On peut difficilement se représenter un type divin qui, plus que Donar-Thor, contraste avec Wodan-Odin. Parmi les trois dieux qui, suivant Tacite, furent adorés chez tous les Germains, c’est le troisième, Hercule, qui paraît le mieux coïncider avec ce que nous savons de Donar. Le dieu germanique fut également un symbole de courage et de force physique.
L’interpretatio romana de Tacite laisse pourtant subsister quelques difficultés. En un autre passage, il raconte qu’Hercule aurait visité la Germanie au cours d’un de ses voyages et qu’avant de partir au combat, les Germains chantaient les louanges de celui qui était le plus glorieux des héros. Certains historiens ont soupçonné derrière l’Hercule de Tacite la présence de deux personnages différents, un héros d’épopée et un dieu ; mais telle hypothèse est superflue. L’Hercule germanique ou Donar accomplissait des exploits qui ne différaient pas beaucoup de ceux par lesquels l’Hercule classique s’était illustré : lui aussi combattait contre géants et monstres. La prétendue visite d’Hercule à la Germanie n’est peut-être qu’un thème emprunté par Tacite à l’épopée classique ; mais il est également possible que les Germains se figuraient que Donar avait séjourné parmi eux. En tout cas, la conclusion que nous pouvons tirer des paroles de Tacite, c’est que sur le continent, les Germains attribuaient à Donar les mêmes exploits que les Nordiques mirent plus tard à l’actif de Thor.
Il est pourtant un argument de poids qui milite contre l’identification d’Hercule et de Donar. Le cinquième jour de la semaine reçut son nom de Donar, mais chez les Romains, le jeudi était le dies Jovis, « jour de Jupiter ». L’interpretatio germanica et l’interpretatio romana ne coïncident donc pas ici. On a bien essayé de voir dans cette disparité le résultat d’une lente évolution dans l’identité de Donar : durant la période qui s’écoula entre Tacite (ou son informateur, Pline !) et la formation des noms germaniques des jours de la semaine, Douar serait, d’Hercule, héros légendaire, devenu Jupiter, dieu au sens plein du terme. Si nous examinons de plus près le mécanisme des deux interprétations, il apparaît que telle hypothèse ne tient pas debout. Un Romain qui voulait savoir précisément avec quel dieu romain identifier Donar (interpretatio romana), aura demandé sans aucun doute aux Germains ce qu’ils connaissaient à propos de ce dieu. S’il distinguait alors dans leur réponse la silhouette d’un dieu pourfendeur de monstres et de géants, il aura aussitôt pensé à Hercule. Retournons à présent le problème : le Germain devait trouver parmi ses dieux un équivalent de Jupiter (interpretatio germanica). Le dieu romain manifestait notamment son pouvoir dans le tonnerre et l’éclair : c’est précisément ce qui faisait Donar. Ce sont donc tout simplement deux aspects différents du dieu germanique qui s’éclairent dans les deux interprétations.
De cette période archaïque, nous parviennent peu de renseignements sur Donar. Tacite connaissait un bois consacré à « Hercule » dans le pays des Chérusques, à l’Est du Weser : Arminius y réunit ses troupes avant d’attaquer les Romains. Les inscriptions votives contribuent peu à notre connaissance du dieu. Nous voici à nouveau acculés à l’interprétation d’éventuels surnoms. Les légions stationnées le long du Rhin vénéraient naturellement l’Hercule romain ; ce n’est qu’un surnom germanique qui peut prouver que c’est à Donar que l’on consacre une inscription. Hercules Saxanus, adoré à Bonn, à Coblence et sur les rives de la Moselle, est parfois considéré comme germanique, mais son surnom ne paraît pas se rattacher au nom des Saxons. L’Hercules Magusanus vénéré chez les Bataves sur le Bas-Rhin, a plus de chances d’être un dieu germanique, bien que la signification de cette épithète ne soit pas établie avec certitude.
