« Dans l’esprit du public, la classe politique n’existe pas prise isolément des médias. Il existe un système politico-médiatique qui perd, me semble-t-il, de plus en plus sa prise sur la réalité ».
Emmanuel Todd, Libération, 12/05/2006
Criminologie, stratégie et géopolitique
Dans la « société de l’Information », jamais les rapports entre science et conscience n’ont été aussi difficiles ; jamais l’articulation entre ce que certains pensent et ce que les autres croient n’a été aussi problématique et complexe.
D’où la nécessité d’en revenir sans cesse aux fondamentaux – surtout dans les domaines de recherche impactant énormément la vie sociale, la santé publique, la sécurité des personnes et des biens, les échanges internationaux, etc.
D’évidence, la criminologie est l’un de ces domaines – et parmi les tout premiers. Voilà pourquoi il nous a semblé utile d’exposer ce qu’il en est aujourd’hui de cette discipline dans sa dimension stratégique et géopolitique. En quoi le crime, le terrorisme, etc., affectent la société entière et finalement, la vie de chacun d’entre nous. Agir ainsi a un nom, cela s’appelle, dans un secteur donné de la connaissance, mener la bataille des idées.
Or devant les risques majeurs d’aveuglement, jamais, cette bataille n’a été plus utile – cruciale, même. La vérité scientifique face au miroir déformant médiatique : c’est donc par là que nous débutons.
Idées, médias et idéologie
Au XIXe siècle, Ernest Renan disait que «ce sont les idées qui mènent le monde». Est-ce toujours évident au XXIe siècle ? Non, et voici pourquoi.
1 – D’abord – le monde présent, «info-centré», n’est pas la continuité de l’ancien, mais dans les faits, son quasi-exact contraire. De cela, deux empiriques et frappants exemples. Hier en France, l’idéologie dominante s’exprimait dans Le Monde ; or désormais, elle imprègne des feuilletons type Plus belle, la vie. Hier encore, les révolutionnaires combattaient l’ordre établi – parfois, les armes à la main ; or, du fait d’une commune et nouvelle proximité (pro-mondialisation… orientation libérale-libertaire) ces ex-révoltés ou leurs héritiers sont aujourd’hui les chiens de garde de l’idéologie dominante – certains étant même stipendiés par des prédateurs financiers genre Soros.
2 – Ensuite – les «puissances configuratrices» de ce monde «info-centré» ne tirent plus leur pouvoir, comme hier encore, de leur mainmise sur l’économie ou la finance, mais de ce qu’elles contrôlent en partie, et donc orientent, l’information mondiale au sens large (journaux, Web, édition, etc.).
3 – Surtout – dans notre monde «info-centré», La puissance configuratrice par excellence est désormais l’infosphère, concept imaginé par le sociologue et philosophe Michel Maffesoli et qu’il nous faut ici définir, tant il importe (1). Au sommet de notre société, l’infosphère associe symbiotiquement des actionnaires-milliardaires et directeurs de médias, les suzerains, à des vassaux qu’ils dotent du «pouvoir de la parole» : « intellos-vus-à-la-télé » politiciens, grands commis, journalistes, artistes, etc.. Gouvernant et informant à la fois, ce dispositif néo-féodal, ou cette caste, exerce ainsi un pouvoir décisif.
4 – Or, dans notre monde « info-centré », exprimer des idées et opinions sortant du cadre idéologique de l’infosphère ; s’éloignant de ce qu’elle veut, suggère ou tolère, devient fort difficile. Car quiconque s’écarte de son idéologie mondialiste-libertaire est d’usage sali, disqualifié ou condamné aux oubliettes. Pour cela, l’infosphère possède une vaste et efficace panoplie : étouffement par le silence, panique médiatique, tintamarre de l’indignation factice.
5 – Le danger tient justement à ce silencieux contrôle à distance de l’information. Car ce sournois alignement produit un massif aveuglement. Ce que l’infosphère ne voit pas, ne veut ou ne peut pas voir, est médiatiquement, donc socialement, oblitéré ; n’arrive ni à la connaissance ni à la conscience de l’opinion.
Au fond, cette logique de l’infosphère animait déjà la Pravda en 1950 : le sommet décide de ce le vulgum pecus a besoin de savoir. Seule différence : cela se fait aujourd’hui subtilement, sans brutalité. Cela vous choque ? De «social-traître» en 1950, vous voici devenu «populiste» en 2014. Seul l’anathème a changé.
