Voilà un ouvrage tout à fait d’actualité. Rédigé par Jean-Baptiste Vouilloux dans la collection Argos (www.editionsargos.fr) dirigée par Olivier Zajec, saint-cyrien retourné à la vie civile et chercheur, l’auteur est chef de bataillon breveté de l’Ecole de guerre et affecté à l’état-major des armées. Je me permettrai de le commenter au fur et à mesure.
Cet ouvrage est préfacé par le général Ract-Madoux, chef d’état-major de l’armée de terre qui rappelle que « rien ne pousse (…) aujourd’hui les pays européens à renoncer à ces attributs de puissance que sont leurs forces armées » bien que ces Etats aient « fait de leurs armées l’un des principaux gisements de leurs économies ».
J’oserai prétendre cependant que le budget des armées n’étant pas inépuisable, cet expédient atteindra de toute façon rapidement ses limites face à la crise actuelle si elle dure. La réalité se fera jour, au prix malheureusement de l’effacement militaire de l’Europe. Sous forme d’incise, je me permets de me référer à la France qui essaye de ne pas réduire d’une manière irrémédiable ses forces armées. Il suffit de se tourner vers les chiffres annoncés dans le Livre blanc pour la période 2014-2019, soit 179 milliards d’euros (valeur 2013, page 88 du Livre blanc) dont 5,4 pour les trois prochaines années qui devraient provenir de recettes exceptionnelles.
De fait, cette somme annoncée divisée par six ans donne une annuité de 29,1 milliards d’euro, bien loin des 31,4 milliards annoncés pour 2014. Et l’inflation n’est pas incluse. Cette vérité des chiffres peut se confirmer dans cet article du Monde du 30 juin 2013 qui annonce un budget 2014 de la défense à 29,6 milliards. Le ministre de la défense a pourtant évoqué dans un article de la Tribune du 12 juin 2013 un budget sanctuarisé à 31,4 milliards d’euros pendant trois ans. Ce n’est pas gagné.
Je ne suis pas un « financier » mais je m’interroge donc sur les promesses et les appels aux économies qui pourraient bien se faire au détriment de la condition militaire. Le conseil supérieur de la fonction militaire qui s’est réuni la semaine dernière d’une manière houleuse selon les rumeurs en est manifestement conscient. Cette situation rejoint ce commentaire du CEMAT dans cet ouvrage qui « évoque des hauts responsables militaires désemparés » (et comme la base est de plus en plus « déboussolée »…). Désarroi à haut niveau et base déstabilisée ne peuvent que construire une situation favorable au chaos.
Revenons à cet ouvrage qui correspond bien à ce besoin d’expliquer les enjeux au citoyen curieux et soucieux de l’esprit de défense au niveau européen. Il est vrai que nous sommes toujours dans le mythe de l’Europe en paix pour l’éternité et surtout d’une manière collective. Cette Europe de la défense devrait garantir la paix de demain, sans laquelle…il n’y aura pas de développement économique et social. Le chaos extérieur ou intérieur ne peut permettre l’amélioration de la condition socio-économique de nos peuples.
Jean-Baptiste Vouilloux aborde donc l’Europe militaire face au monde, les causes de la démilitarisation européenne, ses conséquences et ses limites qui ne seraient pas irréversibles. Je m’attarderai donc ce dernier point qui me paraît intéressant … mais qui ne veut pas dire limiter la lecture de l’ouvrage à cette seule partie !
Compte tenu de leur histoire, les Européens conserveraient encore une culture et des savoir-faire militaires solides ainsi qu’une industrie de défense compétitive. Il est vrai que notre passé guerrier a permis une domination mondiale depuis le milieu du dernier millénaire en s’appuyant sur le dynamisme des peuples et des Etats du continent (j’y inclue les iles britanniques), leur inventivité, leur combativité et bien sûr leur volonté de puissance.
Les armées occidentales bénéficient certes aussi toujours d’une grande crédibilité – nos écoles accueillent de très nombreux stagiaires étrangers -, chaque « vieille » nation a développé une expertise militaire en fonction de son histoire ou de sa géographie. La vitalité des exportations d’armement de la France, de l’Allemagne qui pourrait bien détrôner la France, le Royaume-Uni, est aussi une expression de ce lien privilégié avec l’art militaire. Exporter un armement ne se limite pas seulement à du matériel mais aussi à de l’expertise, des savoir-faire, un savoir-être parfois et donc contribue à une action d‘influence sur les acheteurs.
