Quand un auteur a la capacité à expliquer clairement pour les non-spécialistes, et sans les déformer, des notions théoriques complexes, cela mérite d’être souligné. A partir de sa large connaissance de des questions militaires et stratégiques (il a publié chez Economica en 2011 Les fondements de la stratégie navale au XXIe s.), Joseph Henrotin nous propose dans ce petit volume de (re)découvrir l’originalité de la pensée de Julian S. Corbett, historien de la Marine britannique et théoricien de la guerre navale, proche de l’amiral Fischer à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
Joseph Henrotin nous présente d’abord la « Vie et oeuvre de Julian S. Corbett ». Il revient sur ses responsabilités successives, ses publications, ses rapports officiels et sa méthode de travail. Puis il centre bien sûr son propos sur les « Théories » du stratégiste anglais, qualifié de « pragmatique » : « La pensée de Corbett est de nature globale. Elle ne rejette aucun phénomène, aucun facteur ni aucun niveau a priori. Il s’agit de penser le rôle de la marine dans la guerre ». Presque en « fils spirituel » très britannique de Clausewitz, Corbett considère « la stratégie maritime comme extension à la mer de la politique » et « la puissance navale comme un instrument de la politique des Etats », mais il ne fait pas pour autant de la Navy un saint Graal. La marine n’a en particulier d’importance dans les opérations que dans la mesure où elle contribue avec les forces terrestres à la réalité de l’action militaire : le contrôle des lignes de communication et l’appui aux opérations combinées. Corbett insiste également longuement dans différents écrits sur l’importance d’un état-major rodé, rompu, entraîné, et surtout intégré, ce qui constitue au début du XXe siècle une vraie nouveauté dans le milieu très traditionnaliste de la marine britannique. Il appuie en particulier son raisonnement sur les opérations à l’époque les plus récentes (deuxième moitié du XIXe s.) jusqu’à la guerre russo-japonaise, et prend toujours en compte les évolutions induites par le progrès technologique, extrêmement rapide en son temps. Joseph Henrotin tente ensuite de déterminer l’influence que ce penseur a pu exercer à l’époque (en particulier au sujet des principaux engagements navals de la Première Guerre mondiale ou de la campagne de Gallipoli), puis ultérieurement, sur la Royal Navy comme sur certaines marines étrangère (« La postérité critique » et « Les limites de Corbett »).
Bien écrit, entrecoupé d’encarts qui précisent une notion ou un exemple, bénéficiant malgré son petit format d’une bibliographie et d’un index, ce volume doit être connu par tous ceux qui s’intéressent à la guerre navale et aux questions de stratégie qui y sont liées.
Argos, Paris, 2013, 146 pages. 12,90 euros.
Question : Avocat, écrivain, journaliste, historien, la première partie de la vie de Julian S. Corbett est marquée par de multiples activités. Comment est-il devenu stratégiste et spécialiste de la guerre navale ?
Réponse : Peu à peu et au fil non seulement de sa fascination pour l’Angleterre élisabéthaine et de la réflexion qu’elle entraîne chez lui -il cherche à comprendre le « comment »- mais aussi de rencontres qui vont l’amener à évoluer. Des rencontres certes littéraires, mais aussi concrètes, avec J. K. Laughton notamment -qui milite pour une approche scientifique et « globale » de l’histoire- mais aussi, d’une manière sans doute décisive, avec sa future femme. Hésitant encore entre une carrière artistique (où la mer joue d’ailleurs un rôle important) ou de recherche, elle le pousse à embrasser la recherche. A ce stade, rapidement, l’histoire ne lui suffit plus : il s’agira alors de chercher à cerner les principes de la puissance, d’abord de l’Etat, ensuite maritime et enfin navale. Ceci dit, Corbett n’abandonnera jamais l’histoire, elle est pour lui la matière première de ses réflexions.
Question : On a le sentiment que Corbett tient le plus grand compte des évolutions techniques, d’autant que les grandes marines de cette époque connaissent une véritable révolution matérielle. A quelle place et avec quelles conséquences intègre-t-il ce facteur « pratique » dans son argumentation « théorique » ?
Réponse : Corbett ne s’intéresse pas réellement à la technique comme objet, mais comme « fournisseur de mutations tactiques », de sorte que si sa réflexion prend en compte ces évolutions (comme la torpille ou le sous-marin), c’est de manière consubstantielle à la guerre navale. Or, il s’attache à des principes qui sont supérieurs à la tactique. Si ces principes sont « aménagés » par les évolutions techniques, ils n’en sont pas pour autant rendus caducs. Un bon exemple en la matière est sa réflexion autour de la défense contre les attaques amphibies. Il constate que les forces attaquantes bénéficient d’évolution en termes de propulsion et de construction navale qui augmentent leur vitesse, mais les principes du déploiement des forces en défense n’en sont guère, en retour, qu’aménagés. Si les défenseurs doivent s’adapter, leurs fondamentaux restent valables. Surtout, Corbett est tout sauf un doctrinaire : sans doute sa formation d’avocat l’incite-t-elle à prendre en compte l’ensemble des facteurs et, s’il n’a pas publié des « lois de stratégie maritime » mais bien « quelques principes », c’est justement pour prendre en compte la nécessaire adaptation face au contexte.
