dimanche 21 juillet 2024

La guerre, une chose trop sérieuse pour la laisser…faire par ceux qui ne la connaissent plus ?

À Baghouz, les forces arabo-kurdes appuyées par une coalition conduite par les Etats-Unis sont en offensive contre le dernier réduit géographique en Syrie du groupe terroriste « état islamique ». Le colonel Legrier, en activité et rentrant d’opération, tire les enseignements de la bataille précédente gagnée en janvier 2019 à Hajin. Un article a été publié dans le numéro de février 2019 de la revue mensuelle Défense nationale (www.defnat.com).

Or, cet article a ému la haute hiérarchie civile et militaire au point que sa version en ligne a été retirée sur décision du général (2S) Pellistrandi, rédacteur en chef de la revue (Cf. Site de la RDN). Mon camarade de longue date ne m’en voudra pas si je critique cette décision aux raisons bien légères mais je comprends que la pression du ministère des armées, du gouvernement, de l’état-major des armées (Qui en fait ?) ait pu être suffisamment forte malgré l’affichage proclamé par la revue d’être indépendante des Armées.

En outre, cette décision pour conformité « déontologique » n’est que bien symbolique puisque l’article est présent dans le numéro de février et que les adhérents à la version numérique l’ont aussi reçu. Il peut aussi être lu sur le site « Réseau international » (Cf. Article dans son intégralité)

Conséquence, cet article a naturellement été l’objet de nombreux billets ou articles de presse qui permettent au citoyen de s’intéresser aux combats que nous menons en Syrie (Cf. OPEX360, L’Opinion, La voie de l’Épée, qui a attiré l’attention sur cet article – Merci au camarade et frère d’armes Michel Goya -, Le Monde, Le Figaro, B2-Bruxelles).

Une nouvelle censure à l’encontre des militaires ?

Il est possible d’envisager cette éventualité contre une réflexion d’un acteur de terrain et avec le sentiment que seuls les bureaux parisiens ont la vérité, comme au bon temps de la Vème République et ce jusqu’aux années 2000. Aux grades de commandant, de lieutenant-colonel puis de colonel, j’avais déjà subi avec quelques camarades ces attaques contre les écrits d’officiers qui évoquaient simplement par leurs écrits des réflexions différentes de celle des « sachants » (Cf. Mes billets du 3 octobre 2011 sur la liberté d’expression des militaires, du 21 décembre 2014, du 8 mai 2016 et du 15 mai 2016).

Je pensais ce temps révolu d’autant que la haute hiérarchie et l’Ecole de guerre, étape incontournable pour devenir colonel, sinon général après un concours sélectif, ne cessent de proclamer depuis une dizaine d’années que les officiers doivent s’exprimer. Pour reprendre les propos de JD Merchet, faut-il se contenter maintenant de parler de « militarité » et « d’éthique » ?

Réfléchir sur les opérations serait donc sanctionnable. Cela mérite réflexion. Prenons un exemple : les syndicats de police s’expriment depuis des semaines sur les conditions d’emploi des forces de sécurité contre les gilets jaunes. Qui peut s’exprimer sur les conditions d’emploi des forces armées ? Les journalistes mais est-ce bien sérieux ? Comme hier, les experts militaires devraient-ils donc se taire et faire profil bas pour satisfaire une certaine forme de « cuisine » gouvernementale ?

Certes, dans le cas du colonel Legrier, le statut général des militaires de 2005 précise : « (…) Les militaires doivent faire preuve de discrétion pour tous les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions ». Si l’on suit ce libellé, le colonel Legrier est sanctionnable. Si nous lisons son article, est-ce que ses propos justifient une sanction, à chacun de faire son opinion…

En l’occurrence, le colonel Legrier a fait ce que tout officier doit ou devrait faire comme expert de la guerre : tirer les enseignements des combats menés qui, à un certain niveau de responsabilité, ne peut pas se limiter à de simples commentaires de terrain mais doit aussi conduire à des réflexions du niveau stratégique.

Pour ma part, je préciserai que ce débat est important et qu’un certain nombre de militaires engagés dans les opérations s’exprime sur le soldat et la guerre aujourd’hui, et pas seulement au niveau tactique mais cela fera l’objet d’un autre billet. En paraphrasant Clemenceau, je résumerai cette problématique en écrivant que la guerre est une chose trop sérieuse pour la laisser … faire par ceux qui ne la connaissent plus (Cf. Mon billet du 6 avril 2014 « Qui devrait penser la stratégie militaire ? »).