6 – L’aveuglement est un phénomène touchant à la vue, donc de nature optique. Nous usons ainsi de trois concepts tirés de l’optique pour le définir.
- Eblouissement – Produisant par nature une information toujours plus torrentielle ; par ailleurs follement fétichiste du high-tech, l’infosphère ignore ce qu’implique cette superbe formule de la Métaphysique d’Aristote : « Comme les yeux des nocturnes face à l’éclat du jour, ainsi [l’âme humaine] face à ce qui est par soi-même le plus manifeste ». Voici vingt-cinq siècles, la philosophie des origines nous avertissait déjà que ce n’est pas l’obscurité qui aveugle et occulte le réel, mais l’éblouissement d’une trop violente lumière. Aujourd’hui bien sûr, c’est une surexposition électronique (2).
- Persistance de la vision – comme l’astronome perçoit la lueur d’étoiles immensément lointaines et en fait déjà mortes, l’infosphère continue à voir des phénomènes abolis. Aujourd’hui par exemple, les médias européens s’effraient chaque jour d’un terrorisme qui en réalité, disparaît largement de notre continent. Un terrorisme qui sert plutôt désormais d’ultime prétexte à l’espionnage électronique de services spéciaux américains, aussi frivolement boulimiques d’information que certains hommes le sont de nourriture (3).
- Point aveugle – seul point de la rétine privé de cellules photoréceptrices et qui ne voit pas. Perdue dans son rêve de libéralisation à tout prix de l’usage des drogues, l’infosphère ignore, ou oblitère, tout ce qui touche aux immenses bouleversements en matière de consommation de stupéfiants, surtout pour les jeunes toxicomanes.
Conséquence inévitable : aveuglé par cette inondation de données trompeuses, dépassées ou illusoires, le segment politique de l’infosphère est quasiment condamné à préparer la guerre d’hier – voire à se tromper d’ennemi. Ce qui n’est pas anodin en matière de sécurité, car cela met en danger notre pays et nos concitoyens.
Bien sûr, la «société de l’information» est jeune et l’aveuglement est peut-être plus une maladie infantile qu’une pathologie mortelle – mais s’agissant de risques stratégiques, l’aveuglement est tout sauf bénin car ses conséquences et séquelles peuvent être dramatiques.
Halte-là, songe alors le lecteur.
Une énorme machine médiatique, un Etat, peuvent-ils à ce point s’égarer ? Se tromper carrément d’ennemi ? Perdre les pédales et, tel Don Quichotte, finir par charger des moulins à vent ?
Oui bien sûr. Et comment donc ! Même de grandes puissances peuvent ainsi partir en vrille. L’URSS en Afghanistan, certes. Ou la France avec sa désastreuse « politique de la ville ». Mais pire et là, méconnu, les Etats-Unis déclarant la «guerre aux drogues» – mais se trompant de drogue ! Incroyable – mais vrai. La preuve.
En 1971, le président Nixon lance la war on drugs (4) et en 1973 fonde, pour combattre ce fléau, la puissante Drug Enforcement Administration. Or d’un même élan, la Maison Blanche et la DEA vont alors… se tromper de drogues (5) !
Durant la cruciale décennie 1970, Washington ignore en effet la cocaïne. Il « voit » l’héroïne (retour du Vietnam de soldats héroïnomanes, usage dans des « ghettos » urbains en révolte) ; il « voit » la marijuana (Hippies, campus agités), mais pas la cocaïne, qui n’est « pas une priorité » pour la DEA. En 1975, le Presidential White Paper on Drug Abuse la considère encore comme « low priority ». En 1977, sous Carter, le National Institute on Drug Abuse la juge toujours « limited hazard » (danger modeste).
Pourtant et pour la première fois en 1970, la quantité de cocaïne saisie aux Etats-Unis dépasse en volume celle d’héroïne : la décennie 70 sera la plus glorieuse des nouveaux « cartels » colombiens (6).
Pourtant dès 1972 – immense succès – le film « Superfly » (en argot, une cocaïne de premier choix), narre les exploits d’un dealer noir ; dès 1977, on compte 4 millions d’usagers réguliers de cocaïne aux Etats- Unis – le magazine Rolling Stone la qualifiant alors de « drug of the seventics ». En 1979, la production de cocaïne du cône nord de l’Amérique latine dépasse pour la première fois les cent tonnes (7).
