La polémique soulevée par Jean Guisnel le 26 juin sur le limogeage du général de brigade (GBR) Paulus du service historique de la défense (SHD) et la perte de sa troisième étoile selon l’auteur (Le Point, le général Olivier Paulus et son adjoint exclus du Service historique de la défense), « sans oublier deux hauts fonctionnaires du ministère de la Culture priés d’aller voir ailleurs », mérite que l’on s’y attarde d’autant que les réactions s’accumulent sur les blogs. Ces limogeages répondaient sans doute à une solution qui devait paraître équilibrée.
Je reprendrai cependant un commentaire du général Bach, ancien directeur du service historique de l’armée de terre (Cf. Theatrum belli, 30 juin 2013) en réaction à la polémique lancée par J. Guisnel, « Résultat : un limogeage de Général, au moment où le pays s’apprête à se remémorer la grande guerre et en particulier 1914 où ont fleuri fusillés et généraux limogés ». Connaître l’histoire est inappréciable…
Par ailleurs, je reconnais que s’appuyer sur des journalistes, généralement bien informés, implique une relative prise de risque. Avons-nous tous les éléments de la polémique pour pouvoir faire des commentaires ? La réaction du 27 juin 2013 de Rémy Porte, historien militaire reconnu, sur son blog « Crise au SHD ? Entre ignorance et mauvaise foi des commentateurs », m’incite néanmoins à réagir.
L’histoire militaire dans les armées, une tradition profondément ancrée
L’historique du SHD ne peut être ignoré car l’histoire militaire est inhérente à l’institution militaire (Cf. Olivier Kempf, L’histoire en appui des opérations du 22 juin 2013 et Rémy Porte). Le général Bach rappelle qu’après 1870, c’est autour des officiers historiens que s’est créé le 2e bureau de l’état-major. Les officiers de la section historique de l’état-major animent aussi le renouveau doctrinal … ce qui n’est vraiment plus le cas aujourd’hui.
Il rappelle aussi que « Le SHD est le résultat d’un fort volontarisme des pères de la III° République pour créer le lien entre la Nation et son Armée et en parallèle républicaniser l’armée. Les chercheurs historiens militaires eurent la mission de se plonger dans les archives militaires conservés depuis le 17°siècle pour créer une filiation essentiellement avec la saga des armées révolutionnaires et impériales. Ainsi l’étude de la guerre de 1870 et l’effort du Gouvernement de Défense Nationale ont été mis en exergue à partir des archives ». Ambition légitime et nécessaire !
Cependant il me semble important de se référer aux textes de base que les différents intervenants n’ont pas consultés. Le décret du 5 novembre 2012 et l’arrêté du 5 novembre 2012 ont modifié le fonctionnement du SHD. Il « assure la gestion du niveau de classification des archives de la défense protégées au titre du secret de la défense nationale. A ce titre, il procède notamment, pour le compte de l’autorité émettrice, à la déclassification des archives de la défense qui lui sont confiées » (arrêté, article 1). C’est la première mission.
Le SHD contribue ensuite aux travaux relatifs à l’histoire de la défense (décret, article 2). Il répond aux demandes de recherches, notamment à celles formulées par les états-majors, directions et services du ministère de la défense et des autres administrations publiques, participe aux travaux relatifs au retour d’expérience, à la doctrine et à la gestion des crises, développe les programmes de recherche en histoire du ministère, participe à l’enseignement de l’histoire au bénéfice du ministère. Il doit gérer la symbolique militaire et de défense.
Enfin et surtout, il doit collecter, conserver, inventorier et communiquer les archives, y compris numériques, du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale et du ministère de la défense. A rapprocher du premier billet de Jean Guisnel.
Il est dommage de constater que des textes mis à jour fin 2012 n’aient pas su prévenir la crise. Sans doute que le rapport de l’amiral Chomel de Jarnieu demandé par le ministre de la défense et remis le 17 avril 2013 est destiné à répondre à cette préoccupation plus générale sur le devenir de l’histoire militaire et sur son organisation.
