Comme le souligne le GCA (2S) Michel Grintchenko nous assistons aujourd’hui au retour des Barbares. Ne tombons pas dans le piège de les imiter, même si la tentation est grande, et attachons-nous à conserver les valeurs qui fondent notre éthique militaire.
Notre monde ne va pas bien, ce n’est un secret pour personne. La violence est à présent banalisée et se propage partout, que ce soit dans les échanges sur les réseaux sociaux, dans nos rues, sur nos côtes. À l’étranger, l’Afrique se débat dans des conflits systémiques interminables, qui ont enseveli l’idée même de progrès et de démocratie. Le Proche-Orient s’est embrasé et que dire des frontières de l’Union européenne où la guerre est désormais totalement entrée dans notre quotidien, franchissant des paliers de violence toujours plus impressionnants ?
Il s’agit là d’un constat sans grande originalité, mais qui devrait nous interpeler, puisque nos sociétés sont impactées par rebond. Quant aux militaires, ils sont bousculés par les changements qui s’opèrent sur la façon de faire la guerre avec l’utilisation de technologies duales innovantes, disponibles immédiatement en très grande quantité et un spectaculaire revirement sur la non-prise en compte des populations, hier épargnées et convoitées, aujourd’hui martyrisées en toute impunité.
La fin de l’encadrement de la violence
La violence a toujours malheureusement fait partie du monde et de son histoire. Les horreurs des guerres mondiales ressurgissent dans notre mémoire, donnant un goût amer aux victoires et à la paix retrouvée.
Comment oublier notre impuissance face aux génocides perpétrés au cours de la Première Guerre mondiale contre le peuple arménien et de la Seconde Guerre mondiale contre les Juifs, les Tziganes et les minorités désignées comme boucs émissaires par les nazis ? Comment justifier les bombardements stratégiques puis atomiques perpétrés par les Alliés pour faire plier l’ennemi ? Toutes ces violences exercées contre les populations sont là pour nous rappeler le fond de violence et de malheurs qui caractérisent la guerre.
Alors, rien n’aurait changé et tout aurait été toujours aussi dramatique ?
Non, ce qui se passe aujourd’hui est malheureusement bien différent et nous propulse aux heures les plus sombres de notre histoire. Nous avons vécu une période où la guerre était un dérèglement passager du vivre ensemble, où, pour paraphraser Clausewitz, la politique se poursuivait par d’autres moyens. Le progrès des consciences et de la civilisation avait même réussi progressivement à encadrer la violence, en protégeant le plus fragiles. C’est la marque qu’imprima l’Église à la guerre, après le chaos des grandes invasions, à travers des limites temporelles, comme les paix de Dieu du Moyen-Âge, ou en encadrant le droit à la guerre, selon les principes de la Guerre Juste. Son action fut prolongée par les règles de droit[1] précisant les lois de la guerre.
Les conventions de Genève, le droit humanitaire international, les traités, comme celui de non-prolifération, ont encadré la façon de faire la guerre, aboutissant au bout de l’échelon d’exécution à l’encadrement des procédures opérationnelles par des règles d’engagement très strictes. Un ensemble de règles qui contraignent l’action des troupes sur le terrain, appliquant une violence proportionnée sur un ennemi bien identifié, que l’on peut tuer, car il peut lui aussi nous tuer. Une règle de réciprocité vieille comme le monde, qui enfermait les combattants dans une considération réciproque. L’acte violent est limité dans le temps, délégué par le gouvernement à son armée. Ce processus s’insère dans un corpus de légitimité, puisque cette violence s’exerce au nom du bien supérieur du peuple souverain qui agit selon un principe de légitime défense, dans le cadre de procédures explicites.
