Notre industrie de défense et l’Europe (CMF – Dossier 31)

La commission européenne vient de prendre plusieurs initiatives visant à réorienter en commun le secteur industriel de sécurité et de défense. Le Général de corps d’armée (2S) Nicolas Casanova dresse ici un point de situation sur ce sujet très important pour nos équipements futurs, notre tissus industriel et les emplois afférents, mais qui rencontre peu d’écho médiatique en France.

* * *

Dans le contexte difficile que l’Europe connait, tant sur le plan des menaces que sur le plan budgétaire, la refondation du secteur industriel de sécurité et de défense européen, sous l’égide d’Ursula von der Leyen, désormais à la tête d’une Commission européenne renouvelée, procède d’une démarche vertueuse car elle prend ces deux contraintes en compte et cherche à faire converger les États membres vers une plus grande unicité au sein de leurs systèmes militaires. Pour autant, il convient d’analyser cette transformation avec le discernement nécessaire, tant les conséquences en termes de politique industrielle et de souveraineté pourraient être irréversibles.

Lors du discours sur l’Union en septembre 2023, Madame von der Leyen, a annoncé la mise en place d’une nouvelle stratégie industrielle[1] de l’Union européenne qui consiste à promouvoir à la fois un développement capacitaire ainsi que des acquisitions en communs de matériels dimensionnants, notamment majeurs. Elle s’inscrit ainsi dans la continuité du Fonds Européen de Défense (FED) dont elle se veut et sera le prolongement, conférant à la commission une prérogative jusqu’à présent détenue par les seuls États membres : le financement et le développement de matériels militaires. Cette question qui est primordiale pour la France et les pays détenteurs d’une BITD en Europe, n’est pas partagée de la même manière par les nations qui n’en possèdent pas.

Concrètement, pour la commission, l’objectif de cette refondation est de mettre en place les instruments d’une coordination permettant de créer une synergie de l’ensemble des outils existants (EDIP[2], AED[3]…) en vue d’abord établir la définition d’un besoin militaire commun, pour qu’il soit ensuite priorisé par le politique, avant que soit établi le financement de sa production pour in fine faciliter son achat en commun.

D’aucun aujourd’hui s’aventure à Bruxelles, mais ailleurs aussi, à imaginer l’agence européenne de défense immédiatement subordonnée à la commission. Si cette éventualité devait se traduire dans les faits, la commission disposerait de l’expertise lui permettant à la fois de cristalliser le besoin militaire commun et d’en préparer la priorisation en amont des décisions du Conseil. Lui reviendrait dès lors de fait l’initiative de la priorisation capacitaire dans un domaine jusqu’à présent considéré comme exclusivement politique et souverain.

Au-delà de la refondation, le contexte est inédit en raison de la pression exercée par la menace russe sur le flanc Est de l’Europe. Elle engendre une crainte bien compréhensible des États membres de cette partie de l’Europe. Mais il est également inédit en raison de la place que l’Allemagne possède désormais au sein des institutions européennes. Berlin jouit d’une influence désormais bien établie au sein des institutions européennes grâce aux placements judicieux de son personnel ainsi que par le soutien obtenu de certains États membres plaçant l’OTAN avant l’UE. Enfin, fruit de cette tension en Europe centrale et d’un activisme bien relayé, on assiste au retour des pays anglo-saxons dans ce domaine critique de la défense et de son industrie. Les rencontres à très haut niveau conduites ces dernières semaines entre l’Union européenne et le Royaume-Uni l’illustrent.

Il convient donc de considérer ce rapprochement transatlantique, soutenu sans ambiguïté par des États membres proches de Washington soucieux des résultats des élections américaines. Il pourrait déboucher sur une BITD[4] européenne de fait transatlantique. C’est tout l’enjeu des négociations actuellement menées à très haut niveau autour du texte d’EDIP en s’assurant que le budget de l’Union soit bien dirigé vers ses entreprises. La crainte actuelle est de voir des produits financés sur le sol européen mais sous licence américaine. Pour cela, deux mesures phares ont été mises en avant permettant une certaine forme de préférence européenne, d’une part l’autorité de conception et d’autre part la mise en place d’un pourcentage de composants européens rendant éligible l’objet.

Ce contexte a conduit à un débat particulièrement décomplexé au sein duquel, il faut le reconnaitre, la France se trouve dans un grand isolement.

 

Comment sortir de l’Isolement ?

Pour atténuer l’effet de l’isolement et des difficultés budgétaires ainsi que de pouvoir peser dans cet environnement en pleine transformation, la France doit définir sa propre stratégie nationale bâtie avec l’ensemble des acteurs interministériels et industriels autour des questions de défense et de politique industrielle de ce secteur. C’est tout le sens de la montée en puissance de « l’Équipe France ». En d’autres termes, Paris sera plus fort si sa voix est portée par une équipe assumant un positionnement cohérent qui permette de rassembler d’autres partenaires européens plutôt qu’il s’oppose car il est illusoire de continuer à croire au développement exclusivement national des gros objets terrestres. La France, si elle en a les capacités à ce stade, n’en possède plus les finances.

Ainsi, loin de l’approche gaullienne d’un développement capacitaire contrôlé exclusivement au niveau national, la perspective d’un développement de gros objets dans le domaine de la coopération nécessitera que la BITD française s’organise en conséquence.

