Ainsi, aujourd’hui, notre dissuasion ne saurait se limiter à un tout ou rien nucléaire, même si ces armements restent indispensables. Convenons avec le GCA (2S) Patrick Alabergère que c’est l’interdépendance de tous nos moyens qui assurera notre crédibilité.
Depuis plusieurs décennies, dans la présentation de notre stratégie de défense, le discours politique, comme celui des militaires, a réduit peu à peu la dissuasion à sa seule dimension nucléaire. C’est à la fois un contresens, mais surtout une erreur conceptuelle qui occulte de nombreux autres aspects essentiels de la dissuasion. Il ne s’agit donc pas de critiquer le bien fondé de notre composante nucléaire, ni de discuter de sa nécessaire modernisation pour répondre aux défis de sécurité du monde d’aujourd’hui et de demain. Il faut simplement mettre en évidence que le concept de dissuasion dépasse largement sa déclinaison
nucléaire.
En adoptant systématiquement une clé de lecture de la dissuasion par le prisme de l’arme nucléaire, de sa technologie, de sa mise en œuvre, nous limitons l’accès au débat sur le concept de dissuasion à un cercle réduit d’initiés, aux spécialistes qui œuvrent au sein de la composante nucléaire. La préservation du secret, qui doit légitimement entourer nos forces nucléaires, ne suffit pas à justifier cette restriction dans le débat sur notre concept de dissuasion.
Évidemment, l’arme nucléaire reste la menace ultime de notre stratégie de dissuasion, personne ne songe sérieusement à la remettre en cause. Nous lui devons une grande partie de la crédibilité de notre outil de défense, mais une partie seulement. Sur le plan politique, elle a contribué à conforter notre place au conseil de sécurité des Nations-Unies et elle participe de notre crédibilité sur la scène internationale.
* * *
Tout d’abord, il convient de rappeler ce qu’est la dissuasion. Michael Rühle[1] nous en donne une bonne définition dans la revue de l’OTAN : « La dissuasion consiste à menacer un adversaire d’avoir recours à la force, afin de le décourager d’entreprendre une action indésirable, soit en le menaçant de représailles (dissuasion par représailles), soit en le persuadant que ses objectifs sont voués à l’échec (dissuasion par interdiction) ».
Cette définition ouvre toutes les graduations possibles sur l’échelle des représailles et elle fait appel à toute une palette d’interdictions pour dissuader un ennemi d’agir contre nous. Dans cette compréhension du verbe dissuader, le fait nucléaire est presque relégué au rang d’épiphénomène, un extrême, qui ne constitue pas l’essentiel de la dissuasion, même s’il en est la menace ultime.
Pour autant, la dissuasion par la peur des représailles ou par la crainte de l’interdit ne constitue pas la garantie absolue d’inhiber l’action d’un agresseur potentiel.
L’histoire récente nous apprend souvent qu’il ne suffit pas de montrer sa force pour dissuader un adversaire de s’en prendre à ses intérêts. Le monde est plus complexe que cela et surtout moins rationnel.
Il faut donc aller plus loin dans la réflexion, en sortant d’une logique réductrice qui assimile dissuasion à menace nucléaire en considérant que : « le mot dissuasion n’est plus synonyme systématique de possession de l’arme nucléaire (« force de dissuasion ») car il renvoie à tout un éventail de postures dont l’objectif est de décourager un tiers (adversaire potentiel ou déclaré) d’aller plus loin dans l’escalade, d’entreprendre une action contre ses intérêts, de se mêler de ce qui ne le regarde pas. La crise coréenne actuelle, les tirades de Donald Trump, le non-dit de l’intimidation russe, les bras de fer récents avec l’Iran, et l’essor des puissances émergentes restent, en partie, liée à la problématique nucléaire. Mais, en réalité, ils la dépassent largement, pour inclure des registres d’action plus variés. ».
Cette analyse pertinente de Frédéric Charillon[2] illustre parfaitement les nombreux autres aspects que revêt l’action de dissuader, en dehors de tout recours à la menace nucléaire.
L’envoi de navires de guerre français ou américains en mer de Chine face aux actions belliqueuses des forces armées chinoises, le déploiement depuis 2017 d’un Sous-groupement tactique interarmes (S/GTIA) LYNX dans les pays baltes dans le cadre de la mission « enhanced Forward Presence » (eFP) font partie de ces actions militaires de dissuasion, sans recours à la menace nucléaire.
