mardi 19 mars 2024

La spécificité militaire existe-elle ?

Cette question de la pertinence de la spécificité militaire dans cette période où beaucoup de personnes pensent à l’avenir des armées, mérite d’être posée.

En vue d’une conférence destinée aux élèves-officiers de Saint-Cyr, de l’Ecole militaire interarmes et du commissariat aux Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan, j’ai donc eu l’opportunité d’approfondir à nouveau ce thème, souvent objet de débat entre la société civile et la société militaire, objet aussi d’un rapport rédigé avec quelques camarades … en 2001 dans le cadre du Conseil de la fonction militaire « terre » comme proposition pour la réforme du statut des militaires.

Débattre de la spécificité militaire avec ces jeunes futurs officiers … qui ont l’âge de mes enfants, était en soi un défi – ma vision ne serait-elle pas trop décalée – mais finalement répondait bien à ce qu’évoquait le DRH de l’armée de terre l’an dernier : les colonels « anciens » doivent pouvoir en « troisième partie de carrière » (traduire en fin de carrière militaire) transmettre leurs connaissances et leurs expériences.

Revenir à Saint-Cyr 35 ans après y être entré, 10 ans après y avoir célébré les liens intergénérationnels de fraternité des 25 ans de ma promotion avec celle de Saint-Cyr en dernière année de formation, nos anciens d’il y a 50 ans et d’il y a 75 ans était donc à la fois un plaisir et un challenge.

Cette réflexion sur la spécificité militaire entrait dans un module de formation à l’éthique qui est d’ailleurs renouvelé dans le cadre de la formation continue des officiers jusqu’au grade de capitaine. L’Ecole de Guerre devrait sans doute aussi intégrer ce domaine dans les années qui viennent.

Nous sommes quelques uns à penser en effet que cette réflexion, que je qualifierai de philosophique, doit être renouvelée régulièrement au cours de la carrière d’un officier. En fonction de l’âge, du grade, des expériences opérationnelles, des aléas de la vie, des responsabilités tenues, chaque individu évolue. Il semble bon de réfléchir régulièrement sur les valeurs de l’officier, sur son éthique qui contribuent en grande partie à définir de fait sa spécificité militaire.

Cependant, la spécificité militaire existe-elle ? Si oui, pourquoi ? Sans contester la spécificité que chaque profession peut revendiquer, je considère encore qu’être militaire et encore plus officier n’est pas un simple métier. Ce « métier » me semble fortement lié à une vocation, à un engagement à servir, au besoin par les armes. Or, la société comprend difficilement la guerre, encore moins si elle n’est pas menée pour la protection directe de la nation et du territoire.

De fait, le militaire est banalisé peu ou prou dans une société qui ne comprend plus les besoins spécifiques des armées pour les opérations et qui reste globalement indifférente. Cependant, l’Afghanistan a rappelé à la société civile, l’existence de la guerre avec ses morts et ses blessés.

Dans ce contexte de remise en cause du militaire, parfois d’une manière idéologique, souvent par ignorance, de déconstruction aussi de notre outil militaire, la spécificité du militaire se pose pour la période à venir. Quelle sera son utilité sociale demain d’autant que la spécificité militaire n’est pas une expression reconnue notamment dans le statut général des militaires de 2005 ?

Certes, l’article 1er du statut approche ce que serait la spécificité militaire : « L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité. Les devoirs qu’il comporte et les sujétions qu’il implique méritent le respect des citoyens et la considération de la Nation ».

Ces termes forts créent de fait cette spécificité militaire mais je pourrai y ajouter quelques commentaires.

– L’esprit de sacrifice a-t-il encore un sens? Quel intérêt de mourir ou d’être blessé pour une cause qui ne concerne pas directement le soldat français, même si l’on est payé pour cela ? Peut-on d’ailleurs s’engager dans un combat dans lequel on ne croit pas, y compris au nom de l’obéissance avec le développement de la liberté de conscience ?