L’impunité des Barbares
Les Barbares agissent en leur nom, pour eux-mêmes, sans aucune limite. Ils considèrent les populations comme un trop plein de vie sans aucun intérêt. Ils en gardent le minimum à leur profit et s’arrogent le droit d’utiliser et de faire disparaître les autres, à travers les massacres, l’esclavage et les trafics. Dans une dynamique qui se rapproche de celle des grandes invasions du premier millénaire, ils n’hésitent pas à lancer contre les pays qu’ils jugent ennemis des populations entières ou du moins ceux qui survivent au trajet inhumain qu’ils leurs imposent.
Les Barbares agissent en toute impunité, n’ayant de compte à rendre à personne. La brutalité les caractérise. Ils règnent par la terreur et s’enrichissent dans des proportions inimaginables. Ils établissent des alliances entre eux qui les font prospérer. Il se savent aujourd’hui intouchables, aidés par ceux qui ont intérêt à les voir prospérer. Il suffit de suivre le développement des affrontements entre forces gouvernementales et troupes irrégulières au Soudan ou dans le bassin du Lac Tchad pour s’en convaincre.
Il fut un temps où ils étaient arrêtés, jugés et même éliminés. Les procès de Nuremberg et de Tokyo ont scellé à partir 1945 le principe des crimes contre l’humanité en jugeant les hauts responsables nazis et japonais. Un demi-siècle plus tard le général Mladic n’échappera pas au jugement du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie pour son action en Bosnie, ni Ben Laden à l’exécution de sa sentence de condamnation à mort. Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi seront éliminés pour avoir contrarié l’ordre imposé par le camp occidental, qui consistait alors à placer la liberté en préambule de toute action politique.
Comme ces temps sont loin ! Aujourd’hui les chefs de milices du Soudan, du Sahel, de la République Démocratique du Congo prospèrent en toute impunité, tout comme les affiliés de Daesh et d’Al Qaeda dans d’autres parties du monde. Pire, leurs modes d’action sont suivis par des chefs d’État au nom de la vengeance et de la conquête, comme si la vie humaine de son ennemi n’avait plus aucune valeur !
En l’absence d’autorité capable d’imposer le droit et les décisions de justice, les grilles de valeur sont bafouées laissant carte blanche au plus puissant. C’est Israël qui malmène aujourd’hui le Liban par des frappes contre le Hezbollah, sans qu’aucune mention soit faite dans les médias à la FINUL, dont la mission est justement de maintenir la paix. Nous assistons en direct à la faillite de la paix ; à celle de l’ONU et au retour de la loi du plus fort, sans aucune limite.
Des risques de contagion pernicieux
Un regard bien égoïste consisterait à nous réfugier derrière nos frontières, protégés par notre dissuasion nucléaire, en attendant que la raison revienne dans ces régions du monde dévastées. Mais ceci pourrait être suffisant, si nous ne risquions pas d’être contaminés par ce nouvel ordre international de chaos et de violence.
Le premier risque est celui des mouvements migratoires incontrôlés. La France possède une forte tradition d’accueil, mais également d’intégration. C’est un débat archi-connu. Il est à présent entré dans le domaine politique sans tabou, mais il doit faire réagir les militaires. Que reste-t-il de nos matrices régaliennes d’intégration ? Quel creuset de citoyenneté va-t-on développer pour enraciner ces jeunes africains qui ont suivi le retrait de nos troupes et vivent à présent chez nous, bénéficiant d’une double nationalité ? N’est-il pas plus que temps de rétablir un service militaire universel capable de structurer les forces et les esprits ?
Les émeutes de juillet 2023 doivent nous servir de voyant d’alarme. Nous avons en notre sein une population de jeunes adolescents, qui ne demande qu’à basculer du bon côté. Mais elle ne le fera pas d’elle-même. N’oublions pas que dans les années 2010-2015 la France engageait à l’extérieur son armée contre un ennemi qui puisait une partie de ses forces dans nos propres banlieues. Certes l’armée n’a pas à suppléer aux carences de l’éducation qu’elle soit familiale ou nationale et de la Justice. Mais nous n’en sommes plus là ! Nous sommes dans une logique militaire de rapport de forces, puisqu’il s’agit avant tout de désarmer nos ennemis de demain en les privant d’une ressource humaine potentielle, influençable et facilement malléable, qu’ils sauront retourner contre nous.
