Le XIXe siècle est une période de bouleversements internationaux majeurs : guerres de la Révolution et de l’Empire, recomposition de l’Europe après le traité de Vienne, révolutions nationales de 1848, révolution industrielle, constitution des empires coloniaux et rivalités ultramarines entre puissances européennes, guerre franco-prussienne de 1870, etc. Tous ces événements décuplent les besoins en renseignement des États européens, entre qui les rivalités politiques, économiques et militaires ne font que croître.
Sur le terrain militaire, à l’occasion des guerres de la Révolution et l’Empire, de la guerre de Sécession et de la guerre de 1870, les affrontements prennent une ampleur nouvelle. Les armées réunissent des effectifs de plus en plus importants, la logistique et la technologie jouent un rôle majeur. Le renseignement s’adapte à ce nouveau contexte de guerre de masse et de guerre industrielle et connaît des développements importants : accélération des transmissions d’informations, structuration des services, cadres juridiques renforcés… pour ne citer que ces exemples.
De plus, à partir de la seconde moitié du siècle, la diversification des sujets d’intérêt conduit les services à rechercher de nouvelles sources d’information, ouvertes ou secrètes, afin de répondre aux préoccupations de leurs gouvernements.
Il leur faut collecter plus de renseignements, recruter davantage d’agents dans de nouveaux milieux, dans plus de lieux et avec un plus grand professionnalisme. Ainsi, le dernier tiers du XIXe siècle voit l’apparition de services de renseignement permanents aux effectifs importants et la formalisation progressive des règles du métier. Ce phénomène, qui prend d’abord naissance en Prusse, s’étend rapidement à tous les pays européens.
Enfin, les premiers exemples d’instrumentalisation du renseignement apparaissent : l’affaire Dreyfus (1894) illustre, d’une façon dérangeante pour la France, la politisation de certains officiers des services au profit d’une cause partisane. En conséquence, dans un contexte de rivalités entre les puissances européennes et de préparation du futur conflit avec l’Allemagne, les instruments de la revanche – le renseignement et l’armée – sont décriés et affaiblis.
Le XIXe siècle est ainsi une période charnière dans l’histoire du renseignement : il s’affirme comme un laboratoire d’expériences qui annoncent la naissance des structures d’espionnage modernes.
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Après un rapide aperçu de l’évolution du renseignement en Europe au cours du XIXe siècle, ce troisième tome de L’Histoire mondiale du renseignement est consacré, pour sa grande majorité, au renseignement français. C‘est une priorité car notre histoire, en ce domaine, demeure encore balbutiante et doit être consolidée.
En premier lieu, est abordé le renseignement français sous le Premier Empire, et le rôle qu’il a joué au cours des campagnes de Napoléon, grâce aux contributions de Jean-François Brun et de Michel Roucaud. La personnalité et les actions hors du commun de Schulmeister, que décrit Abel Douay, illustrent le dévouement et bien souvent les compétences des acteurs du renseignement. En creux, Gaël Pilorget présente l’échec du renseignement militaire impérial au cours de l’occupation de l’Espagne, face à l’action coalisée des guérilleros ibériques et des cryptologues britanniques.
Puis, le renseignement sous le Second Empire est évoqué à travers deux contributions d’Oliver Lahaie, qui couvrent tout le règne de Napoléon III jusqu’à la défaite de 1870, et celle d’Éric Taladoire qui aborde un épisode méconnu et fort instructif, celui du renseignement dans les opérations de contre-guérilla lors de la campagne du Mexique.
En troisième lieu, nous nous intéresserons au développement du renseignement naval au cours de la période, grâce à Alexandre Sheldon-Duplaix, qui nous offre un beau portrait de l’attaché naval et de ses nombreuses missions, et à Patrick Louvier qui nous emmène en Méditerranée et en Orient pour y présenter l’action du renseignement naval français sur la Sublime porte pendant le XIXe siècle.
Ensuite, nous suivrons l’évolution du renseignement français sous la IIIe République. Gérald Sawicki décrit les origines lointaines du service Action et les plans de sabotage français envisagés en cas de guerre contre l’Allemagne et revient sur la célèbre affaire Schnaebelé montée par le contre-espionnage prussien afin de capturer l’un des meilleurs spécialistes du renseignement de la police française. Puis Martine Cuttier nous emmène outre-mer pour présenter l’organisation du renseignement dans la colonie du Soudan français.
