dimanche 21 juillet 2024

Reconstruire une armée a-t-il encore du sens au XXIe siècle?

Publié par le centre de doctrines de l’armée de Terre, « Reconstruire une armée nationale : l’exemple du Liban depuis 1958 » est effectivement une étude historique qui peut nous permettre de nous interroger en Europe sur l’utilité de ses forces armées.

Sa version imprimée diffusée en numérique en février est arrivée en juillet. Avec bonheur. Lire près de 100 pages en ligne n’est en effet jamais une chose aisée et je crois de moins en moins à cette forme de publication sur les questions de fond, sauf sans doute sous un format e-book universel. Anecdotiquement, j’avais déjà proposé ce projet en 1999 pour l’ensemble des publications militaires, doctrinales et techniques de l’armée de terre mais cela était resté sans suite. Peut-être pour notre armée du futur ?

Cadre de cette étude

La division « recherche » du centre de doctrine d’emploi des forces (CDEF) de l’armée de terre a donc publié cette étude très intéressante. En effet, reconstruire une armée, ce qui veut dire aussi qu’elle a été détruite ou « déconstruite », est une problématique des Etats du XXIe siècle. Cela s’appelle au XXIe siècle la réforme du système de sécurité (R.S.S). Elle comprend l’ensemble des forces de sécurité et est un facteur de la sortie de crise. Cependant il faut remarquer qu’il est le plus souvent le résultat d’une aide extérieure.

A nouveau l’histoire militaire, et cette fois d’un pays qui nous est proche (Cf. Publication du CDEF de septembre 2006), peut nous apporter un éclairage sinon des enseignements sur le rôle d’une armée dans un Etat. En effet, 70 ans après sa création le 22 novembre 1943 et 40 ans après le décès du général Fouad Chehab fondateur de l’armée libanaise et président de la République, l’exemple du Liban pose indirectement l’intérêt de reconstruire une armée (ou de la maintenir). Or cette mission devient de plus en plus importante dans l’engagement des Etats occidentaux dans les conflits du XXIe siècle, suscitant souvent un engagement militaire important en même temps, ultime paradoxe, qu’ils déconstruisent leur puissance militaire.

Cependant, la reconstruction de cette armée ne peut ignorer le contexte régional que ce soit d’une part la guerre civile en Syrie, d’autre part cet abcès permanent de crise internationale qu’est le Moyen-Orient à travers la politique israélienne, le retour de la guerre civile en Irak, les revendications kurdes ou la menace nucléaire iranienne. Les menaces régionales et intérieures pèsent sur le besoin pour une nation de disposer d’une armée à la grande différence de l’Europe par exemple.

Cette étude met d’abord en avant l’apport de l’histoire militaire à nos réflexions (Cf. Mes billets des 2 juillet 2013 et 4 juillet 2013) à la fois par le sujet traité mais aussi par le fait que cette étude a été pilotée – ce qui ne veut pas dire réalisée – par des officiers de carrière, historiens, au profit des besoins spécifiques et donc opérationnels de l’armée de terre.

Le sujet est ensuite d’actualité car la reconstruction des armées en sortie de crise est une mission naturelle aujourd’hui suite à nos engagements internationaux passés ou contemporains (Indochine, Vietnam, Afghanistan, Irak, Mali, Tchad, RCI…). Il peut être aisément réfléchi à la lumière de l’assistance militaire technique (AMT) ou de l’assistance militaire opérationnelle (AMO), concept que j’avais développé en 2010 au CICDE, (Cf. Article dans Publication du CDEF de décembre 2011).

Enfin, il permet d’engager la réflexion sur le lien entre une armée nationale, c’est-à-dire l’expression physique d’une communauté de destin, et une nation. Avec ce cas historique contemporain, se pose le débat à la fois sur le besoin d’une armée – nos Etats occidentaux sont peu ou prou dans cette réflexion si je me réfère à leurs engagements militaires et la déconstruction progressive de leur outil de défense et de sécurité, et sur le symbole d’une unité nationale exprimée par une institution laïque et neutre au service de tous, ni ethnique, ni religieuse, ni politique.

L’exemple de l’armée libanaise

Cette étude apporte quelques enseignements (Une remarque, les enseignements de l’étude affichés comme tels n’en sont pas à mon avis car ils apportent peu de pistes de réflexion mais sont plutôt des conclusions intermédiaires. Donc, terme mal choisi, il prête à confusion). Un premier enseignement est le besoin pour un jeune Etat de disposer d’une armée loyale aux institutions et finalement d’une colonne vertébrale de l’Etat à son service. L’absence de neutralité d’une armée issue à la fois de la religion et d’une ethnicisation des structures a abouti à la fragilité de l’Etat que ce soit face aux menaces intérieures ou aux menaces extérieures.

Certes, cette armée libanaise a été construite à l’image de l’armée française, en s’appuyant sur des officiers formés en France et en s’adaptant au contexte. Cependant le prix de la neutralité comme le souligne l’étude a été une inhibition de l’armée libanaise à agir en cas de crise qu’elle soit intérieure ou extérieure. La constitution en unité homogène religieusement a neutralisé l’armée. En outre, elle coexiste avec le Hezbollah, mouvement de résistance victorieux face à Israël mais en « opération extérieure » en Syrie, autre particularisme.

