Le rideau de fer n’a pas seulement retenu la moitié de l’Europe sous le joug communiste, il a aussi empêché certaines pensées d’acquérir la notoriété qu’elles méritaient. L’on connaît les écrivains et les intellectuels de l’Est qui firent l’expérience de l’exil comme Alexandre Soljenitsyne, Milan Kundera, Czesław Miłosz, Leszek Kołakowski, Mircea Eliade, Emil Cioran ou Virgil Gheorghiu. Persécutés ou rejetés dans leur pays respectif, ces derniers eurent la chance d’écrire et de publier en Occident et sont aujourd’hui considérés comme appartenant aux grands esprits du XXe siècle. Mais un bon nombre d’intellectuels de l’ancien bloc de l’Est n’eurent pas cette chance et attendent encore l’occasion propice pour sortir de l’ombre. Or, s’il est bien un auteur qu’il convient de découvrir en ce XXIe siècle, ce siècle où le thème de la pluralité et du « choc » des civilisations s’impose de plus en plus, c’est le Polonais Feliks Koneczny.
Inconnu ou presque au-delà des frontières de son pays natal, Koneczny doit pourtant être tenu pour l’un des grands représentants du comparatisme historico-culturel, à l’instar de l’Allemand Oswald Spengler ou du Britannique Arnold Toynbee, bien que son système ne puisse aucunement être assimilé à ceux de ces derniers. Refusant le déterminisme de la conception cyclique de l’histoire, Koneczny a proposé une théorie des civilisations étonnante, très différente de celles enseignées par les traditions française, allemande ou anglaise, qui ancre moins la civilisation dans un espace que dans un ensemble de normes et de valeurs. Et cela peut se comprendre : là où les nations d’Europe de l’Ouest n’ont jamais senti de menace peser sur l’appartenance à leur civilisation, celles de « l’Europe médiane », pour reprendre l’expression de Miłosz, se sont souvent vu balloter d’une civilisation à l’autre (1).
À l’heure où les nations européennes connaissent des bouleversements démographiques sans précédent, il convient de s’interroger à nouveau sur la nature des civilisations. Ces dernières constituent-elles des entités à part, suivant leur propre développement indépendamment les unes des autres, comme le pensait Spengler ? Ou bien sont-elles en constant affrontement, tentant en permanence de s’imposer les unes aux autres ? Pour la première fois depuis fort longtemps, des millions d’homme provenant d’ères civilisationnelles différentes coexistent en Europe de l’Ouest. Après des décennies passées à célébrer le « multiculturalisme », des doutes concernant la pérennité de ce modèle commencent à poindre. Plusieurs « modèles de société » peuvent-ils réellement coexister ? Nous touchons là à l’une des lois historiques fondamentales que Koneczny mit en lumière : « Il n’est pas possible d’être civilisé de deux manières. (2) »
Les civilisations ne se mélangent pas, sous peine de périr par manque de cohésion.
Antoine DRESSE
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NOTES :
- C’était encore le thème de L’Occident kidnappé de Milan Kundera, en 1983 : du jour au lendemain, après la seconde guerre mondiale, écrivait-il, la frontière séparant la civilisation européenne du monde russe s’est déplacée de presque deux mille kilomètres vers l’ouest, faisant que des « nations qui s’étaient toujours considérées comme occidentales se réveillèrent un beau jour et constatèrent qu’elles se trouvaient à l’Est. »
- « Nie można być cywilizowanym na dwa sposoby. » Feliks Koneczny, O wielości cywilizacyj in Dzieła zebrane, Tom XII, Kraków, Fundacja Kwartinalka ‘‘Wyklęci’’, 2024,.p. 285.