Malgré un effort par rapport au passé, nos politiques sont bien trop sûrs d’eux-mêmes quant à leur compréhension de la guerre. Qu’ils respectent l’autonomie des chefs militaires qui ont notamment une obligation de résultat : en l’occurrence aujourd’hui, détruire l’ennemi pour protéger la France et sa population que cela soit loin de nos frontières … ou dans nos « frontières » si nécessaire et demandé. Faire la guerre ne se limite pas au « paraître » et à des objectifs flous, partiels ou incomplets.

Que faut-il retenir de cet article qui n’ait pas été dit par les autres commentateurs ?

Je remarque en premier lieu que nous avons un article bien construit selon la méthode de l’Ecole de guerre. Il y a effectivement une méthode pour poser un problème et y répondre clairement.

En l’occurrence, que précise l’introduction ? « Au XIXe siècle, le sort d’une bataille mettant en jeu quelques milliers d’hommes était réglé en une journée (…), au XXe siècle en quelques semaines ; au XXIe siècle, il faut près de cinq mois et une accumulation des destructions pour venir à bout de 2 000 combattants ne disposant ni d’appui aérien, ni de moyens de guerre électronique, ni de forces spéciales, ni de satellites. Telle est la réalité de la guerre d’aujourd’hui qui doit nous conduire, décideurs politiques et chefs militaires, à un examen critique salutaire sur notre façon de concevoir et faire la guerre » et « finalement, pourquoi entretenir une armée que l’on n’ose pas engager ? ».

Cette dernière remarque devrait faire réfléchir. Animateur de plusieurs « grands débats » dans mon département, le coût de la défense a été parfois évoqué dans la recherche des réductions des dépenses publiques même si l’étude des chiffres relativise cette approche biaisée (Le dossier accompagnant l’organisation du grand débat national précise que, sur 1000€ de dépenses publiques, 575€ sont dédiés à la protection sociale, 96€ à l’éducation, 37€ à la dette et …seulement 31€ à la défense).

Ainsi, la question posée par le colonel Legrier est claire. Faut-il concevoir la guerre par des destructions massives comme le font les Américains alors que ce n’est pas notre conception de la guerre ? Le but est d’éliminer avec efficacité et le plus rapidement possible l’ennemi par le combat non par des actions d’attrition, de destruction progressive, systématique et longue de l’environnement adverse dans lequel se trouve aussi une population civile, base éventuelle du recrutement des islamistes.

Comme dans tout argumentaire militaire, le colonel Legrier pose d’abord le cadre. La bataille d’Hajin est un concentré de toutes les guerres. Il évoque ensuite les limites de la stratégie choisie avec des résultats mitigés. La coalition a abordé cet affrontement en étant « technocentrée » – la technologie d’abord – et en déléguant le combat au sol. Il propose enfin ce qu’il aurait fallu faire en raison de son expérience sur le terrain.

En effet, le contexte des combats d’Hajin a montré le manque de continuité des opérations en raison des propres objectifs des forces arabo-kurdes. Il rappelle que ces affrontements ont ressemblé « furieusement » aux combats de la Première Guerre mondiale en se déroulant à de faibles distances. Je pourrai en déduire que les appuis « feux » étaient en partie inopérants. Les frappes à distance ont été aussi entravées par les aléas de la météo, empêchant les tirs.

Ainsi, les résultats ont été mitigés.

  • Oui, l’ennemi a été détruit mais seulement en partie malgré les déclarations d’efficacité se référant essentiellement à des estimations statistiques et non à une réelle évaluation sur le terrain, donc au contact.
  • Non, l’ennemi n’a pas été atteint dans sa volonté de se battre. Le colonel Legrier souligne l’avantage informationnel au niveau stratégique acquis par le groupe terroriste « état islamique ». Celui-ci a su construire un environnement informationnel favorable au niveau international : l’occident a peur d’engager ses soldats et de devoir justifier des pertes ; l’occident a peur de l’influence des dommages collatéraux potentiels sur ses opinions publiques.

