jeudi 3 octobre 2024

L’Europe et sa défense militaire

Cette fin de l’été est traditionnellement consacrée à la commémoration de la libération de la France, que ce soit dans le sud-est de la France ou aujourd’hui à Paris. Toujours l’histoire mais celle-ci a conduit depuis à la recherche permanente d’une Europe de la défense qui, à titre préventif, empêcherait tout retour de la guerre entre Européens.

Paradoxalement, chacun a pu constater l’échec de la construction formelle d’une Europe de la défense, sans doute en raison de l’absence de guerre générale sur le territoire européen. Pourtant, l’Europe (de la sécurité) et de la défense est régulièrement évoquée (Cf. Mes billets du 2 juin 2013 « Une relance parlementaire française pour l’Europe de la défense? » et du 30 juin 2013 « La démilitarisation de l’Europe, un suicide stratégique ? »).

La commission européenne a fait aussi un premier pas le 24 juillet dernier (Cf. B2 La commission se penche sur la défense… poudre aux yeux ou réelle avancée ?). Comme le souligne B2, le désintérêt pourtant avéré de la commission pour la chose militaire pourrait évoluer différemment. Méfions-nous néanmoins surtout si je lis l’interview du commissaire Barnier. La confusion entre « sécurité » et « défense » est tellement flagrante que la dimension militaire est effacée, à se demander si nous parlons des mêmes sujets.

Enfin, en vue d’une part des universités de la défense des 9 et 10 septembre 2013 en France, d’autre part du conseil européen de décembre 2013, deux documents ont été diffusés. Le premier est un rapport d’information du Sénat « Pour en finir avec l’Europe de la défense, vers une défense européenne » le 3 juillet 2013. Le second, « Recommandations pour un Livre blanc sur la sécurité et la défense de l’Union européenne », a été rédigé par l‘Institut Européen des Relations Internationales (IERI) en juin 2013

Les deux documents sont complémentaires, l’un plus européen pour influencer l’écriture d’un Livre blanc européen sur la sécurité et la défense, l’autre plus pragmatique pour que les intérêts  de l’Europe et de la France dans le domaine militaire prennent toute leur place avec pragmatisme.

Le constat d’un échec permanent

Il suffit de se référer à l’histoire de la politique de défense européenne. Je citerai volontiers les articles du général d’armée Beaufre (somme lue avec bonheur cet été), journaliste au Figaro de 1966 à 1973, soit il y a un peu plus de quarante ans. Les conditions d’une défense européenne au sens militaire y sont déjà évoquées.

Certes, le contexte stratégique était différent mais non les enjeux militaires : détente avec les Soviétiques et affaiblissement de la menace aux frontières, croissance économique mais déjà volonté des Européens (Royaume-Uni, Allemagne…) de diminuer leurs dépenses de défense, constat déjà des coûts de plus en plus élevés des armements, une France venant de quitter l’OTAN mais alliée fidèle, débat sur la place future de l’Europe de l’est et de la Russie, une dissuasion nucléaire franco-britannique (et américaine) garante contre toute guerre d’invasion, mais un redéploiement des Etats-Unis vers l’Asie. Rien donc ou presque n’a changé.

Pourtant, après la chute du mur de Berlin en 1989, le traité de Maastricht en 1992 lance une politique étrangère et une politique de défense européenne. Seule « nouveauté », avec la fin de la menace soviétique puis russe, la défense de l’Europe est à la fois rejetée par les organisations de l’Europe et laissée à la responsabilité des Etats en fonction de leur histoire et de leurs intérêts nationaux. Peu à peu, la guerre semblant morte, la dimension militaire de la défense de l’Europe est exclue de la construction européenne au profit de la seule vision économique.

Le rapport du Sénat souligne aujourd’hui cette évolution par un rappel « sémantique » éclairant. La « défense européenne » existe depuis la réunion bilatérale franco-britannique de 1998 à Saint-Malo. « L’Europe de la défense » est une construction franco-allemande depuis une réunion bilatérale à Toulouse le 29 mai 1999. Mais la conférence européenne de décembre 2013 traitera de… la défense en Europe. Et si l’on se réfère à l’investissement européen dans la défense (Cf. B2 L’Europe de la défense à trois vitesses aujourd’hui, en marche arrière demain?), tout est dit.

Aujourd’hui, l’Europe de la défense est effectivement un terme fourre-tout qui exclue la référence à ce qui est militaire au profit de ce qui s’apparenterait à la défense civile/ sécurité civile de l’Europe. La défense militaire est de fait réservée à l’OTAN, ce qui me convient, mais n’est-ce pas l’impasse sur notre responsabilité à défendre militairement notre zone géographique et nos intérêts communs… si nous en avons au sens de la stratégie générale ?

Le fond du débat : quelle défense militaire pour l’Europe et quelle stratégie militaire ?

