Situé dans le quartier d’Albertstadt, au nord de Dresde, land de Saxe, le Militärhistorisches Museum der Bundeswehr peut s’enorgueillir de posséder une des plus prestigieuses collections d’Europe dans le domaine qui est le sien. Comme souvent en pareil lieu, la visite commence par la contemplation de sa façade, facile à embrasser depuis son vaste parvis.
L’édifice, dessiné dans le style néo-classique (colonnade, fronton, portique), est un abrégé en pierre de taille de l’histoire militaire de l’Allemagne contemporaine. Terminé en 1877, il abrita tour à tour sous son toit l’arsenal de la garnison impériale, le musée de l’Armée saxonne (1923), le musée de la Wehrmacht (1938), le musée de la Marine de guerre (1940), puis, de 1972 à 1990, le musée de la NVA, pour Nationale Volksarmee (Armée nationale populaire) de la défunte République démocratique allemande. À la chute de celle-ci, le bâtiment fut placé sous l’administration du ministère fédéral de la Défense. Malgré l’ajout très artificiel, au début des années 2010, d’une structure métallique en forme de pointe de flèche, posée à cheval sur son aile postérieure gauche, le musée continue d’impressionner par ses proportions idéales et par la pureté de ses lignes.
Le moment est venu pour nous d’entrer…
Montons le grand escalier et franchissons le portail massif : un hall vide, ou presque, s’ouvre devant nous. Presque, car au centre de la salle nue se dresse une colonne rectangulaire de la taille d’un enfant. Ce monolithe, nous le constatons en nous en approchant, est creux. Un livre, ouvert en son milieu, trône sous sa surface vitrée et, dans un coin, un cartel nous apprend qu’il s’agit d’un exemplaire de la première édition, datée de 1832, de Vom Kriege, en français De la guerre, le magnum opus de l’historien et stratégiste prussien Carl von Clausewitz.
Songeons-y. Un million d’objets de toutes sortes ayant trait au métier des armes sont aujourd’hui inventoriés au musée d’histoire militaire de Dresde, dont seule une infime partie sont exposés en permanence sur ses quatre étages. Ses conservateurs ont néanmoins choisi d’accueillir le public en lui présentant un « modeste » livre — modeste comparé à bon nombre des pièces qui vont lui être montrées, après son passage au guichet. Mais quel livre !
Au pays de la Bible de Gutenberg, l’hommage rendu à Clausewitz prend ici, dans ce temple des armées, un sens tout particulier, quasi sacral. Aussi osé qu’il puisse paraître, le parallèle se justifie par l’ampleur même du projet clausewitzien et par l’aura unique qui l’entoure depuis un siècle et demi. C’est que, dans ses pages, le philosophe le dispute à l’officier d’état-major, le psychologue à l’historien, le professionnel de la guerre au théoricien : « Nous avons toujours cru […] qu’à la guerre, les conceptions sont si simples et si à la portée de tous que le mérite de leur invention ne peut pas constituer le talent d’un général en chef. […] Le plus difficile réside dans l’exécution. Là est le point capital. À la guerre, tout est simple ; mais le simple est d’une extrême difficulté (c’est nous qui soulignons). La machine de guerre ressemble à une machine à frottements énormes, qui ne peuvent pas, comme en mécanique, être localisés en quelques points, mais sont partout en contact avec un monde de hasards. […] Le danger et l’effort sont les éléments où l’intelligence se meut à la guerre, et ces éléments, on les ignore dans le cabinet. C’est pourquoi l’on reste toujours devant l’ennemi en deçà de l’idéal qu’on s’était tracé, et qu’il faut déjà une force peu commune pour ne pas descendre au-dessous de la moyenne (1). »
Les connaisseurs le savent — ses zélateurs (Jean-Jacques Langendorf, Paul-Marie de La Gorce, Werner Hahlweg et, dans une optique différente, Raymond Aron) comme ses détracteurs (Sir Basil Henry Liddell Hart, John Keegan, Martin van Creveld) — lire De la guerre, c’est faire un pèlerinage aux sources de la stratégie moderne.
Laurent SCHANG
L’auteur : né en 1974 à Metz, est un collaborateur régulier du magazine Éléments et le fondateur des éditions Le Polémarque. Il est notamment l’auteur de Le fondateur de l’Aïkido, Morihei Ueshiba (Pygmalion), Kriegspiel 2014, (Le Retour Aux Sources), Charles le Téméraire et les Suisses (Infolio) ou Von Rundstedt (Perrin).
Carl von Clausewitz. Soldat, réformateur, stratégiste, La Nouvelle Librairie éditions, 2025. 64 pages, 9 €.
NOTES :
- Carl von Clausewitz, De la guerre, livre II, chapitre V, Éditions Astrée, 2014, p. 149-150. L’auteur a choisi cette traduction de préférence aux autres versions existantes sur le marché français, tant pour son antériorité, le mitan du XIXe siècle, que pour sa qualité d’écriture (voir la bibliographie en fin d’ouvrage). Malgré sa relative familiarité avec la langue de Goethe, il confesse avoir renoncé à lire Vom Kriege en allemand dans le texte : la langue du stratège prussien n’est certes pas celle du poète weimarien.