Ainsi, cette opération Lynx fait partie des mesures de « réassurance » décidées en 2016 par l’OTAN, au bénéfice des trois pays baltes et de la Pologne. Consécutives à la cyberattaque massive contre l’Estonie et à l’agitation des minorités russophones, elle vise, avec le déploiement de quatre bataillons multinationaux, à dissuader la Russie de mener des actions contre les pays concernés qui seraient en-deçà du seuil de déclenchement de la clause de défense collective que prévoit l’article 5 du Traité de l’Atlantique-Nord.
Ces démonstrations de forces, navales ou terrestres, relèvent de la prévention, donc de la dissuasion, puisque ces deux fonctions stratégiques sont intimement liées et interdépendantes.
De son côté, la dissuasion nucléaire porte en elle ses propres limites, car elle n’est pas la réponse universelle à toutes les formes de menaces qui pèsent aujourd’hui sur la sécurité de notre pays. Conçue originellement dans le cadre d’un affrontement interétatique, pour un rapport de forces du fort au fort ou du faible au fort, elle représente la menace ultime dans l’affrontement de deux volontés.
Cette dissuasion « à l’ancienne » selon les propos de Frédéric Charillon, « à la mode bipolaire reposait sur la menace de l’apocalypse : la destruction mutuelle assurée (MAD) entre les plus grands, ou des pertes inacceptables au regard de l’objectif poursuivi, pour un grand qui voudrait s’en prendre à un plus petit – le plus petit atteignant ainsi un ‘seuil de suffisance’ qui faisait de l’atome une arme égalisatrice en ce qu’elle devait constituer une assurance vie, y compris contre les adversaires supérieurs ».
C’était, entre autres, l’idée des penseurs français de la doctrine nucléaire. Cette dissuasion pouvait soit exclure l’emploi du nucléaire en premier et n’être donc que défensive, soit ne s’adresser qu’aux autres puissances nucléaires (et donc facteur de statu quo), soit ne rien exclure du tout (et ainsi compenser une potentielle infériorité conventionnelle ― par exemple Israël, à l’époque, face aux armées arabes voisines).
Les limites de cette dissuasion-là ont été largement commentées, notamment par Raymond Aron. Les doctrines de la dissuasion, poussées à l’extrême de l’abstraction par des théories des jeux complexes, étaient peu applicables aux réalités politiques, humaines, sociales, d’une crise internationale grandeur nature. La crise des fusées de Cuba entre les États-Unis et l’URSS, en 1962, a montré ― notamment au fil de l’étude magistrale de Graham Allison (Essence of Decision, 1971) la subtilité des dynamiques à l’œuvre, le caractère hautement hasardeux des procédures opérationnelles, et la nature aléatoire des choix des acteurs.
Ensuite, à mesure que la prolifération agissait ― en plus des cinq permanents du Conseil de Sécurité, l’Inde, le Pakistan, Israël et bien sûr la Corée du Nord, se sont dotés de l’arme atomique, d’autres ont été tentés ou ont tenté de le faire ―, les règles se sont brouillées et l’accident devenait plus envisageable encore.
Pourtant malgré la remise en cause d’un certain nombre de traités sur la limitation des missiles nucléaires et sur la prolifération de l’arme nucléaire, il semble hasardeux de penser que la dissuasion nucléaire soit devenue pour autant obsolète. J’en veux pour preuve l’exemple russe qui intensifie ses exercices nucléaires, envoie ses bombardiers et ses sous-marins nucléaires à proximité des frontières de certains pays membres de l’OTAN et soutient le développement de nouvelles armes nucléaires. À l’automne 2014, le vice-premier ministre russe, Dimitri Rogozine, a même affirmé que la modernisation militaire russe comprendrait une « surprise nucléaire » pour les adversaires potentiels de son pays.
La Russie a effectué avec succès le premier essai de lancement de son missile de croisière hypersonique TSIRKON à partir d’un navire en janvier 2020, selon l’agence de presse TASS.
En plus des systèmes hypersoniques, la Russie s’emploie à mettre au point des systèmes d’armes nucléaires « d’un genre nouveau », notamment un missile de croisière à propulsion nucléaire et un véhicule sans pilote sous-marin à capacité nucléaire, susceptibles de servir de moyens d’intimidation, de coercition et d’attaque.
Le développement d’armes nucléaires tactiques, de missiles hypersoniques, l’émergence de nouvelles puissances nucléaires au Moyen-Orient et dans certaines régions d’Asie incitent plutôt à la prudence et surtout à ne pas considérer les armes nucléaires dans une logique ou un contexte de désarmement.