Question : Plus particulièrement, comment aborde-t-il la question du sous-marin et de la guerre sous-marine, avant 1914, pendant la guerre et après ?
Réponse : C’est une question importante, parce qu’elle montre l’esprit « en mouvement perpétuel » qui doit être celui de tout stratégiste. Au début du siècle, Corbett croit peu dans les capacités du sous-marin, qu’il estime surtout utile en défense côtière, et on peut le comprendre en voyant ce qu’était un sous-marin de l’époque : petit, peu armé, très instable en surface même par mer calme, avec peu d’autonomie en plongée. L’amiral Fisher, First Sea Lord, ami et récipiendaire des conseils de Corbett sera plus optimiste, prônant de gros sous-marins en plus de bâtiments côtiers. Au fur et à mesure des évolutions des classes, Corbett se montrera moins sceptique et l’action du 22 septembre 1914 (trois croiseurs britanniques coulés et 1400 hommes perdus du fait du sous-marin U-9 devant Ostende) achève de le convaincre. Pour Corbett, en particulier à la fin de la guerre et jusqu’à sa mort, le sous-marin est l’une des raisons qui lui fait penser que sa conception de la « flotte en vie » est fondamentalement valable et qu’incidemment, la bataille décisive prônée par Mahan, si elle est doit être considérée comme un outil parmi d’autres, est aussi à manier avec précaution : elle peut « faire perdre la guerre en une après-midi« …
Question : Corbett est en fait assez critiqué sur la conduite des opérations navales pendant la Grande Guerre. A quels obstacles s’est-il heurté et comment expliquer une si faible influence pratique ?
Réponse : Corbett est dans une posture délicate. D’une part, ses analyses sont plus prudentes que celles de Mahan, dont les conceptions irriguent alors la pensée de la Royal Navy et de ses officiers. D’autre part, Corbett n’est pas militaire et même pas marin, il se heurte donc au corporatisme d’une force assez fermée sur l’extérieur, bien qu’il y ait aussi de solides amitiés. Au demeurant, c’était le cas un peu partout à l’époque, et Corbett est sans doute un des premiers exemples de stratégiste civil travaillant avec les militaires. Reste qu’ami et conseiller de Fisher, Corbett a aussi une position d’influence par ses idées, au risque qu’elles soient mal comprises. Certains n’ont pas hésité à lui mettre l’échec de la bataille du Jutland sur le dos, ses conceptions (qui ont partiellement été coulées dans les instructions données à la flotte) étant critiquées pour manquer d’agressivité. Si on peut rétrospectivement donner raison à Corbett (après le Jutland, la marine allemande sera dans une posture de « flotte en vie » en mer du Nord), à l’époque les critiques ont été vives et s’il sera chargé de la rédaction de l’histoire navale officielle de la guerre, elles le suivront jusque son lit de mort.
Question : Il est souvent question de Corbett comme faisant face aux partisans de Mahan dans la Royal Navy. Mais en quoi est-il plus intéressant que Mahan ?
Réponse : Les deux sont souvent comparés mais en réalité, leur vues ne situent pas au même niveau. Mahan est un « propagandiste » : il donne aux marines une fonction et une légitimité en les enracinant dans l’histoire et en démontrant leur importance, ce en quoi il est pertinent. Mais s’il développe des conceptions théoriques, elles resteront toutefois en chantier. Mahan se focalise sur la bataille décisive et considère que les forces terrestres sont d’une utilité mineure -le même type de raisonnement que tiendra Douhet en stratégie aérienne. Corbett est différent, sa réflexion est plus mûre -c’est dans la combinaison des stratégies particulières que réside la puissance- et relève également d’une exploration permettant de chercher des leçons et des principes applicables en tous temps. La « moisson » de ce point de vue, est très supérieure, qualitativement et quantitativement, à celle de Mahan. D’une part, parce que les aspects maritimes ne sont qu’un des aspects de sa vision : Corbett est aussi un théoricien de la guerre limitée et, avant Liddell Hart (et d’une manière plus subtile à mon sens), de l’approche indirecte dans la conduite des conflits. D’autre part, parce que dans le domaine naval, les concepts inhérents à la maîtrise de la mer (et sa relativité), aux « flottes en vie », à la maîtrise en dispute (jusque dans ses relations à la piraterie), à la structure même des forces navales ou aux opérations amphibies restent éminemment actuels. De fait, et paradoxalement, vous trouverez chez les stagiaires et les chercheurs de la Naval Postgraduate School américaine bien plus de travaux citant Corbett que Mahan…
Propos recueillis par notre collègue Rémy PORTE