Une union nationale reste au cœur de la problématique d’une armée qui doit être forte dans ses convictions, avec une place particulière reconnue au sein des institutions comme arbitre final. C’est en effet la capacité à imposer la volonté de la communauté nationale majoritaire à des minorités en insurrection partielle. Il y avait là sans doute des pistes de réflexion à développer.

Se pose aussi l’influence extérieure d’un Etat, la France, qui a contribué à la construction de cette armée. En effet, hormis les liens d’amitiés et malgré ce que l’on pourrait croire, cela n’a pas conduit à un équipement de l’armée libanaise par des matériels militaires français. En 1991, le matériel de l’armée de terre était à 70% américain.

Le retour sur investissement de la France en terme d’équipements militaires, une des principales sources d’une balance commerciale positive pour la France, facteur aussi d’influence sur la tactique et la formation à la française des cadres de tous grades comme pour toute exportation d’armement, aurait pu être mené. Aurions-nous encore « travaillé » pour le roi de Prusse ? Il y a bien une explication diplomatique dans nos relations avec Israël mais à force d’être entre deux eaux, la politique extérieure de la France paraît bien peu consistante, et à son détriment.

La reconstruction d’une armée passe avant tout par celle de l’armée de terre qui exprime l’engagement au sol et a des besoins moins grands en équipements coûteux. Elle reste bien l’expression de la nation et de son unité. Elle sert aussi à construire ce sentiment d’appartenance et d’identité nationale. Cette réflexion conduit à celle de l’armée professionnelle versus l’armée de conscription.

L’armée libanaise est professionnelle et une question peu évoquée dans l’étude mériterait d’être posée. Une armée professionnelle est-elle plus un facteur d’unité nationale qu’une armée de conscription avec le paramètre de savoir à quel moment l’une plus intégratrice, plus facteur d’identité national que l’autre. Une complémentarité à étudier. Nous pourrions aller plus loin. A quel moment, quel que soit le type d’armée, à quel moment l’armée n’est plus le symbole de l’identité nationale et de la volonté de tous à résister ?

Enfin, il apparaît au titre des enseignements de cette étude que l’armée doit être laïque et neutre politiquement. Cependant, être neutre n’est pas se taire et tout accepter. Le devoir de l’armée, justement parce qu’elle est neutre et au service du peuple est de savoir prendre aussi les décisions qui préservent l’unité nationale. Le général Chehab a su prendre ses responsabilités face aux factions politiques. Nous avons d’autres cas contemporains où le rôle de l’armée dans les pays arabes peut se comprendre dans ce contexte. Une armée peut être neutre mais non passive compte tenu de missions qui sont du niveau d’un intérêt général bien supérieur aux intérêts particuliers.

Du retour sur investissement de la formation d’une armée étrangère

Cette étude pose donc un certain nombre de questions.

Maintenir une armée crédible, et en particulier une armée de terre, est-il un facteur de la cohésion nationale ? En effet, elle est celle qui représente le plus – bien sûr à mon avis – la volonté nationale par son contact avec le peuple.

Quelle doit être la stratégie militaire d’influence de la France dans la formation accordée aux officiers étrangers ? Nous formons beaucoup de cadres étrangers dans nos écoles. Le retour sur investissement est-il à la hauteur des coûts ? Le bilan est difficile à faire mais il pose la question de la sélection de ceux qui viennent suivre une scolarité ou une formation en France. Quant à la formation notamment en Afrique dans les écoles nationales à vocation régionale (ENVR), faisant suite à une longue contribution en cadres en AMT depuis les indépendances, le bilan mériterait aussi d’être établi non en nombre mais en efficacité.

Quel doit être le rôle des assistants militaires techniques, des détachements d’assistance opérationnelle (DAO) par exemple sur la politique future d’achats des équipements et donc sur le retour sur investissement de nos opérations extérieures ? Ainsi, quel sera le retour du Mali avec des forces armées maliennes formées par l’Europe – qui n’a pas fait la guerre – et avec son état d’esprit pacifiste bien connu ? Nous verrons bien si les Maliens seront équipés de matériel français ou de matériels britanniques ou allemands en fonction des contingents de formateurs.

Enfin, en terme de missions opérationnelles à développer, un plus grand déploiement de l’armée française pourrait être envisagé sous la forme de DAO. La Libye verrait dans les mois à venir le déploiement de plusieurs centaines de soldats de la 4ème brigade d’infanterie britannique pour aider à la formation de 2 000 soldats de la nouvelle armée libyenne. Et la France ? Cela entretiendrait la fois nos compétences opérationnelles et notre influence.

Pour conclure, ce cas historique du Liban conduit à prolonger la réflexion sur le maintien d’une armée nationale dans une vieille démocratie du XXIème siècle comme la France. Aura-t-elle encore un rôle, une utilité dans dix ou quinze ans ? A réfléchir.

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Depuis juillet 2023, il est rédacteur en chef de la revue trimestrielle Défense de l'Union des associations des auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN). Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
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