vendredi 19 avril 2024

L’exemple de la guerre froide

Gagner la guerre sans la faire, l’Occident l’a réussi et il n’y a pas si longtemps. Le colonel (ER) Claude Franc nous rappelle ici ce pan d’histoire contemporaine qui a vu l’écroulement des dictatures soviétiques.

Depuis maintenant trente ans, c’est devenu un truisme d’affirmer que la guerre froide a été gagnée par l’Occident, sans avoir tiré un seul coup de fusil. C’est absolument vrai. Aussi, est-il intéressant de se pencher sur le passé récent pour identifier comment l’OTAN d’une part, et les armées françaises de l’autre se sont organisées, équipées et instruites pour avoir ainsi « gagné la guerre avant la guerre ».

Quelles sont les données stratégiques de la confrontation Est-Ouest en Europe d’alors ? Pour Moscou, il s’agit de constituer en Europe des conditions acceptables pour la sécurité du système soviétique. Celles-ci passent par la neutralisation ou une « finlandisation » d’une Allemagne potentiellement réunifiée et démilitarisée, d’où les forces de l’OTAN seraient retirées, de manière à créer une zone tampon vide de troupes entre les deux blocs. Pour l’OTAN, le but est de s’opposer à la menace militaire du Pacte de Varsovie sans mettre en cause l’intégrité politique de l’Alliance.

Au milieu des années soixante-dix, au moment de la tenue de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) à Helsinki, l’Occident paraissait objectivement en situation de faiblesse face à son concurrent soviétique et à ses satellites. Les États-Unis d’Amérique sortaient du traumatisme vietnamien, tandis que l’ensemble des États occidentaux se trouvaient confrontés à une profonde crise sociale issue de la vague de contestation de la fin des années soixante, alors que leurs économies allaient connaître un ralentissement durable de leur croissance, à la suite des effets conjugués de deux chocs pétroliers successifs.

Côté soviétique, au contraire, le système conserve un contrôle étroit sur les populations, dont toute contestation est systématiquement muselée.

Sur le plan militaire, quelles sont les intentions réciproques, en cas de confrontation ? En répétant les modes d’actions qui leur avaient permis de l’emporter sur l’Oder face aux Allemands et en Mandchourie face aux Japonais (campagne éclair totalement oubliée de nos jours) en 1945, les Soviétiques auraient cherché à neutraliser l’OTAN en Europe, en visant prioritairement la destruction de la Bundeswehr et des forces U.S. déployées en Europe. Les armées du Pacte auraient alors agi par des vastes encerclements, après rupture initiale du dispositif de l’OTAN, tout en s’emparant de gages territoriaux, zones industrielles, grands ports et agglomérations. Agir dans la profondeur a toujours fait partie de la culture militaire soviétique. Ce mode d’action a été modernisé, compte tenu des capacités des systèmes d’armes équipant leurs grandes unités. Le concept d’attaque au niveau opératif reposait autant sur des frappes aériennes dans la profondeur, que sur l’engagement, au contact, d’unités très mobiles (mécanisées, aéroportées et héliportées) destinées à exploiter dans la foulée toute brèche réalisée dans le dispositif ou les intervalles qui pouvaient se dévoiler.

Du côté de l’OTAN, la manœuvre consiste en une défense le plus en avant possible, soit à hauteur du Rideau de fer, pour protéger l’intégrité territoriale de la RFA. L’ensemble du dispositif otanien étant réparti entre des « créneaux » nationaux, la seule masse de manœuvre disponible pour des contre-attaques visant à rétablir l’intégralité du dispositif, est constituée par la 1re Armée française, dont l’engagement est régi par des accords bilatéraux entre Paris et l’OTAN.

Alors qu’en 1975, les observateurs occidentaux se montraient assez réservés quant aux chances objectives de victoire militaire de l’OTAN, dix ans plus tard, l’appréciation de situation sera inversée, ce que l’avenir devait confirmer, par l’effondrement du mur de Berlin en 1989, puis, tel un château de cartes, de l’ensemble du système soviétique en 1991, après que l’Allemagne eût réalisé sa réunification, en fait l’absorption de la RDA par la RFA, et son intégration dans son système de défense collective, l’OTAN.

Comment en est-on arrivé là ?

Sur le plan militaire, les États-Unis d’Amérique ne se sont pas complus dans leur échec vietnamien. Conscients qu’ils avaient perdu la guerre autant sur les campus universitaires nationaux que dans la jungle vietnamienne, ils ont renoncé au système de la conscription et se sont engagés avec volontarisme et ardeur dans la voie de la professionnalisation.