Pour certains historiens, Donar est également un nouveau venu parmi les dieux germaniques. Il aurait été à l’origine un dieu celtique, Taranos ou Taranis. On ne peut fournir des preuves vraiment convaincantes de cette assertion. Nous trouvons plutôt en Donar un dieu germanique de vieille souche, comme Ljungberg l’a encore expressément souligné naguère. Il est parfaitement possible que nous décelions dès l’âge du bronze des traces de tel dieu. Les nombreux personnages des gravures rupestres, armés de haches, et surtout de haches géantes, ainsi que les nombreuses représentations de haches seules (par ex. dans la tombe de Kivik) témoignent du culte d’un dieu, symbolisé par une hache de combat, ou s’en faisant un attribut. De même, les nombreuses offrandes de haches, qui remontent jusqu’à l’âge de la pierre, permettent de supposer qu’il s’agit ici d’une très vieille tradition. Kuhn nous incite pourtant à la prudence en ce domaine : dans la littérature tardive du Nord, Thor est toujours armé d’un marteau, non d’une hache. Selon l’opinion de Kuhn, le Thor nordique représente un état archaïque. Cette objection n’est cependant pas insurmontable. Parmi les dieux indo-européens parents de Donar, il en est qui sont armés de haches, tandis que d’autre part, le marteau n’est pas moins un attribut très répandu du dieu du tonnerre. Le problème se simplifie encore quand nous considérons la hache à double tranchant (la labrys connue surtout à l’époque minoenne) comme le trait d’union entre les deux types d’armes symboliques.
Une hache symbolique de telle sorte peut être devenue un marteau lorsque eut cessé l’usage quotidien de la hache. On rencontre d’ailleurs parfois dans les gravures rupestres des personnages portant en main un objet à identifier généralement avec un marteau ; mais ces dessins ne permettent pas de reconstituer autour du « dieu-au-marteau » de l’âge du bronze, une mythologie cohérente qui puisse être le noyau des exploits de Thor. Le marteau connaîtra cependant encore un renouveau tardif dans le Nord, en tant que symbole religieux.
Sur le culte à l’époque romaine, nous devons nous contenter des informations de Tacite : Hercule ne recevait que des offrandes « permises » (dans l’optique romaine, donc pas de sacrifices humains). On le vénérait en des bois sacrés. Son nom se trouve gravé en caractères runiques sur une boucle découverte près de Nordendorf en Bavière : Wigithonar (env. 600 ap. J.-C.), Wigithonar est un nom cultuel de Donar, qui correspond aux noms de Thor, vieux-norois Weor, (vieux-norv. Véorr) et Wingthor et signifie « Donar de la consécration » ou « Donar qui consacre » ; ou bien encore c’est une invocation du dieu dans le genre de la formule thórr wigi, « Que Thor consacre (ces runes ou cette pierre ) », qui se rencontre en certaines pierres runiques danoises. La première interprétation est probablement la plus vraisemblable, mais le résultat final demeure fondamentalement le même : Donar joue un rôle dans l’usage cultuel des runes. Pour le reste nous savons beaucoup trop peu sur le culte continental de Donar, pour nous hasarder, avec Helm, à retracer, même à grands traits, l’expansion de son culte.
En Angleterre, le nom de ce dieu était Thunor. Il apparaît maintes fois dans les noms de lieux anglo-saxons : Thunoreshloew, Thunorslege, Thunresfeld, etc. (cf. les noms modernes Thurstable, Thundersley, Thundersfield). On a cru également découvrir son nom sur le continent, dans quelques « montagnes de Donar », mais il n’est pas impossible que l’un ou l’autre de ces monts soit simplement un « mont du tonnerre ». Nous foulons un sol plus ferme en nous fondant sur la formule d’abjuration en vieux-saxon déjà mentionnée plus haut, qui enjoignait au catéchumène de renoncer à Thunaer, le premier de ses anciens dieux païens. Nous avons vu que cette première place dans l’énumération ne signifie pas nécessairement que les Saxons reconnaissaient Donar comme leur dieu suprême. Compte non tenu de ce que Tacite suggère indirectement en utilisant le nom d’Hercule, il ne nous est resté aucun mythe sur Donar, si ce n’est de provenance nordique. Nous connaissons bien l’un ou l’autre détail sur son culte. Les textes ecclésiastiques interdisent à plusieurs reprises les sacrifices à Jupiter, c’est-à dire à Donar. On lui en offrait surtout auprès de certaines pierres ou sources, auprès de tels ou tels arbres. Certaines de ces pratiques semblent être restées très longtemps en vigueur. C’est ainsi que le Pape Grégoire III (731-741) entendit parler d’un prêtre qui poussa l’indulgence jusqu’à offrir des sacrifices à Donar en compagnie de ses fidèles à peine christianisés, et consomma même ensuite sa part de la chair de l’animal immolé.