Le débat est en effet le suivant : quelle défense militaire pour l’Europe et ensuite quelle stratégie militaire pour une Europe puissance, c’est-à-dire une Europe capable de défendre ses intérêts y compris par le recours aux forces armées ? Le rapport Solana rappelait déjà en 2003 que la ligne de défense de l’Union européenne se tenait loin de ses frontières. Cela contraint à identifier les menaces militaires, les menaces non militaires, la part de responsabilité aussi que les armées européennes doivent assumer au sein du processus décisionnel européen.

Peut-on en effet se contenter de ce qui est énoncé au titre de la « défense » par Michel Barnier, ce qui montre l’ignorance sur ce qu’est l’autonomie stratégique et sur ce qu’est une défense « militaire » et aux moyens à donner : « Par exemple des bateaux hôpitaux, des moyens pour la cybersécurité, des avions de transport stratégique (…), des canadairs (contre les feux de forêts), des bateaux capables de pomper le pétrole en haute mer en cas de catastrophe… »

En suivant cette logique, les menaces militaires pour l’Europe sont sans doute inexistantes. Les missions de défense retenues par l’Europe pourraient se limiter à des missions de sécurité civile en Europe  et de police par des forces de gendarmerie à l’extérieur. D’ailleurs la politique de sécurité et de défense commune instaurée par le traité de Lisbonne en 2007 se donne pour missions la gestion des crises hors du territoire européen pour le maintien de la paix, la prévention des conflits, le renforcement de la sécurité internationale bien qu’une clause de solidarité ait été introduite. La dimension militaire est plutôt limitée et inconsistante.

Enfin, les deux documents sur l’Europe de la défense montrent que l’Union européenne ne recherche que la diminution des dépenses militaires. Il est vrai que la démographie, la vision marchande, la crise économique voudraient des économies. L’Europe représentant 7 % de la population mondiale,  25 % du PIB mondial mais … 50 % des dépenses sociales mondiales doit faire un choix et définir ce qu’est la puissance européenne, bien loin d’un simple « soft power ». Le smart power (ou « juste puissance ») évoqué peut-il donc s’affranchir dans le futur de la puissance militaire pour préserver sa richesse économique et ses dépenses sociales ?

En relisant Beaufre : que faire ?

Ce qu’écrivait Beaufre est déjà éclairant et je reprends volontiers une partie de ses réflexions ou de ses propositions : « Il faut reconnaître que le problème de la défense commune de nations différentes ne peut se résoudre de façon satisfaisante que sous la pression d’un danger évident et immédiat ou bien dans le cadre d’une politique réellement commune jouissant d’une cohésion commune (…). C’est dire que l’organisation d’une défense commune européenne passe par l’organisation d’une Europe plus ou moins structurée ».

Il avait identifié trois « problèmes techniques » pour développer la sécurité européenne :

  • le rôle des armes nucléaires en développant et en organisant la combinaison des forces nucléaires française et britannique, mais « les décisions resteraient nationales»,
  • le rôle des forces classiques,
  • le rôle de la défense territoriale de l’espace géographique européen.

Le rôle du nucléaire militaire ne peut être discuté aujourd’hui. C’est un fait que les Européens ne peuvent remettre en cause d’autant que le Royaume-Uni et la France ont la volonté de préserver cette garantie nationale ultime.

Sur les forces classiques, Beaufre demandait que « les forces européennes occidentales soient coiffées par un commandement européen occidental éventuel, disposant d’un état-major européen très réduit (…) dont le rôle serait de fixer la doctrine stratégique et d’organiser la coopération éventuelle des forces nationales nucléaires et classiques des pays européens entre elles ainsi qu’avec les forces de l’est ou de l’ouest ».

Proposer un quartier général européen comme le fait le Sénat reste donc une bonne idée mais aurons-nous encore assez de cadres pour l’armer en respectant le poids de chacune des 28 nations… en fonction de leur contribution financière, dans une logique permanente de verser le moins possible ? Nous pourrions aborder le rôle de l’EMUE aujourd’hui… En revanche proposer d’installer cet état-major à Bruxelles mériterait d’être revu. A mon avis, il faut dissocier géographiquement l’OTAN de la défense européenne. Tout centraliser à Bruxelles est-ce encore une solution raisonnable ? Pourquoi ne pas l’installer en région parisienne comme hier le PC de l’OTAN à Fontainebleau ?

Dans la conduite des conflits, le Sénat a aussi rappelé que l’approche globale, qui rejoint la stratégie totale de Beaufre, ne peut exister sans volet militaire. Michl Miraillet, directeur de la DAS, était encore plus clair le 11 juillet 2013 dans un colloque fermé sur la défense européenne ; « Quant à l’approche globale, c’est comme le monoxyde de carbone. Vous ne le voyez pas. Vous ne le sentez pas. Mais à la fin on en crève ! Nous devons laisser à l’instrument de défense une part croissante dans l’organisation ». Il était temps que quelqu’un le dise « presque » publiquement.

