Quand ils s’unirent, dès l’été 406, les Alains(1), les Vandales et les Quades formèrent une masse plus importante que celle qu’avait conduite en Italie Radagaise, sans doute environ 150 000 personnes au moins, car beaucoup de leurs compatriotes qui servaient dans les petites colonies militaires de la Valérie et de la Pannonie I — Norique Ripuaire vinrent se joindre à eux. Si, dans ces provinces, il n’y avait pas de colons ostrogoths, en dehors des fédérés pannoniens établis surtout en Pannonie II Savie, la plupart des soldats barbares établis en petites colonies au nord du confluent de la Drave étaient des Vandales, Quades, Alains ou Sarmates : les nécropoles attestent leur présence autour du lac Balaton et Pécs (Sopianae) par exemple, ainsi que dans les anciens castra du Danube, à Intercisa (Dunaùjvaros), à Budapest (Aquincum), à Szôny (Brigetio), à Vienne (Vindobona), à Lorch (Lauriacum) et ailleurs.
Le rassemblement de la migration fut aidé non seulement par le ralliement des garnisons barbares, mais aussi par les carences de la défense frontalière, amenuisée en outre par les incursions de 401 et les rappels de troupes en 402. Selon la Notice des Dignités, il n’y avait plus, entre la Drave et l’Inn, que des restes des anciennes légions danubiennes dont quelques cohortes, ailes, flottilles et petits détachements isolés subsistaient dans les castra et castella réduits, tels Florentia (Dunaszekcsö), Aquincum, Brigetio, Carnuntum (Petronel), Vindobona et Lauriacum, ainsi que dans quelques forts subsistant sur les grandes routes de l’intérieur. Les 75 unités dont disposaient officiellement le duc de Valérie et son voisin le duc de Pannonie I — Norique Ripuaire étaient pour plus de la moitié de petits escadrons d’Equites formés en majorité de Vandales, Quades ou Alains. A l’ouest de l’Inn, en Rétie II, qui cependant dépendait comme la Rétie I du diocèse d’Italie du nord, Ratisbonne avait été évacuée par sa légion, la III Italica, morcelée en cinq petites garnisons qui, associées à sept cohortes et deux corps de fantassins barbares, plus six escadrons dont trois d’Equites également barbares, surveillaient l’accès aux frontières italiennes des Alpes occidentales, tant en Rétie I qu’en Rétie II, de sorte que le duc de Rétie, avec seulement vingt et une unités, ne contrôlait plus qu’un limes reculé au sud d’Augsbourg, couvrant seulement les routes alpines de l’Italie. Aussi cette centaine de garnisons de limitanei, dont chacune comptait de 300 à 500 hommes, éparses entre le Danube et les Alpes, du lac de Constance au confluent de la Drave, ne purent-elles, même si elles étaient encore en place, s’opposer à l’invasion massive et très mobile des Vandales-Alains-Suèves qui, en outre, étaient entrés par les Pannonies avec les Ostrogoths de Radagaise. Celles des castra et castella danubiens, submergées, détruites ou ralliées, contribuèrent plutôt au regroupement des envahisseurs sur la grande route frontalière qui menait à Ratisbonne, route militaire suivie par la masse des barbares.