Dans la tradition nordique qui offre à nouveau de plus amples détails, le dieu a nom Thor. Par les poèmes mythologiques et les périphrases des scaldes, nous savons qu’il était le fils d’Odin et de la déesse de la terre Jörd. Son épouse s’appelait Sif ; ses trois enfants, Magni, « force », Modi « courage », et Thrud, « force » étaient des personnifications de sa force et de son courage extraordinaires. Le premier de ses enfants joue seul un certain rôle dans les mythes, celui de vengeur de son père.
L’occupation primordiale de Thor consistait à défendre le monde des dieux (et en même temps celui des hommes) contre les géants et les démons qui menaçaient l’ordre, la paix et même l’existence de ce monde. Il a conservé des traits marquants de son ancien rôle de dieu du tonnerre (qui convenait parfaitement à celui de tueur de géants). Son nom même, Donar chez les Germains du Continent, Thor dans le Nord, rappelle encore ce rôle : il signifiait primitivement « le dieu qui tonne ». Ce fait n’implique pas que c’était à l’origine un dieu de la nature, qui, plus tard, étendit son activité à d’autres domaines. Il était, tout simplement, le dieu qui manifestait spécialement sa puissance dans le tonnerre, mais d’une façon sans conteste très spectaculaire. Selon les vieilles sources noroises, c’est le marteau de Thor qui suscite le tonnerre et l’éclair ; le vacarme de l’orage qui s’accordait parfaitement avec le fracas que produit le roulement de son char tiré par des boucs. C’est aussi de cette façon qu’on représentait le dieu Thor. Dans la vallée de Gudbrand, se dressait un temple qui contenait une statue du dieu sur son char. A ses côtés, se trouvaient les statues des déesses Irpa et Thorgerd Holgabrud. Ce char valut parfois au dieu l’épithète de « Thor-au-char » ; le scalde Kormak connaît ce nom dès le IXè siècle. Les animaux qui tiraient ce char occasionnèrent une aventure, que narre un mythe conservé en une version assez romanesque notée par Snorri en son Edda. Un soir, Thor, sur son char tiré par des boucs, demanda l’hospitalité en une ferme. En contribution au repas du soir, il tua ses deux boucs et les présenta à son hôte et à son hôtesse. Les os rongés, ils devaient les jeter sur les peaux étendues. Le fils du paysan en fendit un pour en extraire la moelle. Avant son départ le lendemain matin, Thor brandit son marteau sur les peaux où gisaient les os. Les boucs se relevèrent, ressuscités, mais l’un des deux boitait. Furieux, Thor exigea que le fermier lui cédât son fils et sa fille comme serviteurs. De Vries et d’autres voient en ce mythe, la réplique d’un sacrifice de boucs, du genre des offrandes qui furent faites à Indra, Zeus et Jupiter. Le bouc fut en tout cas constamment un attribut de Thor. Quelques bractéates représentent un bouc auprès d’un homme qui paraît bien être Thor. Le « dieu-au-marteau » de l’âge du bronze, déjà mentionné plus haut, se vit parfois muni de cornes de bouc. Il doit s’agir là d’une représentation très archaïque. Cet attribut met, par là même, le dieu Thor en un certain rapport avec le dieu Heimdal, qui tua (ou fut tué) par un coup de corne. Ce n’est pas une circonstance fortuite qui fit également de ce dieu le gardien d’un des accès au monde des dieux.