* * *
Mais nous voyons bien qu’aujourd‘hui l’évolution des formes de conflictualités nous expose à de nouvelles menaces qui sortent du cadre interétatique d’où est issue la dissuasion nucléaire. Nous devons composer avec de nouveaux acteurs internationaux non étatiques (religieux, terroristes, mafieux…), affronter de nouveaux ennemis sur lesquels l’arme nucléaire n’aura pas d’effet dissuasif, faute d’un interlocuteur clairement identifié (cyber-attaques) ou parce que l’ennemi n’a pas de représentation territoriale (terrorisme). L’efficacité de la dissuasion nucléaire étatique face à des adversaires non-étatiques pose donc question, car nous rentrons dans ce que certains nomment l’affrontement du fort au « flou ».
En dehors du fait nucléaire, indispensable à notre stratégie de défense, mais insuffisant pour nous prémunir de toutes les menaces et pour dissuader tous nos ennemis potentiels, il faut donc s’intéresser aux autres fondements de la dissuasion que nous devrons entretenir et développer pour garantir notre sécurité.
La dissuasion est d’abord et avant tout une affaire de crédibilité. Elle passe par la crédibilité de l’ensemble de notre outil de défense et pas seulement de sa composante nucléaire. Il faut que chaque composante de nos forces armées soit crédible pour conserver un pouvoir dissuasif vis-à-vis d’agresseurs potentiels.
Il faut que notre « système d’armées » soit en mesure de faire face à différents types de scénarii, en apportant une réponse pertinente et efficace apte à dissuader un possible agresseur. N’oublions jamais que la vulnérabilité d’un système est toujours déterminée par celle de son maillon le plus faible.
Nos forces nucléaires sont donc aussi dépendantes de la capacité de nos forces conventionnelles à répondre aux différentes menaces qui pèsent sur notre sécurité, en deçà du seuil où le recours à la dissuasion nucléaire serait envisageable. Ce sont bien les forces conventionnelles, aériennes, navales et terrestres, et en complément nos moyens spatiaux et de cyberdéfense, qui devront être capables de fournir une première réponse, graduée et adaptée à la menace, afin d’éviter la montée aux extrêmes.
Oui, les forces conventionnelles participent à la dissuasion, comme elles participent de la dissuasion. Prétendre le contraire est une erreur d’interprétation qui a parfois cours dans nos états-majors.
Plus que jamais forces conventionnelles et nucléaires sont interdépendantes et complémentaires en matière de dissuasion. Les opposer, ou exclure l’une au profit de l’autre, dans l’élaboration d’un concept de dissuasion crédible serait un non-sens.
La crédibilité de notre concept de dissuasion repose aussi sur l’affirmation d’une volonté politique forte au plus haut sommet de l’État. En effet, en nommant le Président de la République chef des armées et en lui conférant la responsabilité de l’engagement de nos forces armées, qui comprennent nos forces nucléaires, le fonctionnement de notre Ve République fait de son Président un acteur clé de la dissuasion.
Mais au-delà de sa volonté de déclencher le feu nucléaire si la situation l’exige, la crédibilité de notre dissuasion se construit aussi au quotidien par la volonté qu’exprime le chef de l’État sur la scène internationale, par ses prises de position et plus encore par ses actes politiques et diplomatiques. Décider d’augmenter le budget de la Défense est un acte politique fort qui participe de la dissuasion, au même titre que l’engagement de nos forces aéroterrestres dans la lutte contre le terrorisme au Sahel.
Au-delà des capacités militaires détenues, il faut également que la volonté politique d’agir existe pour les rendre crédibles et dissuasives.
Prenons l’exemple des États-Unis, avec leurs immenses capacités militaires. Pour rester encore le pilier du pouvoir de dissuasion des démocraties, il est indispensable qu’ils affichent clairement leur volonté politique d’agir en tant que garants de l’ordre mondial.
S’ils n’étaient plus désireux de jouer ce rôle en raison d’une évolution de leurs priorités nationales, ou s’ils n’étaient plus en mesure de convaincre leurs adversaires de leur détermination, ces derniers pourraient les mettre à l’épreuve.
Le déploiement de forces conventionnelles de l’OTAN dans les pays baltes, évoqué supra, procède donc de l’affichage de cette volonté politique, c’est un des maillons essentiels d’un concept de dissuasion crédible.