Concernant l’économie de l’armement, Beaufre proposait un marché commun des armements européens « réalisé avec un système de compensations comparables à ceux réalisés pour l’Europe agricole ». Soixante ans après, le Sénat propose d’exonérer de TVA les grands programmes européens. Cela serait un bon complément à la proposition de l’Assemblée nationale de déduire du déficit public les dépenses dédiées à la défense.

Pour une plus grande efficacité, Beaufre avait proposé de faire de la logistique, condition du succès ou de l’échec de toute opération militaire (Cf. Afghanistan et Mali), une priorité de la défense militaire de l’Europe. Si l’on regarde aujourd’hui les propos de mutualisations de l’IERI ou du Sénat, cela reste bien une priorité raisonnable qui ne nuit pas à la souveraineté des Etats et contribue à l’amélioration des capacités opérationnelles.

Des approches nouvelles proposées par le Sénat

Beaufre soulignait que « Toute Europe politique ne peut pas ne pas avoir de préoccupations stratégiques, ne serait-ce que pour s’assurer la paix et la sécurité ». Toute défense militaire de l’Europe implique aujourd’hui un Livre blanc européen sur ce thème. Il devrait notamment identifier ce qu’est la défense militaire de l’Europe et en déduire le domaine de la stratégie « militaire » européenne. Cela éviterait bien des confusions et la démilitarisation des esprits éclairés qui nous représentent au sein de l’Union européenne.

Cependant, ce document ne semble pas réalisable aujourd’hui malgré le souhait de l’IERI ou du Livre blanc français de 2013. En outre, fonction éminemment régalienne, sa rédaction ne devrait pas être confiée à un think tank indépendant comme proposée par l’IERI.

Le Sénat proposerait en revanche qu’il soit rédigé par un Eurogroupe de la défense, en fait le pilier européen de l’alliance atlantique évoquée depuis les années soixante, mais cette fois par des Etats volontaires et significatifs dans le domaine militaire. Dans ce cadre, il s‘agira de définir les intérêts communs, les zones géographiques pouvant susciter des interventions nécessaires à la défense de l‘Europe, les relations avec notre environnement stratégique proche (Méditerranée, Moyen-Orient, Afrique, Russie) les menaces visant l’ensemble des états européens, les règles de la prise de décision, l’application de la clause de sauvegarde aussi…

Institutionnellement, l’idée de ce rapport de disposer d’un ministre de la défense européen, non subordonné au SEAE mais au même niveau, est une nécessité. La création formelle d’un conseil de défense institutionnalisé comprenant les ministres de la défense est aussi une idée positive.

Enfin, le Sénat propose de développer une stratégie maritime d’ensemble. Notre marine travaille déjà fréquemment en international. La surveillance permanente des côtes européennes et la protection de nos voies d’approvisionnement sont des missions fondamentales difficiles à conduire avec des flottes de plus en plus réduites.

Pour conclure, ce qui manque : une âme…

L’identité européenne et le patriotisme sont deux dimensions absentes du rapport du Sénat à la différence de l’IERI qui développe largement ces concepts. Comment penser une stratégie militaire sans envisager les raisons qui peuvent conduire un soldat-citoyen à combattre pour un « drapeau » qui n’est pas totalement le sien et auquel il devra s’identifier, aux ordres peut-être d’un chef d’une autre nationalité qui ne verra pas la mort de ce soldat « étranger » de la même manière ? C’est la recherche du sens à donner à l’engagement collectif au service de l’Europe.

Il faut revenir à Beaufre qui écrivait : « La patrie (…) est le patrimoine commun à tous les Français, que chacun a le devoir de préserver et défendre » mais la notion de patrimoine serait-elle la même pour ceux qui se battraient pour l’Europe ? Nous sentirions-nous investis du même sentiment de responsabilité envers l’Union européenne ? L’idée de Beaufre d’une « défense territoriale » s’appliquant à l’Europe avec pourquoi pas un service militaire européen pour les volontaires serait sans doute à étudier (missions, langue, formation, organisation, subordination…). Etre capable de défendre cette identité européenne, y compris par les armes, sinon par le sang versé, semble indispensable à une Europe de la défense.

Beaufre rappelait aussi ce besoin initial de donner une culture politique et militaire suffisante aux citoyens (surtout aujourd’hui s’ils sont appelés à élire des députés européens). Il écrivait que « l’intérêt commun passe par la patrie avant de passer par l’Europe » mais que « Les patriotismes européens et français ne sont en rien incompatibles ». Il s’agit de donner du sens à cette défense militaire de l’Europe comme l’évoque aussi le Sénat, une identité finalement.

Cependant, Beaufre, réaliste, écrivait: « en attendant que les Européens comprennent, ils en sont loin, et qu’ils consentent à l’effort nécessaire, la France se doit d’assurer seule, ou presque, sa propre sécurité ». Cela justifie l’activisme français sur les questions militaires au sein de l’Union européenne et surtout son choix de l’autonomie stratégique.   

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Depuis juillet 2023, il est rédacteur en chef de la revue trimestrielle Défense de l'Union des associations des auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN). Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
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