La place de Thor dans la famille des dieux n’est pas très clairement définie. Dans les textes, Odin paraît incontestablement prendre la première place. Mais en pratique, Thor semble plus d’une fois occuper le centre de la scène. Non seulement les sagas attestent que son culte fut, pendant les derniers siècles du paganisme, plus fréquent que celui d’Odin ; non seulement, son nom apparaît plus souvent dans les noms de lieux et de personnes, mais dans certains temples, il semble également avoir pris la place la plus importante. Dans le temple déjà mentionné du Gudbrandsdal, sa statue s’élevait entre celles de deux déesses (dont l’une cependant, Thorgerd Holgabrud, se voit assigner le rôle principal en un épisode qui s’y déroule) ; à Uppsala, « Wodan » et « Fricco » se trouvaient à ses côtés. Selon d’autres renseignements des sagas, il y avait encore ailleurs en Norvège et en Islande, des temples consacrés à Thor. Dans le culte domestique, il occupait manifestement une place tout aussi importante. On le représentait souvent sur les piliers principaux de la maison, qui se dressaient autour du siège d’honneur ou « siège principal », et soutenaient les poutres du toit. Probablement avait-on taillé en ces piliers des traits humains assez rudimentaires, continuant ainsi la tradition attestée par les poteaux ou les troncs représentant des dieux que nous connaissons, à l’âge du bronze et au premier âge du fer. Nous ne savons quel rôle jouèrent ces piliers dans le culte domestique ; ils furent en tout cas employés lors de la colonisation de l’Islande pour le choix de nouveaux emplacements. En quittant la Norvège, les émigrants démontèrent souvent leurs maisons et en emportèrent le bois ou, en tout cas, les piliers principaux pour les employer comme matériau de construction dans l’île lointaine. Une fois qu’ils étaient en vue de l’Islande, certains jetaient les piliers par-dessus bord, et après leur débarquement, recherchaient l’endroit où « Thor » avait abordé. Ils s’y établissaient alors, car c’était le dieu même qui leur avait indiqué leur nouvel habitat. Le Norvégien Thorolf Mostrarskegg se montra ainsi un adorateur exemplaire de Thor : « Hrolf fut un chef puissant… il administrait un temple de Thor et était un bon ami de Thor ; aussi, on l’appela Thorolf (c’est-à-dire ThorHrolf)… Thorolf organisa un sacrifice solennel et demanda à Thor, son ami le plus intime, s’il devait se réconcilier avec le roi, ou quitter son pays et tenter sa chance ailleurs. La réponse du dieu indiqua à Thorolf la direction de l’Islande… Il démonta le temple et en emporta la plupart des charpentes, ainsi qu’un peu de terre de l’autel sur lequel Thor s’était dressé. Un vent favorable lui permit de prendre le large. Quand la terre fut en vue, il fit voile vers l’ouest le long de la côte méridionale, plus loin que Rekjanes.
Le vent tomba et ils virent de grands fjords qui découpaient profondément la côte. Thorolf jeta par-dessus bord les piliers du siège d’honneur, qui avaient soutenu le temple ; en chacun des deux montants était taillée l’image de Thor. Thorolf dit que son intention était de s’installer en Islande à l’endroit où Thor ferait échouer les piliers… Aussitôt, ceux-ci se détachèrent des bateaux et s’engagèrent en tournoyant dans le fjord occidental… Thorolf aborda en une anse (qu’on appela plus tard Hofsvagr, « anse du Temple »), sur la côte méridionale du fjord… Leurs recherches s’étendirent alors au pays et leur permirent de découvrir que Thor avait échoué plus loin avec ses piliers (c’est-à-dire ceux qui portaient son effigie) sur une langue de terre au nord de l’échancrure. On la nomma plus tard Thorsnes (« pointe de Thor »). Thorolf porta du feu autour des terres dont il prenait possession. Il édifia une grande ferme près de Hofsvagr et l’appela Hofstadhr (« place du Temple »). Il y fit construire un temple ; ce fut un vaste édifice. Le long mur était percé d’une porte sur une des façades. A l’intérieur, se dressaient les piliers du siège d’honneur », dans lesquels des clous étaient enfoncés ; ils s’appelaient reginnaglar (« clous des dieux » ?). En ce temple régnait une profonde paix. A la naissance de son fils, Thorolf le dédia à son dieu et l’appela Thorgrim. »
Tous les émigrants ne recoururent pas à ce genre d’ordalie. Dans le cas d’un certain Hreidar, s’exprime une foi plus profonde encore. Lorsque l’Islande fut en vue, il dit qu’ « il ne jetterait pas par-dessus bord les piliers de temple qu’il possédait car il jugeait déraisonnable d’en tirer une conclusion ; il dit qu’il préférait invoquer Thor, afin que ce dernier daigne lui assigner sa terre ». Thor était donc directement responsable du bien-être de la famille et de la maison ; de tous les dieux, c’était lui qui se trouvait le plus proche de l’homme. Il ne manque pas d’exemples de la confiance qu’on mit en lui. Après la conversion de l’Islande, en une époque de famine, le scalde Thorhal, défenseur de l’ancienne foi, chanta encore un poème en l’honneur de Thor ; aussitôt vint s’échouer une baleine, qui sauva la population de la famine qui la menaçait. Thorhal exprima sa confiance en ces termes : « Barbe-rousse (= Thor) ne s’est-il pas montré plus fidèle que votre Christ ? C’est la récompense que je reçois du chant que je composai sur Thor, le dieu qui me protège et combat pour moi. Rarement, il me déçoit. » C’est encore pourquoi Thor entrait parfois en des rapports d’amitié particulièrement étroits avec les hommes. On l’appelait « l’ami des foules » ; c’était « l’ami fidèle » de Thorolf Mostrarskegg. Dans la saga d’Olaf Tryggavson, figure la réponse faite à ce roi par un homme qu’il engageait à se convertir au christianisme : « Je n’aime pas beaucoup de renoncer à la foi que j’ai reçue et que mon père nourricier m’a apprise ; on ne peut prétendre que notre dieu Thor, qui habite en ce temple, a peu de pouvoir ; car il prédit l’avenir et, dans le besoin, je puis mettre en lui toute ma confiance. C’est pourquoi je ne puis manquer à l’amitié qui nous unit aussi longtemps qu’il me reste fidèle. » Nous trouvons une preuve supplémentaire de l’extraordinaire popularité de Thor dans un autre domaine : des quelque 4000 noms de personnes qui nous sont parvenus de la première époque de l’histoire islandaise, le quart dérive du nom de ce dieu. Par ailleurs, il existe une vingtaine de noms de lieux islandais, où apparaît le nom de Thor ; mais il n’en est que trois qui s’inspirent de Freyr, deux de Balder et de Njörd, et un de Tyr.