Simultanément, alors que la réflexion doctrinale leur avait fait défaut, le Pentagone a créé le Training and Doctrine Command, colocalisé avec l’Army War College à Fort Leavenworth et en ont confié le commandement au plus brillant esprit de cette génération militaire, le général Abrams, tandis que le poste de SACEUR était confié à un autre esprit puissant, le général Haig.

En quelques années, la doctrine de l’Air Land Battle fut codifiée, diffusée dans les états-majors et connue des exécutants. Il s’agissait d’une intégration de la bataille terrestre et de la bataille aérienne, celle-ci se concentrant en un appui aérien sur le second échelon ennemi, ce qui revenait peu ou prou, à la doctrine soviétique. En parallèle, les Américains lancent l’idée des « Follow-on Forces attack » (FOFA) où il ne s’agit plus de concentrer les efforts sur l’ennemi au contact, mais sur celui de deuxième échelon, de manière à entraver toute relance de l’action par une relève de l’échelon de contact, usé. Quasiment à la même époque, la victoire britannique des Malouines rend aux armées britanniques les moyens budgétaires qui leur avaient été ôtés précédemment. Si bien qu’au niveau capacitaire, les forces de l’OTAN font jeu égal avec celles du Pacte de Varsovie. Les chars M1 U.S., Challenger britanniques et Leopard allemands pouvaient désormais rivaliser avec les T-72 soviétiques, et leurs versions améliorées, les T-80.

À la même époque, le système soviétique démontre ses limites d’action : ayant engagé les meilleures unités du Groupement des Forces Soviétiques en Allemagne (GFSA) en Afghanistan depuis les premiers jours de l’année 1979 à hauteur de 100 000 hommes, le commandement soviétique se trouve dans l’incapacité de réagir militairement au vaste mouvement de contestation syndicale qui se développe en Pologne depuis le 1er août 1980. De toutes façons, avec un pape d’origine polonaise à Rome, il n’est pas assuré qu’une telle réaction militaire se soit heurtée au même silence que celle conduite en 1968 pour mâter le Printemps de Prague.

C’est alors que l’Union soviétique a lancé un vaste mouvement de déstabilisation de l’Allemagne lors de la crise des euromissiles. Il convient de remarquer que le slogan des pacifistes allemands « Lieber rot als tot » (« Plutôt rouge que mort ! »), correspond tout à fait à l’objectif de neutralisation de la RFA poursuivi par l’URSS, ce qui démontre, s’il en était besoin, la collusion de ces « pacifistes » avec le système soviétique. La fermeté du Chancelier allemand, soutenu par le Président français « Les pacifistes sont à l’Ouest, mais les missiles à l’Est » a fait échouer cette ultime manœuvre soviétique.

À partir de 1985, le système soviétique entre dans une phase d’implosion qui va totalement échapper à l’observation occidentale (l’Ouest tenait la RDA pour le maillon fort du Pacte, alors que c’est d’elle que va provenir l’étincelle qui fera chuter la chute du système). En parallèle, aux États-Unis d’Amérique, l’administration Reagan, reconduite en 1984 va lancer l’Initiative de défense stratégique (IDS) ou la guerre dans l’espace pour faire court, qui va entraîner leur compétiteur soviétique dans une course aux armements qui va vite être fatale à son économie, même si, en parallèle, il est mis un terme à la course aux armements nucléaires par toute une série d’accords dont le plus important est le Traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI) qui vise le démantèlement des missiles à portée intermédiaire (500 à 5 000 km de portée). C’est ce long processus qui va aboutir à ce que, débordée par les subites manifestations en RDA, dont les participants réclamaient l’ouverture du Rideau de fer, le 9 novembre 1989, l’Union soviétique conseillera à son satellite est-allemand de lâcher du lest et d’ouvrir le mur de Berlin. C’était la fin. La guerre froide était achevée et gagnée par l’Occident, puisque le système soviétique s’effondrera moins de deux ans plus tard, après une pathétique tentative de reprendre la main, par un putsch moscovite, mort-né l’été 1991.

Quels ont été la place et le jeu de la France dans cette période ? Tout d’abord, il convient de considérer que la capacité nucléaire dont elle s’est dotée et dont elle entend user en toute indépendance, lui a donné un statut particulier parmi les puissances occidentales. Mais cette indépendance n’est pas exempte d’une forte solidarité envers les alliés, marquée par des accords au plus haut niveau (Ailleret-Lemnitzer, Valentin-Ferber et Biard-Schulze) qui réglaient les modalités de l’engagement de la 1re Armée au sein de l’Alliance, sous le contrôle opérationnel de CINCENT. À ce titre, la 1re Armée constituait la seule réserve de l’Alliance sur le théâtre principal de Centre Europe. Cette situation n’empêchait pas la même 1re Armée, en liaison avec la Force Aérienne TACtique (FATAC), d’avoir une autre mission, dans un cadre purement national, celui de la mise en oeuvre, sur ordre du Président de la République, de la frappe nucléaire préstratégique d’ultime avertissement, sous la forme d’une frappe massive, unique et non renouvelable.