L’auteur cependant identifie un certain nombre d’opportunités qu’il ne faudrait pas laisser passer. D’abord l’Europe devrait assumer cette responsabilité militaire d’autant que les Etats-Unis le souhaitent et pourraient être tentés de se désengager. Donc autonomie stratégique et partenariat renouvelé avec les Etats-Unis.
Ensuite la mutualisation serait une nécessité pour préserver ses ambitions mais avec quelques critères acceptables : respect des intérêts industriels, opérationnels et de souveraineté. Encore faut-il que la confiance règne en tant qu’alliés et l’affaire Snowden actuelle met par exemple en cause le Royaume-Uni dans l’espionnage de ses alliés (Libération du 22 juin 2013). En outre, le risque évoqué est bien que la mutualisation dispense de l’effort de défense attendu de chaque Etat européen et que chacun doit assumer.
Enfin, les opérations en commun sont une opportunité. L’auteur évoque avec justesse que les Européens ont été présents en Afghanistan (même si tous n’ont pas réellement été des combattants en fonction des règles d’engagement nationales). Cependant, 800 Européens ont été tués depuis 2001 et 30 000 ont y servi même si, par rapport aux Etats-Unis, cela paraît bien dérisoire. En revanche, l’Afghanistan a rappelé le prix du sang aux Européens et réinitialisé le débat sur l’emploi de la force, son utilité, ses coûts. Le soldat reste cependant fait pour faire la guerre comme l’ont montré la Libye et le Mali.
Une des pistes pour la remilitarisation serait ce smart power (ou « juste puissance » comme la doctrine française l’a traduit) au service d’une Europe puissance. L’auteur appelle à une mise à jour du concept de stratégie de sécurité de l’Europe pour répondre aux besoins de la PSDC. L’idée d’un leadership « collégial » est intéressante. Un nouveau triumvirat allemand, britannique et français est évoqué. Cependant l’auteur rappelle qu’hormis la France, aucun pays européen ne veut voir l’effacement de l’OTAN comme organisation de sécurité collective.
Une dernière idée est celle d’user de la pédagogie pour amener les sociétés européennes à assumer la défense militaire. Il faut convaincre les Européens de « revenir dans l’histoire » mais qui voudra mourir pour un drapeau européen bien peu symbolique d’une histoire partagée et de sacrifices accomplis en commun pour la même cause ? Je pourrai évoquer le retour de l’esprit de défense national mais aussi la création d’un esprit de défense européen qu’il faudrait définir.
Le fait est que les institutions militaires ont perdu le statut privilégié qu’elles occupaient dans les sociétés européennes. Après un antimilitarisme largement irrigué idéologiquement et politiquement par une partie des sociétés européennes, l’indifférence prime désormais devant un « métier » à la spécificité contestée. Le déclin militaire de l’Europe est donc là. Pourquoi d’ailleurs se battre pour des sociétés qui ne comprennent peu ou pas ce combat pour leur futur et en leur nom ?
Si les Européens étaient aussi constants et déterminés dans la construction de leur sécurité extérieure qu’ils le sont pour la réduction de leur budget de la défense, la démilitarisation pourrait être effectivement arrêtée, bien entendu en fonction de la réalité économique. La réponse serait donc cette approche stratégique de la « juste puissance » qui comprend tous les instruments de pouvoir incluant un instrument fiable car peut-on croire que son absence, ou sa faiblesse, assurera la paix et un futur sans vassalité d’aucune sorte ?
Des pistes peuvent être lues dans les « Recommandations pour un Livre Blanc sur la sécurité et la défense de l’Union Européenne », document réalisé par la Cellule de Réflexion Stratégique de l’Institut Européen des Relations Internationales (IERI) de Bruxelles et présenté le 19 juin dernier devant la sous-commission «Sécurité et Défense» du Parlement européen, présidée par le Député Arnaud Danjean mais j’y reviendrai dans les semaines à venir.
L’auteur enfin ouvre la porte à une poursuite de la réflexion sur le rôle social des armées européennes et sur la place de la culture militaire dans le patrimoine historique des nations. En effet, les armées contribuent-ils encore à la résilience et au dépassement d’un peuple ? Je me plais – encore – à le croire.