Il est vrai que ces rapports particulièrement intimes et personnels n’apparaissent qu’en des sources tardives, mais nous pouvons cependant admettre que Donar-Thor a toujours fait figure de dieu protecteur et serviable. A Uppsala, les Suédois lui offraient des sacrifices en périodes de famine et de maladie. Il était particulièrement invoqué également en vue d’obtenir de bonnes moissons, car il régnait sur le temps et le vent. Ce rôle de protecteur des hommes n’était que le corollaire naturel de sa tâche essentielle, qui consistait à protéger le monde des dieux. Il luttait infatigablement contre les forces qui menaçaient l’ordre de l’univers, contre les monstres et les géants. Dans toute la mythologie noroise une phrase revient comme un refrain : « Thor était allé combattre les géants dans l’Est », ou « Thor venait de rentrer d’une expédition contre les géants ». A chacune de ses absences, les dieux étaient d’une faiblesse évidente. Il était seul en état de mettre fin à la « chronique scandaleuse » de Loki, seul encore à inspirer de la crainte au géant Hrungnir qui, avant son retour, s’était vanté de transporter le Valhalla dans le monde des géants et de tuer tous les Ases, à l’exception de Freya et de Sif ; le géant préférait en effet emmener ces deux déesses. « Massacreur de géants », voilà une « kenning » stéréotypée pour parler de Thor. Dans la poésie noroise, se présentent plus de 40 périphrases différentes du même type. Des allusions, des kennings montrent que Thor doit avoir été le héros d’un tas d’aventure que ne nous sont pas parvenue. Dans « le chant de Harbard », il énumère lui-même quelques-uns de ses exploits :
J’ai assommé Thjazi, le redoutable géant ;
J’ai lancé vers le ciel limpide
Les yeux du fils d’Alvald.
Ce sont là les plus beaux témoignages de mes exploits ;
Car depuis ce temps tous les hommes les remarquent…
J’ai été dans l’est où j’ai assommé des géantes,
Créatures pernicieuses errant à travers les montagnes.
La race des géants deviendrait trop puissante, si tous restaient en vie ;
Pas un homme ne pourrait subsister dans Midgard…
J’ai été dans l’Est garder les cours d’eau.
Là sont venus me rejoindre les fils de Svarang.
Ils m’assaillirent à coups de pierre, mais n’en eurent guère profit ;
Ils furent à l’instant contraints de me demander grâce…
J’ai assommé des femmes berserkr dans l’île Hlésey.
Elles avaient commis les pires méfaits
Et jeté le désarroi parmi la population.
(Chant de Harbard, 19, 23, 29, 37.)
Certaines de ses aventures semblent plutôt sortir d’un recueil de contes que de la mythologie ; on n’y décèle pas toujours une base religieuse. Certains récits montrent en revanche des traits tellement primitifs, qu’ils remontent probablement à un passé très reculé ou, du moins, adaptent des thèmes anciens. Nous pouvons résumer très succinctement ici quelques anecdotes bien typiques.