Du Danube au Rhin, la marche de l’invasion s’effectua hors des frontières romaines, échappant vraisemblablement aux informateurs du gouvernement impérial qui crut peut-être que le reste des barbares de Radagaise avait reflué en Germanie. A partir de l’Inn et de Castra Batava (Passau), les chefs de la migration prirent-ils la route qui allait à Augsbourg et, de là, gagnait les pays du Neckar, après avoir franchi le Danube, en direction de Cannstatt et de Mayence ? Ils semblent avoir voulu plutôt éviter de traverser les territoires des Alamans, qui auraient combattu l’invasion ou tout au moins retardé sa marche, et ils choisirent une route plus extérieure, passant chez des peuples moins redoutés, sans doute celle de l’ancien limes rétique de Caracalla : partie de Ratisbonne, elle remontait l’Altmuhl jusqu’à Gunzenhausen, castellum près duquel se dressait la hauteur fortifiée du Gelbe Bürg, montre les traces d’une destruction violente au début du Ve siècle, et d’où une voie jalonnée par d’autres oppida franconiens moins importants atteignait directement le bas Main des Burgondes, alors en pleine expansion aux dépens des Alamans qu’ils refoulaient vers le Neckar. Effectivement, les Alamans ne suivirent pas les Vandales-Alains-Suèves à gauche du Rhin, tandis que les Burgondes y apparurent, puisque, dès 411, leur roi Gunther se trouvait en Germanie I, près de Mayence, à côté de l’Alain Goar.
De toute façon, les Vandales-Alains-Suèves apparurent soudainement au confluent du Main et du Rhin qu’ils franchirent, le fleuve étant gelé, fin décembre 406. La défense rhénane en Germanie I avait été plus réduite encore que sur le haut Danube : le secteur couvrant Trèves en aval et en amont de Mayence n’était plus défendu, selon la Notice des Dignités, que par les onze petites garnisons de fantassins du duc de Mayence, tandis que des rappels de troupes en 402 et 406 avaient diminué l’armée du comte de Strasbourg surveillant l’accès aux routes du Rhône et de l’Italie. Aussi les envahisseurs purent-ils anéantir les Milites de la garnison de Mayence, ainsi que ceux de Bingen, au nord, et de Worms, puis de Spire, au sud. Selon Grégoire de Tours, le duc de Mayence fit appel aux colons militaires francs, sans doute ceux du Namurois et de la région de Tongres Cologne, ainsi qu’à un groupe d’Alains commandé par Goar qu’il parvint à débaucher, mais, si les Francs réussirent à contenir l’armée des 20 000 Vandales, ils succombèrent, après leur victoire, sous les coups des Alains du roi Rependial accourus au secours de leurs alliés. Alors, les envahisseurs foncèrent sur la route militaire qui remontait le Rhin à partir de Spire, anéantirent les garnisons de Rheinzabern et de Seltz, s’emparèrent de Strasbourg, de là, prirent les routes ouvertes sur les Belgiques I et II, plutôt que celles menant vers la Saône et la Lyonnaise I, dont peut-être ce qui restait des comitatenses de l’armée gauloise tenta de barrer l’accès.
Émilienne DEMOUGEOT, La formation de l’Europe et les invasions barbares
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- Les Alains, quant à eux, n’étaient pas des Germains : « Apparus au tournant de notre ère, les Alains furent le dernier ensemble nomade de langue iranienne dans les steppes européennes, après les Scythes et les Sarmates. Implantés principalement au nord de la mer d’Azov et du Caucase, ils se firent connaître par leurs incursions en territoire romain, en Arménie ou en Perse. Les invasions hunniques les dispersèrent et en firent, aux IVe-Ve siècles, des acteurs majeurs des Grandes Invasions en Europe centrale et occidentale (dont la Gaule où ils s’installent) et jusqu’en Afrique du Nord. Mais le groupe principal des Alains, replié vers la Ciscaucasie centrale, s’y sédentarisa et y devint un facteur politique et militaire essentiel dans les guerres entre Byzance et la Perse, puis dans la résistance aux invasions arabes. Convertie au christianisme vers 916, l’Alanie caucasienne forma un puissant Etat marqué par l’influence byzantine et qui connut son apogée aux Xe-XIIe siècles. Une autre invasion, celle des Mongols, dissémina aux XIIIe-XIVe siècles des Alains de la Hongrie à la Chine. Mais leur noyau caucasien survécut même aux ravages de Tamerlan, pour finalement donner naissance au peuple ossète moderne. Unique ouvrage en langue française consacré aux Alains, ce livre fait le point des connaissances sur leur rôle historique souvent sous-estimé, leur culture et leur héritage. »