Dès lors, bien plus que d’exprimer « des lignes rouges », cantonnées à des périmètres sans profondeur, il conviendra de conquérir « des lignes vertes ». Celles-ci se définissent à partir d’une réflexion approfondie qui consiste à déterminer les atouts essentiels de nos industriels et notamment ce qui constitue le cœur de leur activité et de leurs actifs stratégiques. Dans un deuxième temps, il s’agit de définir des solutions d’intégration fonctionnelle qui apportent de la valeur dans les futurs objets à développer en commun. Si cette logique peut apparaître purement industrielle, elle contient néanmoins des éléments permettant de sauvegarder un niveau de souveraineté tant dans la fabrication, l’emploi des matériels et leur exportabilité. 

 

L’expression du besoin militaire ou le rôle croissant de l’EMA

Le développement capacitaire de demain, s’il doit réellement s’inscrire dans ce que souhaite aujourd’hui les tenants de l’européanisation, devrait voir son expression par l’utilisateur final coordonné au niveau européen. Ainsi, les projets MGCS[5] et SCAF[6], voulus par le politique, ont vu leurs définitions en premier lieu actées par des états-majors.

Dans le cadre de la nouvelle stratégie industrielle de l’Union européenne, le SEAP[7] permettra l’instauration de consortium d’États membres, quatre au minimum, autour d’un projet de développement d’un équipement militaire qu’ils s’engageront à acheter en commun. Dès lors, se dessine une priorisation des effets militaires ainsi qu’une coordination physico-financière qui ne pourra plus s’effectuer dans le seul cadre national. Aussi, au même titre que la planification opérationnelle dessine des lignes d’opérations, conviendra-t-il très en amont pour l’équipe France de savoir ce que la nation souhaite, avec qui, et quand elle espérera avoir les matériels permettant à ses forces armées de remplir leurs missions. Par ailleurs, il conviendra de noter que la part française dans ces objets permettra également de peser entre autres sur l’employabilité et l’exportabilité au sens de l’article 2 du traité d’Aix-la-Chapelle[8].

Eu égard au rôle de l’AED, cette évolution prévisible renforcera le rôle du CEMA, car il s’agira de cristalliser le besoin militaire commun entre chefs d’état-major, de préférence au sein de cette agence conservée sous le contrôle des États-Membres et subordonnées soit au Service Européen pour l’Action Extérieure[9], soit au Conseil lui-même. Dans un deuxième temps viendra la priorisation par ce dernier. Le besoin militaire pourra alors être porté à bon niveau sur les fonts baptismaux de la commission pour financement et développement.

Cette nouvelle situation ne sera pas sans conséquences sur la manière dont les armées, la DGA et les industriels devront conduire leur dialogue au sein de l’Équipe France afin de pouvoir s’inscrire au mieux dans ce nouvel environnement capacitaire. Si l’idée initiale est de pouvoir faire bénéficier les forces armées européennes de matériels interopérables et peu coûteux, le système même qui se met en place aujourd’hui au sein d’EDIP nécessitera de comprendre que ces économies d’échelle ne seront possibles qu’à la condition que la France paie un ticket d’entrée d’emblée au sein de SEAP même pour le développement d’un matériel dont elle ne sera pas forcément le primo client. Cette réalité devra être comprise par tous comme une nécessité. Elle seule permettra à la France de garder une partie de sa souveraineté et lui assurera de fait l’emploi et l’exportabilité de matériels dans lesquels la part française aura été substantielle.

En conclusion, cette nouvelle réalité souligne encore un peu plus la nécessité d’entretenir un dialogue qui permette à l’industrie, au plus près de l’utilisateur final, de pouvoir présenter des solutions intégrées répondant pour la partie française aux besoins définis en commun. Ce dialogue a également pour but de s’assurer que les efforts de tous soient suffisamment coordonnés pour justifier et permettre une budgétisation d’emblée. Il s’agit là d’une condition permettant à la France de ne pas rester sur le quai du développement capacitaire européen.


NOTES :

  1. EDIS : European Defense Industrial Strategy.
  2. EDIP : European Defense Industrial Program.
  3. Agence européenne de défense.
  4. Base industrielle et technologique de défense.
  5. Système Principal de Combat Terrestre, abrégé en anglais MGCS pour Main Ground Combat System.
  6. Système de combat aérien du futur.
  7. Structures for European Armament Programme (SEAP) : Consortium d’États Membres s’agrégeant autour d’un projet de développement commun dans le cadre d’EDIP.
  8. https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/traite.aix-la-chapelle.22.01.2019_cle8d3c8e.pdf : Les deux États se consultent régulièrement à tous les niveaux avant les grandes échéances européennes, en cherchant à établir des positions communes et à convenir de prises de parole coordonnées de leurs ministres. Ils se coordonnent sur la transposition du droit européen dans leur droit national.
  9. https://european-union.europa.eu/institutions-law-budget/institutions-and-bodies/search-all-eu-institutions-and-bodies/european-external-action-service-eeas_fr#:~:text=Le%20Service%20européen%20pour%20l,l’Europe%20dans%20le%20monde.

CERCLE MARÉCHAL FOCH
CERCLE MARÉCHAL FOCH
Le Cercle Maréchal Foch est une association d’officiers généraux en 2e section de l'armée de Terre, fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. Le CMF est partenaire du site THEATRUM BELLI depuis 2017. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).
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