Lors d’un voyage en Jötunheim, le pays des géants, Thor et ses compagnons de voyage s’abritèrent en un bâtiment étrange possédant une petite chambre latérale. Lorsqu’il fit jour, ils remarquèrent que la maison était en réalité une mitaine du géant Skrymir ; la chambre latérale n’était que l’espace laissé pour son pouce. Le mystérieux Utgarda-Loki (« Loki du monde extérieur », c’est-à-dire le maître du monde des démons) leur causa des déboires ; ils furent chaque fois vaincus en une série d’épreuves de force. Il apparut le lendemain matin, que tout n’avait été qu’illusion. L’extrémité de la corne que Thor avait en vain tenté de vider, trempait dans la mer ; en buvant, le dieu avait provoqué la marée basse. Lors d’une compétition de course engagée contre un serviteur d’Utgarda-Loki, qui s’appelait Hugi, « la Pensée » ce fut naturellement ce dernier qui l’emporta. Car qui est plus rapide que la pensée ? Des jeux de mots et des considérations téléologiques de telle nature indiquent qu’il s’agit ici de concepts populaires (par exemple, « qui provoque les marée ? » ou « qui court plus vite que Loki ? »).
Le mythe de Hrungnir contient quelques éléments archaïques. Hrungnir était un géant, au coeur de pierre pourvu de « trois pointes recourbées » ; « coeur de Hrungnir » est le nom d’un signe symbolique qui apparaît par exemple sur les pierres funéraires de Lârbro. Il portait un bouclier en pierre et était armé d’une pierre à aiguiser. Nous comprenons quelle est cette « arme », depuis qu’on a retrouvé une grande pierre à aiguiser décorée, « de cérémonie », dans le trésor d’un roi anglo-saxon du VIIè siècle (tombe de Sutton Hoo). Hrungnir avait menacé de détruire le monde des dieux, mais Thor sut le vaincre, surtout grâce à une ruse de son serviteur Thjalfi. Ce dernier alla en effet dire à Hrungnir que son maître ne se lancerait pas à l’attaque du haut du ciel, mais des profondeurs de la terre. Pour parer à cette menace, le géant se dressa sur son bouclier. Mais Thor vint du ciel et réussit ainsi à tuer Hrungnir. Mais il se mit ainsi lui-même en une position tri s précaire : un morceau de la pierre à aiguiser de Hrungnir pénétra dans son crâne, et lorsqu’il tomba il reçut sur la nuque un pied du géant qui s’écroulait. Personne ne parvint à le délivrer, sinon son fils Magni, qui n’avait alors que trois jours. La magicienne Groa tenta, par une conjuration, de débarrasser sa tête de l’éclat de pierre, mais un moment distraite par le dieu, elle perdit le fil de la formule magique, et c’est ainsi que jusqu’à la fin du monde Thor doit garder cet éclat dans la tête. Le sens réel de ce mythe est difficile à pénétrer, mais il est probable que des détails tels que l’arme de pierre de Hrungnir et l’éclat dans la tête de Thor, reposent sur de très vieilles traditions. Thor est ici tout entier dieu du tonnerre, tout comme en son aventure avec le géant Geirr cd, lorsque Thor et son adversaire se lancèrent des « barres de fer rouge ».
Une expédition entreprise contre le géant Hymir prit une tournure plus favorable pour Thor que la visite chez Utgarda-Loki, bien qu’il fût amené également un certain moment. chez Hymir, en une situation critique. Les Ases avaient chargé le dieu marin Aegir de leur préparer un festin ; ce dernier ne pouvait cependant exécuter l’ordre, parce qu’il ne possédait pas de brassin. Tyr pensa que son père, le géant Hymir, devait avoir des chaudrons pour les tirer d’affaire, et il s’y rendit avec Thor. A leur arrivée, ils durent d’abord se cacher sous une cuve, mais plus tard, lors du souper, Thor révéla sa vraie nature. Au grand mécontentement d’Hymir il mangea, à lui seul, deux bœufs rôtis. Quand le lendemain, Thor et Hymir s’en allèrent pêcher, le dieu mit son hameçon, comme appât, la tête du meilleur taureau d’Hymir et attrapa ainsi le Serpent du Monde. La lutte entre le dieu et le monstre fut si effrayante que, de peur, Hymir trancha la ligne de Thor. A leur retour, il soumit encore le dieu à quelques épreuves. Thor réussit par exemple à briser une coupe apparemment incassable en la lançant contre la tête du géant. Finalement, Thor dut emporter lui-même le gigantesque brassin :
Le père de Modi alors le saisit par le bord,
Le descendit et le posa sur le parquet de la salle ;
L’époux de Sif hissa le chaudron sur sa tête ;
De telle sorte que les orillons résonnèrent contre ses talons.
