permettre à un homme fort en Libye, Haftar ou un autre, de prendre l’ascendant et de pacifier le pays en s’appuyant probablement sur la restauration de l’alchimie tribale. Suivra le redémarrage de la production pétrolière libyenne permettant le financement de la reconstruction du pays. Dans ce cas de figure, la Libye sera transformé en un État client à l’image de certains pays du Golfe rompant avec son passé d’État récalcitrant.
En définitive, deux scénarios aux conséquences radicalement différentes quant à l’avenir de la Libye et quant à la stabilité et à la sécurité du Maghreb et de la Tunisie. À ce stade, il convient également de garder à l’esprit que l’issue de la guerre libyenne est corrélée aux événements en cours au Moyen-Orient, notamment en Syrie et à la rivalité croissante quant à la prise de contrôle des gisements de gaz et de pétrole en Méditerranée orientale. À titre illustratif, les stratégies de la Turquie et de la Russie en Libye ne peuvent être analysées en faisant l’impasse sur leur jeu en Syrie, au Moyen-Orient et en Méditerranée, notamment les visées turques sur les gisements gaziers en Méditerranée orientale. Renouant avec la doctrine expansionniste ottomane (néo-ottomanisme), la Turquie, isolée en Méditerranée, via l’accord signé avec le gouvernement Sarraj le 27 novembre 2019, notamment quant à la délimitation des zones économiques exclusives (ZEE) des deux pays, trace une ligne artificielle turco-libyenne contestant les ZEE de la Grèce, de Chypre et de l’Égypte et entrave la mise en œuvre du gazoduc EastMed devant relier Israël à l’Italie en passant par Chypre et la Grèce. Le président Erdogan a tout intérêt à la survie du gouvernement Sarraj afin d’exercer des pressions sur ces pays et obtenir une reconnaissance de droits d’exploitation des gisements de Méditerranée Orientale. La Turquie, en se positionnant en Libye, conforte également sa présence en Afrique, se dote d’une carte supplémentaire de pression à l’égard de l’UE en contrôlant la voie migratoire depuis la Libye (s’additionnant à celle qu’elle contrôle déjà depuis son territoire) et s’oppose à l’influence de l’Egypte, des Eau et de l’Arabie saoudite, puissances hostiles à l’islam politique véhiculé par les Frères Musulmans. [11]
Impact sur la Tunisie
Dans ce contexte, la guerre en Libye présente une forte volatilité et un risque non négligeable de basculement dans le chaos dictant une vigilance accrue des autorités tunisiennes. Une veille stratégique s’impose afin de déceler les signaux faibles en faveur de l’un ou de l’autre des scénarios développés ci-dessus et préparer en amont les ripostes stratégiques afin de ne pas subir les événements passivement. Les risques sont multiples : soutiens divers de groupes terroristes libyens ou réfugiés en territoire libyen à des mouvements radicaux tunisiens, base de repli, d’entraînement et d’organisation pour des groupes ou éléments terroristes tunisiens pouvant se reconstituer parmi les éléments réintroduits par la Turquie, infiltration d’éléments terroristes se mêlant aux réfugiés, d’armes et de trafics divers, enlèvement et assassinat de ressortissants tunisiens, basculement de la Libye dans une guerre civile généralisée engendrant un vaste mouvement de réfugiés vers le territoire tunisien, partition de l’entité libyenne suivant des lignes de fracture historiques, connexions avec les différents foyers de crise embrasant le flanc sud sahélien, contagion de combats d’envergure en Tripolitaine, exportation des combats entre différentes factions libyennes en Tunisie à la faveur des Libyens résidant en Tunisie constituent autant de danger auxquels sont confrontés les autorités tunisiennes. Parallèlement, la détérioration de la situation en Tripolitaine se traduisant par une fermeture durable des frontières affecterait directement les régions frontalières tunisiennes aux équilibres précaires vivant principalement des trafics illicites et de la contrebande. Cet état de fait pourrait engendrer une flambée de violence et des révoltes sociales difficilement maîtrisables. Sur le plan économique, une stratégie globale et offensive de repositionnement de la Tunisie devra être conceptualisée afin de ne pas être écarté des lucratifs contrats lors de la reconstruction du pays. La Tunisie doit également veiller à la sauvegarde de ses parts de marché face à de redoutables concurrents, notamment la Turquie. Enfin, il conviendra de préserver la scène tunisienne du conflit idéologique et de la guerre inter-sunnite opposant les EAU, l’Égypte et l’Arabie saoudite à la Turquie et au Qatar.
Mehdi TAJE, Tunis, le 4 février 2020
Mehdi TAJE est senior expert en géopolitique et en prospective, Directeur de Global Prospect Intelligence, Président de l’Institut de Veille et d’Analyse Stratégique et Prospective (IVASP) et membre du collège des conseillers internationaux du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).
[1] Gouvernement d’Union Nationale.
[2] Armée Nationale Libyenne.
[3] Afrique Réelle, Bernard Lugan, N°122, Février 2020, p.1.
[4] Afrique Réelle, Bernard Lugan, N°122, Février 2020, p.7.
[5] Afrique Réelle, Bernard Lugan, N°122, Février 2020, p.1.
[6] Cette carte est consultable au lien suivant : http://www.politique-actu.com/dossier/mackinder-oeuvre-geopolitique/243141/
[7] Source : http://www.frederic-poncet.com/spip.php?article119
[8] Consultable au lien suivant : http://www.defenddemocracy.press/non-integrating-gap-countries/
[9] Cours de géopolitique de M. Taje, année 2019-2020.
[10] Conseil de Coopération du Golfe.
[11] Afrique réelle, Bernard Lugan, N°122, Février 2020, p.10.