jeudi 10 octobre 2024

1919-1935 : Réflexions sur la guerre motorisée (terrestre) dans l’espace européen

Consacrée essentiellement aux chars de combat, la thèse Réflexions sur la guerre motorisée dans l’espace européen à travers la presse et la littérature militaire : étude comparative France~Allemagne~Grande-Bretagne (1919-1935) préparée sous la direction du lieutenant-colonel Rémy Porte et soutenue le 23 janvier dernier à l’IEP d’Aix-en-Provence met en lumière certains aspects peu explorés d’une période assez méconnue de l’histoire du continent européen.

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Le surgissement et les débuts du char de combat, phénomène complexe et multinational, est analysé en privilégiant les progrès interdépendants de la réflexion et du matériel. Le mécanisme de stimulation – ou parfois d’inhibition – réciproque qu’entretiennent la technique et les besoins des combattants constitue l’un des grands axes de recherche. Ce pas de deux, qui n’est ni linéaire, ni véritablement prévisible est particulièrement marqué en ce qui concerne les chars dans leur première phase de maturation durant l’entre-deux-guerres. À travers une analyse exhaustive de la presse et de la littérature ouverte produite durant les années charnières 1919-1935 en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, est étudiée la transmission, entre penseurs militaires de ces trois pays, des idées tactiques et doctrinales, leur passage d’un pays à l’autre et leurs évolutions successives, leurs adaptations nationales ainsi que le processus d’élaboration des doctrines d’emploi des forces motorisées. Les revues représentatives retenues pour les trois pays sont respectivement pour la France, la Revue militaire française, que l’on pourrait qualifier d’interarme, la Revue d’infanterie et la Revue de cavalerie ; pour l’Allemagne, Militär Wochenblatt, Wissen und Wehr ; pour la Grande-Bretagne, Army Quarterly, Journal of the Royal Tank Corps, Journal of The Royal United Service Institution. Ce corpus est abondamment complété par des publications d’autres types, des journaux généralistes plus accessibles au corps social dans son ensemble. La multiplication des frontières dans l’espace européen recomposé n’empêche pas la diffusion des idées novatrices et leur interpénétration par des débats féconds, témoignant de l’intensité des échanges intellectuels et humains entre pays réputés pourtant antagonistes, ainsi que d’une possibilité de franchissement des barrières linguistiques dès lors que l’intérêt national est en jeu. 

 Les conséquences politiques et sociales du Traité de Versailles et de la « paix » instable imposée par les vainqueurs ayant été largement étudiées, la focale est placée sur la fécondité du ressentiment engendré dans le monde germanique sous ses aspects militaires et techniques, en mettant en évidence l’ingéniosité déployée pour circonvenir les restrictions drastiques en matière d’effectifs et de matériels mises en place par les vainqueurs. La motorisation est comprise au sens de modernisation des forces, non seulement pour le transport mais dans l’optique du combat, en remplacement du cheval. Le propos général est de démontrer la place centrale du char qui, s’enracinant dans la Grande Guerre, trace une dynamique inédite de l’innovation militaire. Cette invention irradie dans des sphères a priori éloignées de son champ d’action, suscitant notamment des évolutions doctrinales, des adaptations industrielles, des interrogations sur le lien entre l’armée et la nation, ainsi que de nouvelles formes de sociabilité militaire. Malgré la faiblesse numérique des engins fonctionnels et un emploi pratique assez limité, cette avancée technologique fait durablement bouger les lignes dans la pensée militaire traditionnelle.

Certaines personnalités comme Estienne ou Fuller, malgré une position relativement excentrique, jouent un rôle essentiel dans la redéfinition du rapport des forces à leur matériel. Toute une constellation de noms aujourd’hui moins connus, leurs relations d’influence mutuelles, est également évoquée. Au sein du triangle France-Allemagne-Grande-Bretagne, la curiosité pour les progrès des armées concurrentes trouve à s’assouvir par la connaissance des langues étrangères, le vaincu étant celui à qui profite le plus cette forme singulière de transfert culturel. Le char agit comme un élément provocateur d’une réflexion qui dépasse les frontières et les limites traditionnellement imparties à la mise en forme du passé et à la planification de la guerre future. Les capacités nationales de veille stratégique deviennent déterminantes à cet égard, la manière d’envisager l’emploi des engins important in fine davantage que la qualité intrinsèque du matériel. L’enseignement militaire doit par ailleurs assimiler les nouveaux matériels, les Français étant les plus réticents à se détacher de schèmes hérités de l’expérience de la guerre de tranchées dont le pays est sorti meurtri, mais victorieux. Se précise également l’importance des manœuvres comme champ d’expérimentation, alors que sur le terrain de jeu de l’espace colonial se produisent in vivo des combats faisant intervenir des armements modernes.