(Chant d’Hymir, 25.)
Évidemment, au retour, le dieu tua encore un certain nombre de géants qui voulaient lui ravir la cuve.
Primitivement, l’épisode d’Hymir se présentait probablement sous un autre aspect. Tyr se voyait sans doute attribuer un rôle plus important que celui de guide insignifiant. Dumézil a fait remarquer la profonde similitude qui unit le mythe germanique de la boisson et le mythe hindou (ce qui prouve en même temps l’originalité de certains éléments, par exemple le fait d’aller chercher la cuve chez un dieu de la mer ou un géant. En un autre épisode, Thor joua encore le rôle principal, mais ici, on remplaça la boisson des dieux par l’arme favorite du dieu, son marteau Mjölnir (« celui qui broie »), qui, habituellement, lui revenait dans les mains comme un boomerang. Un jour cependant, ce marteau lui fut volé durant son sommeil par le géant Thrym, et Thor ne put rentrer en sa possession que grâce à une ruse peu glorieuse, dont l’invention ne lui était d’ailleurs pas due. Thrym exigeait en effet Freyja comme épouse en échange du marteau. La déesse ne tenait nullement à ce mariage ; Heimdal proposa alors que Thor se déguisât en fiancée pour mystifier ainsi le dieu. La scène qui décrit son arrivée chez Thrym est particulièrement délicieuse ; heureusement, la « servante » rusée, Loki, qui accompagne encore le dieu dans cette singulière expédition, parvient à endormir assez longtemps la méfiance du géant, pour que Thor reprenne possession de son marteau et se venge de façon sanglante. Le « Chant de Thrym » est de composition indubitablement très récente ; mais il existe à nouveau un épisode analogue dans le cycle mythique de la boisson divine dans les Indes, et cette fois, la concordance est encore plus manifeste. Les ennemis des dieux y ont également dérobé le breuvage d’immortalité, absolument nécessaire à la conservation du monde des dieux (cf. Mjöllnir !). Pour recouvrer la boisson, le dieu Vichnou se déguise en femme et se rend avec un autre dieu dans le monde des Asuras. Ces derniers en sont épris au point de donner à la fausse déesse le breuvage d’immortalité ; aussitôt, Vichnou se hâte de l’emporter. Les points de concordance avec le mythe de Thor sont tellement frappants que ce dernier a en cet ensemble, un air de famille manifeste ; seule l’originalité s’est révélée dans cet élément qui permit de faire du but de l’expédition non plus l’hydromel, mais l’arme de Thor.
Dans la dernière période pré-chrétienne, le marteau de Thor devint un symbole religieux. Il était représenté sur des pierres runiques, et porté en guise d’amulette. Nous pouvons y voir une réaction consciente contre le christianisme. Comme les chrétiens portaient une croix symbolisant leur foi en la Rédemption, les défenseurs du paganisme prirent comme signe de leur opposition, l’attribut du dieu qui protégeait leur univers. Nous ne pouvons voir dans ces « marteaux de Thor » la prolongation directe des haches-miniatures de même genre, portées comme amulettes à l’âge du bronze, car il manque des chaînons entre les deux périodes.
A propos de la signification religieuse du marteau de Thor, un passage de la Heimskringla de Snorri nous pose un curieux problème. Le roi Hakon le Bon dut, tout à fait contre son gré, participer à une libation païenne : Jarl Sigurd qui l’accompagnait avait déjà offert une coupe à Odin. Le roi prit alors la corne et traça dessus le signe de la croix. Kar de Gryting dit alors : « Pourquoi le roi fait-il cela ? Ne veut-il donc plus offrir de sacrifice ? » Jarl Sigurd répondit : « Le roi fait comme ceux qui croient en leur propre pouvoir et consacrent leur coupe à Thor. Il a fait le signe du marteau sur la corne avant d’y boire. » L’auteur ne paraît pas avoir compris la portée exacte de l’expression « croire en son propre pouvoir ». En d’autres textes, cette expression signifie toujours que l’homme ne met sa confiance qu’en lui-même parce qu’il ne croit plus aux anciens dieux. Mais du récit de Snorri, de Vries par exemple a conclu que la bénédiction avec le signe de Thor, le marteau, était une coutume très ancienne ; il voit un argument supplémentaire dans le fait que les Lapons ont connu un cérémonial de même nature. La question de Kar prouve néanmoins qu’il ne s’agit nullement d’une coutume répandue universellement. Lorsqu’on rencontre dans la littérature noroise l’expression signa full, « bénir la coupe », on peut être sûr qu’elle n’est pas très vieille, car signa est un emprunt récent du verbe latin signare et signa full n’est qu’une variante de helga full, « sanctifier, consacrer la coupe ». Cette dernière expression peut bien être vieille, mais elle n’implique aucun geste précis de bénédiction esquissé de la main. S’il y eut effectivement une « bénédiction avec le marteau de Thor », ce ne fut en toute probabilité qu’une imitation païenne du signe de la croix. Il faut expliquer de la même façon la bénédiction avec une amulette en forme de marteau, mentionnée dans le « Chant de Thrym ».