Cette volonté politique doit également être servie par une politique de communication cohérente avec la stratégie de dissuasion mise en œuvre.
La communication doit donc être considérée comme partie prenante de la dissuasion comme l’illustre cet exemple, rapporté par Michael Rühle dans son article[3] : « Rien de tel qu’une photo d’un véhicule blindé américain sur une autoroute lituanienne pour illustrer l’importante portée de la présence américaine sur le terrain. De nombreux Lituaniens se sont échangé cette photo à l’aide de leur téléphone portable. La légende de la photo en disait plus long sur la dissuasion qu’un millier de manuels : Génial ! Ils auraient quand même pu arriver 70 ans plus tôt… ».
Si le concept de dissuasion dépasse largement la seule dissuasion nucléaire, mêlant crédibilité, cohérence et complémentarité de notre outil militaire, volonté politique, communication, il doit maintenant s’appliquer à de nouveaux champs de conflictualité.
En effet, il existe toute une stratégie de dissuasion à concevoir, à inventer, pour pouvoir dissuader un agresseur potentiel de ne pas menacer nos intérêts vitaux, dans ces nouveaux espaces conflictuels que sont devenus l’espace et le cyber espace par exemple.
Si nous prenons l’exemple du cyber espace où les affrontements sont quotidiens[4], il faut réfléchir à ce que pourrait être une « cyber-dissuasion » qui aurait comme objectif de contraindre les assaillants potentiels à renoncer à attaquer nos systèmes d’information et de communication.
Pour cela, il est nécessaire de mettre en place une politique de cyber-dissuasion, servie par une doctrine qu’il faut élaborer pour protéger l’ensemble des entités de l’État français, ainsi que certaines grandes entreprises industrielles et énergétiques stratégiques. La lutte offensive informatique va devenir de fait un outil de dissuasion.
La dissuasion, c’est enfin et surtout la volonté d’une Nation de faire face, en démontrant sa capacité de résilience face à l’adversité, comme l’illustre parfaitement le comportement du peuple britannique lors de la bataille d’Angleterre.
C’est un peu le volet non militaire de la dissuasion. Outre l’importance des forces morales d’une Nation, il peut prendre les formes aussi diverses que le renforcement de la résilience des réseaux informatiques, la diversification des approvisionnements énergétiques et une stratégie de communication permettant de réfuter rapidement toute information erronée diffusée par l’adversaire.
Ainsi au lieu de sanctionner un agresseur par des représailles militaires, la « dissuasion par la résilience » consiste à dissuader l’ennemi d’agir en démontrant la futilité de son approche.
C’est sans doute la chose la plus difficile à construire, car personne en temps de paix n’en mesure pleinement l’importance. C’est pourtant un aspect essentiel du concept de dissuasion pour protéger nos intérêts vitaux. La crise du Covid-19 a ainsi illustré notre dépendance et notre manque de résilience dans le domaine de la production de masques et de médicaments par exemple.
* * *
La dissuasion nucléaire est depuis trop longtemps l’arbre qui cache la forêt en matière de dissuasion. Nous avons sans doute négligé trop longtemps tous les autres aspects de la stratégie de dissuasion, en refusant de voir que tout est interdépendant.
C’est sur cette cohérence que repose la crédibilité de notre stratégie de défense. Il ne peut y avoir de dissuasion, sans des forces nucléaires modernes et crédibles, sans une complémentarité affirmée avec des forces conventionnelles tout aussi crédibles qui constitueront toujours la première réponse à une menace sur nos intérêts afin d’éviter une escalade dangereuse, voire irrémédiable vers le nucléaire.
Mais elle ne peut se concevoir et se mettre en œuvre sans un discours ferme et une volonté politique forte pour défendre les intérêts d’une Nation qui devra elle aussi faire preuve de résilience si les circonstances l’exigent.
Article issu du dossier 27 du G2S “Dissuader aujourd’hui ou comment prouver sa détermination”
NOTES :
- Dissuasion atouts et limites, revue OTAN 2015.
- Professeur de science politique, Université Clermont Auvergne (UCA), auteur de l’article La Dissuasion n’est plus ce qu’elle était.
- La dissuasion : ses atouts (et ses limites) – Nato Review, 20 avril 2015.
- Le général Sir Patrick Sanders commandant du Commandement Stratégique de l’armée britannique, déclare dans une interview en septembre 2020, que les forces armées britanniques sont attaquées plus de 60 fois par jour.