La surveillance des populations dans l’hexagone, comme le contre-espionnage ne sont pas oubliés. Benoît Haberbusch met en lumière le rôle essentiel de la gendarmerie en la matière et Julien Bouchet rappelle que le renseignement est souvent une activité politique et présente ce que fut la surveillance politique de l’armée sous le combisme.
Parallèlement à ces nombreuses et riches contributions consacrées aux multiples facettes du renseignement humain au cours du XIXe siècle, le rôle essentiel de la cryptographie est abordé par Michel Debidour, qui décrit les grandes innovations de cette discipline au cours de la période étudiée et Alexandre Ollier, qui présente plus spécifiquement les avancées françaises en la matière. Michel Debidour revient également sur le rôle qu’ont eu l’espionnage et la cryptographie dans l’Affaire Dreyfus.
Enfin, si la plus grande partie de cet ouvrage est consacrée au renseignement français, en Europe, en Méditerranée et en Afrique, l’évolution du renseignement en Amérique et en Asie n’est pas oubliée. Laurent Moënard, d’abord, étudiant la guerre de Sécession américaine, présente les premiers pas du renseignement militaire aux États-Unis et le rôle méconnu qu’y ont joué deux Français. Il décrit ensuite le parcours hors norme de Charles-Joseph Bonaparte, petit-neveu de Napoléon, qui créa le FBI. Puis, les enjeux économiques occupant plus que jamais au XIXe siècle une place majeure dans les objectifs du renseignement, un exemple d’intelligence économique avant la lettre est décrit à travers l’implantation des Barcelonnettes au Mexique, à partir de 1821, expérience unique d’une expatriation économique française réussie à l’étranger. Enfin, Grégoire Sastre nous emmène en Asie pour décrire la construction du renseignement japonais moderne.
Pour conclure, afin de tirer des enseignements des nombreuses contributions publiées dans les trois premiers volumes de cette Histoire mondiale du renseignement, nous présenterons une synthèse des 5 000 ans d’histoire du renseignement couverts par les différents auteurs et nous aborderons la question des sources, essentielle pour les recherches historiques.
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Ce troisième tome de L’Histoire mondiale du renseignement — 25 contributions produites par 18 auteurs de haut niveau, universitaires reconnus et spécialistes du renseignement — offre à la fois des exemples fouillés, nourris d’une documentation riche, des portraits vivants et des enquêtes.
Évidemment, ce troisième tome ne saurait pas davantage prétendre à l’exhaustivité que les deux précédents. Manquent à ce tour d’horizon notamment des études consacrées aux services britanniques et russes, autrichiens et prussiens, italiens, serbes et ottomans, et la Chine n’est pas abordée. De même, n’est pas évoqué le rôle du renseignement français en Afrique du Nord ou au Levant sous le Second Empire, notamment lors de l’expédition de Syrie (1860). Ce domaine de recherche reste donc encore largement à compléter.
C’est pourquoi cet ouvrage esquisse de nouvelles pistes de recherche en histoire du renseignement : une étude des personnels du Dépôt de la guerre — au sein duquel archivistes et officiers du Génie jouent un rôle majeur — s’impose. Une réflexion sur l’âge pour parvenir à maîtriser les « arts de la clandestinité » pourrait également apporter un éclairage nouveau : beaucoup des espions mentionnés dans les pages qui suivent ont plus de 60 ans et même 70 ans ! D’autres travaux pourraient enfin être conduits sur l’impact des innovations dans les domaines de la communication — télégraphe puis téléphone — et des moyens de transport — apparition du chemin de fer, du steamer et du ballon — sur les activités de renseignement.
Toutefois, avant d’envisager, d’ici quelques années, une seconde édition revue et augmentée, nous continuerons notre démarche de « couverture » de l’histoire mondiale du renseignement, via la publication deux autres tomes consacrés aux Première et Seconde Guerres mondiales (parutions prévues en 2022).
Éric Denécé et Benoît Léthenet
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