Un attribut beaucoup moins répandu de Thor était le sorbier. Si nous pouvons en croire Snorri, cet arbre s’appelait « salut de Thor » parce que le dieu s’était un jour mis à l’abri d’un torrent à la crue soudaine, en se hissant sur un tronc de sorbier. Cet arbre jouait un certain rôle en magie ; les paysans l’utilisaient notamment pour favoriser la fécondité de leurs troupeaux. Il était naturel qu’ils eussent grande confiance dans l’arbre qui, un jour, avait sauvé leur dieu-protecteur.
Comme symboles de son pouvoir extraordinaire, Thor possédait une ceinture, qui accroissait encore sou pouvoir, ainsi qu’une paire de gants de fer. Etait-ce là un motif plus récent ? Tout le caractérisait comme le dieu fort par excellence, et c’est bien ainsi que les Germains se sont représenté Thor : une nature saine, sans complications, impulsive mais généreuse, d’une faim et d’une soif inextinguibles, d’une rigoureuse honnêteté mais ne brillant pas par une intelligence extraordinaire. En fait, les jugements que l’on porte sur ses dons intellectuels sont contradictoires. En certains mythes ou contes que nous avons déjà évoqués, il ne fit pas particulièrement montre de pénétration. Une fois, chez Utgarda-Loki, il se laissa même duper naïvement. Mais il existe en revanche des allusions transparentes à son intelligence et à sa clairvoyance. En un concours d’énigmes, il l’emporta même sur le nain Alviss (« Sait-tout ») par une ruse : en lui posant toujours de nouvelles énigmes, il le tint si longtemps en haleine que le nain fut changé en pierre par le soleil levant. Admettons que ce soit là un motif littéraire de basse époque, destiné à offrir un cadre à un exposé de faits mythologiques ; n’empêche que la naïveté parfois reprochée à Thor peut parfaitement ne l’avoir été, elle aussi, qu’à une époque récente.
L’accent que nos sources mettent parfois sur cette médiocrité d’esprit s’explique certainement par leur contexte social. L’idée qu’Odin était le plus important des dieux a marqué la plupart de nos données ; la couche sociale qui reconnut Odin comme tel a exercé sur elles l’influence la plus profonde. Ce sont ces gens que concernaient les vers :
Odin a les souverains qui tombent dans le combat,
Mais Thor a les esclaves.
(Chant d’Harbard, 24.)
On constate indubitablement une certaine opposition entre Odin, dieu de la noblesse, et Thor, dieu des paysans. Les hommes qui voulaient se soustraire aux aspirations centralisatrices des rois norvégiens, tinrent Thor en grand honneur, mais en tant que courtisans et poètes, les scaldes étaient du parti d’Odin. Comme les milieux qui avaient honoré le plus Odin, étaient aussi passés les premiers au christianisme, ce ne fut pas Odin, mais Thor, qui apparut comme le dernier défenseur du paganisme, du moins dans les régions du nord-ouest. Cette cristallisation de la résistance païenne autour de Thor est d’ailleurs la seule évolution que nous puissions établir à propos de ce personnage. Il n’apparaît nulle part que le Thor des pays nordiques ait montré une différence essentielle avec le Donar des régions méridionales, ou que son culte dans le Nord ait varié de région en région. La petite carte portant les noms de lieux théophores anglais donne une idée de l’extension de son culte chez les Anglo-Saxons (noms dérivés de « Thunor ») ; en Scandinavie, ils sont encore plus nombreux.
L. M. DEROLEZ
In Les dieux et la religion des Germains
Payot, 1962