L’honneur du général Paulus
Je partage donc le billet de Rémy Porte qui prend la défense de l’honneur de Philippe Paulus, un de mes « jeunes » que je connais bien, officier dynamique qui n’a pas oublié ce qu’il devait représenter comme général. Je ne peux m’empêcher de relier le traitement, qui lui aurait été infligé, à la sanction ou aux mises en cause d’autres généraux qui sont évoquées depuis des semaines pour des raisons diverses. Je remarque par ailleurs que jamais apparemment la parole n’a été donnée au général Paulus. Est-ce bien normal à moins qu’il n’ait pas voulu s’exprimer ?
Rémy Porte s’étonne aussi de l’absence de réaction en interne. L’argument qu’il recueille est que, malgré le choc des camarades militaires, « le devoir de réserve interdit de réagir publiquement, tandis que pour les autres (historiens civils et universitaires) il faut y voir la partie visible d’un iceberg de lutte pour le pouvoir aux échelons supérieurs au SHD, ce qui impose d’abord de se faire discret ». Oserai-je rappeler pourtant que le statut général des militaires de 2005 n’évoque pas le devoir de réserve ? N’est-ce pas plutôt un problème de courage intellectuel alors que cela devrait être une qualité de l’officier ? Constatons donc qu’effectivement beaucoup de choses nous échappent aujourd’hui et que l’institution militaire défend peu ses membres.
Tout comme le général Bach, Rémy Porte confirme cependant que l’atmosphère se dégrade au SHD depuis des mois, qu’il y a conflit d’autorité en raison d’une absence de politique claire, d’un « défaut de gouvernance » qui ne date pas de 2012. Il souligne l’absence de réaction des autorités de tutelle lorsque le général Paulus a averti à plusieurs reprises de la situation alors que « le conservateur général qui lui était adjoint s’est adressé directement aux cabinets de la Culture et de la Défense pour critiquer et contester son chef ». Les autorités de tutelle sont le secrétaire général pour l’administration, le contrôleur général des armées Jean-Paul Bodin, et son subordonné directeur de la mémoire, du patrimoine et des archives (DMPA) Éric Lucas, également contrôleur général des armées.
Qui doit assumer la responsabilité de l’histoire militaire ?
Plusieurs questions apparaissent à travers cette polémique : d’abord que doit être l’histoire militaire et pour quoi faire ? Ensuite qui doit en détenir la responsabilité si l’on accepte que l’histoire militaire contribue à l’esprit de défense et à la cohésion des forces armées ? Enfin comme faire vivre et enseigner cette histoire militaire qui forge l’identité de nos armées à travers la connaissance des actions militaires du passé.
Les témoignages en ligne montrent l’étendue du désastre du SHD et de la guerre de pouvoir comme l’expriment la lettre ouverte d’un grouillot de l’histoire (Cf. L’Opinion du 30 juin 2013), repris par Jean Guisnel (SHD : la sortie de crise n’est pas pour demain, 1er juillet 2013) et la réaction aussi sur l’Opinion du général Robineau le 1er juillet 2013, ancien chef du service historique de l’armée de l’air. Je pourrai aussi poser la question de la pertinence de la subordination du SHD au DMPA.
La civilianisation du SHD est dénoncée. Au fur et à mesure du temps, des spécialistes civils des archives y ont été affectés, leurs compétences reconnues leur permettant d’être des conseillers techniques écoutés du commandement. Peu à peu, la diminution de plus en plus sensible du nombre de militaires à Vincennes a fait son œuvre : « avec la quasi-disparition des officiers historiens qualifiés, le personnel détaché du ministère de la Culture a naturellement imprimé son style, sa marque, ses priorités, ses choix ». Selon R.Porte, « il devient presque « anormal ou « méprisable » de vouloir étudier les campagnes militaires, contribuer au RETEX, s’intéresser aux opérations passées, récentes, en cours » malgré les textes de références.