– La discipline cesse, en certaines circonstances, d’être aussi un principe absolu : on ne peut plus l’invoquer pour couvrir des actes illégaux. Nous avons un cas concret récent avec l’affaire Mahé. Cependant, la société montre tous les jours que la notion d’obéissance, et donc d’autorité, est largement remise en cause au nom de la liberté individuelle.

– Le loyalisme est la « fidélité au régime établi ou à une autorité considérée comme légitime » bien loin de la loyauté qui impliquerait une forme d’allégeance. Le soldat fait abstraction de ses sentiments politiques personnels pour servir la Nation.

– La disponibilité en revanche pose un autre débat. Les militaires le sont-ils toujours, bien que ce qui nous est demandé est d’être présent quand il le faut et non en fonction d’horaires formels ? Cela signifie surtout servir en tout temps et en tout lieu. C’est donc un état d’esprit.

– Quant à la neutralité, certes « le soldat n’a pas à délibérer » mais elle ne signifie « indifférence ». On ne peut attendre de lui qu’il se sacrifie pour défendre le pays en se désintéressant totalement des facteurs qui ont conduit à son engagement.

Le militaire n’est donc pas un citoyen comme les autres. De fait, la spécificité militaire existe, renforcée par des restrictions ou des interdictions cumulées en terme de droits individuels par rapport aux autres spécificités professionnelles.

Elle pourrait se définir au moins sous trois angles, éthique, technique (ou professionnelle) et juridique :

– Ethique car le métier militaire s’appuyant sur des valeurs fortes, vise à répondre à une circonstance particulière de la vie de la cité au nom de la communauté nationale. Utilisant des armes et pas uniquement en légitime défense, le militaire reste le bras armé de la nation.

– Technique par l’ensemble des moyens (encore) détenus et des compétences acquises pour agir au nom de la nation.

– Juridique bien que la guerre ne soit plus déclarée. Malgré une résolution de l’ONU, le soldat est engagé dans des opérations de guerre durant le temps de paix. Cela a pour conséquence la judiciarisation des opérations militaires et le jugement d’actes « exceptionnels », parce qu’ils relèvent du contexte de guerre, par des tribunaux de droit commun, au nom des familles par exemple des combattants tués. L’embuscade d’Uzbin est significative à cet égard.

Pour conclure, la spécificité militaire existe-t-elle ? « Oui », la spécificité militaire existe. Par leur hiérarchie, leurs structures, leurs effectifs, leurs moyens, leur diversité, les armées, en dehors de leurs missions de guerre, sont à même de remplir un grand nombre de tâches, subsidiaires ou essentielles, que, souvent, elles seules peuvent assumer dans la limite certes de moyens de plus en plus limités. Leur format sera à ce titre déterminant pour contribuer avec efficacité, ou non, aux crises touchant la nation.

Les armées restent encore à mon avis l’ultime recours de nos institutions en cas de crise grave. Faut-il souligner que le ministère de l’intérieur comprend aujourd’hui 45% de militaires et constater une certaine militarisation des forces de police ? Gendarmes, pompiers militaires de Paris et marins-pompiers de Marseille, sécurité civile, leur statut militaire ne permet-il pas déjà une disponibilité accrue du ministère de l’intérieur, sans doute difficile à obtenir des autres personnels et à un coût moindre ?

Ne serait-ce pas un signe que la spécificité militaire est un besoin, à défaut d’être reconnue formellement, statutairement ? Par ailleurs l’attente de la population civile et la confiance qu’elle accorde aujourd’hui aux armées montreraient que cette spécificité militaire est implicitement reconnue.

La spécificité militaire existe car elle s’appuie sur des valeurs fortes : l’exemplarité, le service de la nation, le sens du bien public, une réelle fraternité au sein de la communauté militaire ce qui fait sa force, une aptitude à s’engager sans réserve aux ordres de l’Etat et au service de la Nation, au besoin par la force, en toute circonstance, en tout lieu, en tout temps. Qui peut en dire autant ?

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
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