Pour ma part, l’image du martyr recherchée par l’islamiste terroriste, son succès obtenu au niveau international par sa capacité à résister aussi longtemps à des forces nettement supérieures lui ont donné un ascendant moral réel et attirant. Ils lui amèneront de nouveaux combattants qui viendront renforcer tous ceux qui se sont exfiltrés des zones de combats. Une destruction efficace et déterminée aurait atténué cette aura.

Je soulignerai que ce sont ces mêmes fanatiques qui seront peut-être accueillis en France sous les pressions américaines et kurdes, peut-être condamnés s’il y a des preuves de leur trahison, de toute façon un jour ou l’autre libérés. Ils représentent donc des menaces potentielles pour notre sécurité nationale et mieux vaudrait sans doute les tenir éloignés du territoire national.

Vision stratégique et approche tactique

Sa seconde partie interroge sur les buts poursuivis au niveau stratégique. Or, les combats menés ont été des combats localisés sans vision d’ensemble de la guerre à mener d’autant plus que les décisions unilatérales du président Trump ne cessent de fragiliser les actions collectives et ne favorisent pas la continuité de l’action dans le temps, élément majeur de toute stratégie.

Pour ma part, le temps de la guerre ne peut pas correspondre au temps électoral, par exemple d’un président qu’il soit américain ou français. Pour ne pas entraver la stratégie militaire d’un Etat, il faut donc agir avec force et détermination, avec tous les moyens nécessaires, dans le cadre d’une réelle vision stratégique qui peut, sinon doit se concevoir dans le long terme. On ne peut pas se limiter à des actions tactiques qui se limiteraient à des victoires locales mais bien vaines au niveau stratégique. Il serait temps d’en prendre conscience. Je rejoins totalement l’approche du colonel Legrier.

Celui-ci souligne aussi cette incapacité et cette absence de volonté à s’adapter à l’ennemi. Une « simple » météo défavorable arrêtait les opérations de la coalition au lieu de rechercher un autre mode d’action, en fait au lieu de manœuvrer laissant alors l’initiative aux combattants du groupe terroriste « état islamique ». Celui-ci ne s’est pas privé de contre-attaquer alors qu’étaient diffusés les communiqués de victoire de la coalition.

Alors que faire ? le colonel Legrier rappelle simplement dans sa dernière partie ce que les stratèges savent. Il faut une vision stratégique donc globale en vue des effets à obtenir et donc de la sortie de crise. Ensuite, au niveau tactique, il faut combattre avec force. En l’occurrence, un groupement interarmes soit quelque 1500 hommes comme cela a été redécouvert en Afghanistan aurait été une réponse tactique adaptée.

Surtout nous devons engager la bataille informationnelle et celle de l’influence qui est bien du niveau de la stratégie et de la politique. Sujet que nos dirigeants n’ont pas toujours voulu assumer. L’islamiste radical du groupe terroriste « état islamique » ne doit pas passer pour un héros, encore moins laisser croire qu’il pourrait être victorieux. Or, le manque d’engagement notamment au sol, expression forte de la guerre des volontés et sujet de débat récurrent, laisse croire qu’il met ses ennemis en échec.

Pour conclure

Faire la guerre c’est la gagner dans les esprits et pas seulement au niveau tactique mais aussi dans les opinions publiques, les médias, les réseaux sociaux et les groupes de pression ou d’influence.

Faire la guerre, c’est aussi la penser. Les officiers supérieurs et généraux sont formés pour cela. Il suffit pour s’en rendre compte de lire la revue Défense nationale de février 2019 (abonnez-vous !), où s’est exprimé le colonel Legrier et dont le dossier est intitulé « Formation et commandement ». Cela ne manque pas d’ironie alors qu’un autre article de la Revue est intitulé « École de guerre : sommes-nous réellement formés pour vaincre ? ».

Enfin, servant au sein d’une Armée républicaine et respectueuse des institutions, les officiers ne remettent pas en cause le pouvoir politique. Cependant, leurs connaissances ne se limitent pas seulement au domaine de la stratégie militaire mais abordent aussi celui de la géopolitique. A ce titre, leurs compétences, leur aptitude à comprendre et à répondre aux situations complexes doivent être respectées et prises en considération avec intelligence. Sanctionner le colonel Legrier serait une erreur.

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Depuis juillet 2023, il est rédacteur en chef de la revue trimestrielle Défense de l'Union des associations des auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN). Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
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