Le second risque est celui de la compromission. La demande n’a jamais été aussi forte sur le marché de l’armement. Certes, l’arme la plus meurtrière au monde a longtemps été la machette, mais bien des intermédiaires frappent à la porte de nos industries d’armement pour alimenter un besoin en très forte augmentation. Plus que jamais, les contrôles de sécurité dans les entreprises et les procédures d’exportations des biens, qui s’agisse de la CIEEMG[2] pour les armements de guerre et de la CIBDU[3] pour les biens à double usage, doivent être strictement respectées et surtout pas accélérées ou édulcorées au prétexte d’urgence. Les réseaux mafieux sont si puissants, qu’il nous faut garder la tête froide et ne pas remettre en cause le travail des services compétents. Et il faut également raison garder. Même si la demande porte sur la quantité et la puissance de feu, n’omettons pas de travailler sur le contrôle a priori et a postériori des tirs, les procédures d’autodestruction et d’annulation de mission et sur les moyens défensifs, aptes à protéger des zones et des populations contre ces nouveaux fléaux.
Le troisième risque est celui de la contagion sur la façon de faire la guerre. Comme il est tentant de s’affranchir des principes du droit pour gagner en efficacité ! La brutalité fait gagner à court terme, mais certainement perdre à long terme. N’oublions pas que la France a gagné militairement la bataille d’Alger en 1957, en utilisant comme son ennemi de l’époque la torture. Mais elle a perdu cette guerre politiquement et a encore aujourd’hui beaucoup de mal à effacer cette tache morale de son histoire. Bien des militaires français de la période des OPEX ont souffert de ROE[4] trop restrictives, qui ont permis à l’adversaire de passer entre les mailles du filet.
C’est en grande partie le début du divorce avec le Mali, où concomitamment avec le déploiement des troupes françaises, des groupes d’auto-défense ont été progressivement mis en place pour protéger les villages, en l’absence d’unités régulières. Cela n’a rien d’original et constitue un mode d’action classique de la pacification. Mais lorsqu’une de ces unités a procédé au massacre d’une partie du village voisin en représailles à une attaque, les autorités françaises ont été face au dilemme soit de fermer les yeux, soit de condamner. C’est la voie qui fut suivie et qui aboutit à une perte de confiance réciproque, expliquant en partie l’engouement pour Wagner qui ne s’embarrasse pas de principes moraux et se fait respecter par la terreur.
En fait, la population et la façon dont elle doit être traitée constitue le point majeur d’inflexion sur deux façons de faire la guerre. Dans une longue tradition de pacification, la population a longtemps constitué l’objectif principal du déploiement des forces. Il faut la rassurer et la faire basculer du bon côté afin de ne pas permettre à l’ennemi d’y évoluer à son aise, « comme un poisson dans l’eau » pour paraphraser Mao. Cette approche permet de parier sur l’après-guerre en conservant les forces vives prêtes à se mettre en branle pour faire repartir une vie normale, dès que les temps seront favorables. Mais que de frustrations pour le militaire qui doit limiter la force au strict nécessaire, quand bien même il se sait dupé par un ennemi ô combien plus intelligent qu’on le croit souvent !
Une autre façon de traiter la population est de la faire disparaître du champ de bataille, pour créer les conditions permettant d’appliquer la puissance maximale pour briser rapidement les capacités de l’ennemi à poursuivre la lutte. Soit cette population est déplacée, soit elle disparaît des statistiques, comme ce fut le cas de 25 000 habitants de Grozny, Russes en très grande majorité, mais sacrifiés pour réduire une poignée de Tchétchènes et ensevelis sous les décombres de la ville après sa « libération » par l’armée russe en 1995. Une solution plus rapide que la précédente, mais qui dénote une faible évolution du genre humain depuis l’aube de l’humanité !