Dans une démarche s’inscrivant résolument dans la tradition de l’histoire militaire comparée, il s’agit de tracer des parallèles constants entre les trois pays, afin de mettre au jour les interférences, ainsi que d’éventuels décalages temporels ou, dans certains cas, l’absence de transmission des idées. Ce processus comparatif permet d’étudier les transferts intellectuels, techniques et doctrinaux entre les trois puissances européennes et de s’interroger sur l’existence d’une éventuelle logique de génération entre les tenants de la guerre motorisée et les arguments qui leur sont opposés selon leur pays d’appartenance. L’objectif était de reconstituer avec la plus grande précision possible, à travers la confrontation des textes et la comparaison des matériels, les innombrables liens qui enchevêtrent l’Europe moderne, pour reprendre l’adéquate expression d’un auteur du temps (le général Bernard Serrigny en 1924). Le dépouillement systématique de la presse spécialisée met en lumière les circuits de circulation des idées entre les nations irriguant la pensée militaire, facilitant son cheminement, ses errements et ses progrès.

Il est fréquent que les auteurs se citent entre eux, avec plus ou moins de précision. Le travail consiste à dégager les passages significatifs, à les traduire éventuellement de l’anglais ou de l’allemand et de mettre en parallèle les éléments pertinents. Le parti-pris méthodologique adopté consiste à s’abstenir autant que possible de s’assimiler les jugements portés a posteriori sur cette période, en s’appliquant à tirer prioritairement la substance des textes originaux. De nombreuses traductions inédites, s’enchâssant dans le mouvement général de la démonstration, ont été effectuées. La littérature universitaire produite à la fin du XXe siècle et au XXIe a ainsi valeur d’éclairage et non de grille explicative systématique. La partie de l’entre-deux-guerres ici traitée ne porte pas particulièrement à polémique, se manifeste plutôt le sentiment d’un désintérêt assez général pour la période pourtant féconde de « l’avant De Gaulle », dont Vers l’armée de métier a fait en 1934 le héraut des chars. L’objectif était de donner la parole aux contemporains, de manière neutre, en respectant une stricte parité entre les pays de manière à recréer une sorte de dialogue tel qu’il existait à l’époque, en dépit des hostilités ou amitiés traditionnelles. Une place privilégiée est accordée à l’iconographie. Celle-ci remplit une double fonction : permettre de visualiser les engins et d’attacher un nom à une forme, une silhouette particulière. C’est d’autre part une fenêtre sur l’univers visuel des contemporains à une ère où l’image demeure relativement rare, qu’elle soit caricature ou représentation plus ou moins fidèle de la réalité. 

La stratification traditionnelle de la pensée militaire, différente selon les nations, empêche le développement d’une conception panoramique des forces, dans laquelle les composantes terrestres, aériennes et navales seraient étroitement imbriquées. De même, les querelles interarmes, qui existent dans toutes les armées du monde, n’expliquent pas entièrement la raison pour laquelle les armées européennes ne tirent pas pleinement parti des possibilités de la machine. Certes, le coût des engins motorisés peut être très élevé, leur rendement étant considéré à juste titre comme incertain. Leur utilisation pourrait sans doute compenser les frais et les lourdeurs qu’entraîne une armée nationale, dans l’hypothèse où la France renoncerait à la conscription. Les freins à une familiarisation plus poussée entre les soldats et les machines, singulièrement les engins motorisés, sont avant tout d’ordre moral. Au-delà de ses capacités techniques et industrielles, chaque pays réagit aux innovations nées de la Grande Guerre en fonction de sa culture propre, secrétée à partir de l’expérience accumulée durant les siècles passés. Celle-ci représente un facteur non-négligeable dans la détermination de la politique militaire. Originalité première de la thèse, le champ de recherche ne se circonscrit pas aux aspects technico-tactiques afférents à la question des chars, mais inclut extensivement des données culturelles, doctrinales, sociologiques. Il ne s’agissait pas seulement d’exposer la place singulière du char dans le travail d’écriture et de réécriture de la Grande Guerre, mais plus encore la fonction qui lui est réservée dans le processus de restructuration des forces. Dans une optique transdisciplinaire, l’étude se présente comme un segment d’histoire globale à la confluence de l’histoire militaire stricto sensu – dans la filiation des grandes figures et des officiers-historiens – mais aussi de l’histoire économique et sociale comme de celle des représentations.

Candice MENAT pour Theatrum Belli

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