Constatons la difficulté au ministère de la défense de faire accepter à un certain nombre de civils une autorité militaire comme en témoigne la situation du GBR Paulus, la perte aussi de postes de responsabilité des militaires au nom de la civilianisation et du cœur de métier, les précautions prises y compris par la hiérarchie militaire pour ne pas heurter les sensibilités, au détriment de la mission des armées sinon même de leur rationalisation : statut, emplois, primes, double traitement parfois pour des détachés d’autres ministères… Je n’entrerai pas dans les détails mais cette situation finit par détériorer les relations entre une partie des militaires et une partie des civils dans la période de bouleversement et d’économie budgétaire actuelle. Le SHD me semble être l’un des symboles de ce déséquilibre.
En effet, par l’oubli d’une nécessaire cohésion des personnels militaire et civil du ministère de la défense qui devraient être unis dans le même ministère, la mission de défense est à nouveau menacée dans un nouveau domaine. Pourtant, comme pour d’autres fonctions, un personnel doit adhérer aux valeurs des armées et pas uniquement de la défense. Etre affecté au ministère de la défense ne doit pas être une simple étape d’un parcours professionnel personnel.
Oublier que les militaires sont les principaux administrés et responsables de leur ministère est une menace sur la cohésion et le premier pas vers le désintérêt des militaires eux-mêmes pour l’avenir du ministère de la défense. Les militaires n’ont pas vocation à être des subalternes au sein de leur propre ministère. Il est vrai que, dans certains services, il est demandé aux militaires d’être en civil pour des raisons sans doute diverses et ce depuis longtemps. Tout est symbole et cette civilianisation aussi.
Enfin comme faire vivre et enseigner cette histoire militaire ?
L’histoire militaire, absente de la recherche universitaire, contribue à la formation des élites militaires. Toutes les armées ayant un savoir-faire reconnu en Occident (américaine, britannique, allemande) utilisent ce moyen avec parfois des moyens bien supérieurs à la France. Cependant, sur les quelque 1 100 personnels dédiés à la fonction « histoire », peu contribuent à l’enseignement de l’histoire militaire, moins d’une quarantaine de militaires et de civils.
Or, depuis toujours, les chercheurs du SHD (officiers et personnel civil) ont participé à la formation des officiers, ont enseigné dans les écoles militaires, contribué aux « staff rides » sur le terrain, rédigé des ouvrages de référence en s’appuyant sur les archives. Jusqu’en 2005, tant que chaque service d’armée relevait de son propre état-major (Rémy Porte), « ce lien naturel n’a pas été remis en cause ». Depuis la fusion de tous les services en un seul ensemble relevant de la chaîne secrétariat général des armées (SGA) via la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives (Rémy Porte observe que le mot « histoire » est absent), ce lien a été sinon rompu, du moins fortement distendu.
Cependant, l’histoire militaire est nécessaire à l’enseignement militaire supérieur à tous les niveaux, dans chacune des armées. Or, l’histoire militaire répond à un besoin d‘enseignement qui n’est pas satisfait correctement. Ainsi, la direction de l’enseignement militaire supérieur a défini en 2013 ce que l’histoire militaire devait apporter aux officiers de l’Ecole de guerre et au centre des hautes études militaires (CHEM).
« L’histoire militaire vise à faire comprendre le processus décisionnel politico-militaire, national et interallié de l’engagement militaire au niveau stratégique et de proposer à la réflexion les conditions de la mise en œuvre au niveau opératif. Elle se réfère dans le domaine des idées à l’évolution de la pensée stratégique et dans le domaine opérationnel aux opérations françaises et étrangères de 1940 à nos jours. Elle peut aussi s’appuyer sur le retour d’expérience des opérations les plus récentes étudié au sein de l’institution militaire. Elle contribue à la préparation des exercices de l’Ecole de Guerre ».
Cependant où sont les historiens capables de satisfaire ces besoins ? Mon sentiment est que les officiers docteurs en histoire qui sont nombreux dans les armées doivent répondre à ce challenge. Compétences universitaires associées à leur compétences opérationnelles, ces officiers, correctement gérés dans des postes adaptés pourraient répondre à cette histoire militaire vivante pour mieux comprendre les conflits contemporains. Il faut donc au moins revoir l’enseignement de l’histoire militaire sinon la recherche historique au profit des armées qui doivent assumer leurs responsabilités : exprimer leurs besoins et préserver leur autorité pour les satisfaire.