Comme il est tentant d’appliquer une force disproportionnée estimant que parmi les effets, on touchera bien l’objectif. C’est une conclusion que l’on peut tirer de la guerre russo-ukrainienne, avec la multiplication des pilotes de munitions téléopérées qui trouveront bien un objectif à détruire ! Quand on connaît la complexité de la boucle de targeting qui consiste à détruire le bon objectif au bon moment en minimisant les dommages collatéraux, on se rend compte qu’une façon de faire la guerre beaucoup plus simple est en train d’émerger et de séduire. Tous les pilotes de l’ALAT française sont aujourd’hui officiers, du fait en partie de la puissance de feu du Tigre, qui devait être maîtrisée par un officier. Qui sont les télépilotes de drones et de munitions téléopérées d’aujourd’hui ? Sont-ils encore militaires ou ne va-t-on pas faire appel à des sociétés de services pour piloter ces innombrables munitions ?
En 2013, je présentais au président de l’Assemblée nationale un film pris à partir du poste de tir d’un hélicoptère Tigre lors d’un raid en Libye au moment de l’opération Harmattan. On assistait à plusieurs actions de feu. À un moment, un véhicule est intercepté. Il s’arrête et l’équipage se couche face contre terre. On voit sur le film la croix de visée du canon passer sur chacun d’eux. On entend alors la conversation entre le pilote et le tireur. « Ils ne sont pas armés ? Non. Tu en est sûr ? Oui. Bon, on les laisse ». Le Président de l’assemblée nationale nous a interrompu en nous disant : « c’est extraordinaire, après une si longue séquence de combat ! ». Cette parfaite maîtrise du feu fait honneur à la France et à son armée. D’autres auraient tiré, pris dans ce qui ressemble à un jeu vidéo. D’autres y auraient même pris goût Nombreux sont les tirs auxquels nous avons renoncé en Afghanistan parce que la cible ne correspondait pas exactement aux prescriptions ou parce qu’il y avait un imprévu générant des dommages collatéraux inadmissibles !
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Il est donc important de ne pas se tromper de guerre et de ne pas céder aux sirènes d’aujourd’hui qui font parfois de la guerre un super jeu d’ordinateur dans lequel on peut multiplier à outrance les destructions. L’armée française doit bien sûr se doter des moyens susceptibles de créer, quand il le faut, un enfer à ses ennemis. Mais elle devra toujours savoir limiter la violence au strict nécessaire pour éviter d’alimenter inutilement la spirale destructrice et incontrôlable de la vengeance. Pour un ennemi tué n’oublions jamais de nous poser la question de savoir combien de personnes sont prêtes à se lever pour le venger et pendant combien de temps ? Les Barbares font la guerre pour eux-mêmes, car elle légitime et alimente leur pouvoir. Sachons leur répondre sans nous renier, en conservant, même dans les pires moments, notre humanité. C’est la seule voie qui permette de sortir de la spirale des guerres sans fin.
NOTES :
- Jus ad bellum et Jus in bello
- Commission Interministérielle pour l’Etude de l’Exportation des Matériels de Guerre.
- Commission Interministérielle des Biens à Double Usage.
- Règles d’engagement.
Bienheureuse France qui n’a pas à intervenir dans des conflits armés ou les parties prenantes (les USA, la Russie, l’Ukraine n’ont pas signé l’interdiction des armes à sous munitions) ne respectent pas ce beau droit de la guerre. Ah qu’il est bienheureux le pays qui participe à la guerre de tous contre tous avec en particulier, l’assistance publique et la pression fiscale la plus importante au monde ! Les mains liées derrière le dos, un sac de 60 kg sur le dos, et pieds nus, les guerriers gaulois sont en plus, nus !