Mais, pour que cette dissuasion fût crédible, tant au niveau préstratégique que stratégique, il importait qu’elle fût à la pointe du progrès technique, ce qui imposait sa modernisation permanente, objet des crédits d’investissements fixés par les lois de programmation successives, consacrés à la force nucléaire stratégique et aux moyens de ses trois composantes, aérienne, balistique fixe et océanique, la « triade »…

Les forces conventionnelles furent également modernisées en permanence durant les vingt-cinq dernières années de la guerre froide, tout investissement capacitaire dans la durée ayant été auparavant obéré par le gouffre budgétaire des conflits coloniaux dans lesquels la France s’était trouvée empêtrée. En 1962, l’armée de Terre était toujours équipée, aux AMX-13 et EBR (ce dernier matériel conçu en 1939, quand même…) près, par des systèmes d’armes dont les plus récents dataient du Programme d’assistance miliaire (PAM) lié au Plan Marshall de 1947 (le matériel emblématique en était le char M-47 Patton, totalement surclassé par les T-62). À partir des années 1970, l’intégralité des parcs allait être remis à niveau. À compter de 1975, l’armée de Terre disposera d’un corps de bataille cohérent en doctrine, organisation et équipements pour être en mesure d’honorer les accords passés par la France avec ses Alliés, c’est-à-dire, tenir sa place de réserve en deuxième échelon de l’Alliance, tout en étant en
mesure de jouer son rôle dans le rétablissement de la dissuasion, par la mise en œuvre sur ordre politique de l’ultime avertissement, le feu nucléaire préstratégique.

Qui plus est, c’est le chef de la mission militaire française auprès d’Allied Forces Central Europe (AFCENT), le général Charles Fricaud-Chagnaud, qui a « inventé » l’outil, de nature à s’opposer au dernier avatar de la pensée militaire soviétique, le Groupe de manœuvre opératif (GMO) : soit un fort groupement de deux divisions blindées, qui, une fois la percée réalisée dans le dispositif de défense de l’avant de l’Alliance, devait exploiter cette rupture, sous forme de raid, sans souci ni d’alignement, ni de relève, vers l’objectif opératif, la saisie de points de passage sur le Rhin. Fricaud-Chagnaud imagine une force blindée à roues, soutenue par une masse de près de 300 hélicoptères rassemblés dans une Division aéromobile (DAM). Cette force, alliant mobilité, puissance et vitesse, deviendra la Force d’Action Rapide (FAR), en mesure d’intercepter un GMO sur toute l’étendue du théâtre d’AFCENT, le plus en avant possible, et sans attendre que les conditions de lancement d’une contre-attaque soient réunies. Comme la mise sur pied de cette force correspondait dans le temps à la transformation du Pluton en Hadès, missile dont la portée était de près de 500 kilomètres (pour échapper aux contraintes du Traité FNI), les Allemands voyaient avec plaisir reculer l’éventualité de voir leur pays transformé en champ de ruines radioactives. D’où l’exercice franco-allemand, « Moineau hardi », visant à valider le concept même de la FAR, par les deux autorités politiques, le Président français et le Chancelier allemand.

C’est ainsi, par une adaptation permanente et une anticipation même de la menace, que l’OTAN, comme l’armée française sont parvenues à donner d’eux-mêmes, l’image d’une force militaire cohérente susceptible de mettre en échec toute tentative de fuite en avant par une aventure militaire, décidée par les dirigeants soviétiques et mettant en œuvre les moyens de ses alliés du Pacte de Varsovie. La guerre avait été gagnée avant la guerre, grâce à cet effort. Le mot de la fin : sous la première présidence Mitterrand, l’effort budgétaire consacré à la Défense se chiffrait de l’ordre de 4 % du PIB d’alors.

 

Colonel (ER) Claude FRANC
Colonel (ER) Claude FRANC
Saint-cyrien de la promotion maréchal de Turenne (1973-1975) et breveté de la 102e promotion de l’École Supérieure de Guerre, le colonel Franc a publié une dizaine d’ouvrages depuis 2012 portant sur les analyses stratégiques des conflits modernes, ainsi que nombre d’articles dans différents médias. Il est référent "Histoire" du Cercle Maréchal Foch (l’ancien "G2S", association des officiers généraux en 2e section de l'armée de Terre) et membre du comité de rédaction de la Revue Défense Nationale (RDN). Il a rejoint la rédaction de THEATRUM BELLI en février 2023. Il est âgé de 70 ans.
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