Bref : tout Washington connaît la cocaïne – sauf le gouvernement qui alors, écrase la French convection (héroïne), proscrit la culture du pavot en Turquie en 1972 et traque au Mexique le célèbre Acapulco Gold (cru noble de cannabis). Résultat, le prix de la cocaïne s’effondre sous l’abondance de l’offre : à Miami, un kilo (prix de gros) de coke coûte 40 000 dollars en 1980… et 10 000 en 1990 !
Cet aveuglement provoque l’explosion du crack (pâte-base cristallisée de cocaïne à fumer) : guerres de gangs pour contrôler des lieux de deal (12 000 à 15 000 homicides par an) ; dizaines de milliers de victimes d’une drogue qui « grille » implacablement le cerveau de l’usager. A plus long terme, cet aveuglement provoque bien sûr le présent désastre mexicain – on en ressent toujours les effets quatre décennies plus tard. Voilà où conduit la perverse symbiose entre médias et pouvoir politique, chacun aveuglant l’autre au réel.
Directeurs de conscience et intellos-vu-à-la-télé
Or alors comme aujourd’hui, le principal générateur d’aveuglement est la caste des « intellos-vus-à-la-télé » auto-érigés en directeurs de conscience. Ni plus ni moins qu’au XVIIe siècle, ils donnent désormais à tout propos des directives en matière de morale et d’usages sociaux.
Rappel [Extrait d’un traité de théologie] : le directeur de conscience exerce sur celui qui le suit « une influence habituelle, prépondérante, et de soi efficace » pour stimuler sa conscience et guider sa conduite « antérieurement à tout examen fait par lui de ses raisons ». En 1675, le frère de Boileau, Jacques (qui est curé), écrit ainsi un traité sur les décolletés ostensibles intitulé « De l’abus des nuditez de gorge » : thématiquement adapté, on en trouve l’équivalent contemporain dans les librairies, les éditoriaux de la presse-des-milliardaires, etc.
On l’a vu, ces médiatiques directeurs de conscience s’éloignent toujours plus du réel et les suivre aveuglément provoque des drames en matière de sécurité. C’est donc cette doxa médiatique qu’il faut combattre.
Comment ? Que faire ? quelle antidote à l’aveuglement ? Comment le combattre, limiter les dégâts qu’il génère – éviter sa propagation ? La réponse est simple : il faut résister, tenir tête. Ne pas se laisser réduire au silence. Il faut appuyer là où ça fait mal ; poser les questions qui fâchent ; braquer vers les coins sombres nos plus puissants projecteurs.
Il faut aussi créer et populariser sans trêve des concepts neufs – même si, dans les décennies passés, avec « zones grises », « décèlement précoce », « face noire de la mondialisation » « figure du technicien dévoyé » et « Davos-Goldman-Sachs-Idéologie » (DGSI), le signataire n’a pas vraiment chômé.
Bref, il faut vigoureusement mener la bataille des idées.
Voici donc des munitions à cet effet. En un catalogue raisonné de textes criminologiques récents, le lecteur trouvera ci-après une masse d’informations et idées sur le présent et l’avenir plausible des dangers et menaces.
Bonne lecture donc ! Et selon les intentions du lecteur, bonne méditation à lui – ou victorieux combats.
Editions Eska, 300 pages, 30 €, novembre 2014.
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- L’infosphère, vue par la publicité – « Carat met à nu les élites françaises », Le Figaro, 22/05/2006: « sans médias, point d’élites. Pour 73 % des Français, passer dans les médias est le signe le plus distinctif de l’appartenance à l’élite. ». Au total, l’infosphère est un mélange entre les élites du faire : élus, hauts fonctionnaires, grands patrons (industrie ou finance) et celles du dire : savants, intellectuels, écrivains, magistrats, journalistes.
- Sur l’éblouissement, lire «La vue de Platon, un éblouissement», de Roger-Pol Droit, Le Monde des livres, 23/07/2007.
- En 2012, seuls 10 Américains ont été victimes du terrorisme international, Si on le compare au terrorisme, le risque d’homicide est, pour un Américain adulte 1 595 fois plus élevé aujourd’hui ; 4 024 fois + élevé, celui d’une surdose mortelle de stupéfiants ; 356 fois + élevé, d’une noyade ; 3 468 fois + élevé, d’un accident mortel d’automobile, etc. Où est donc le danger immense et planétaire (The Empire of anxiety, Esquire, oct. 2013).
- Selon la longue enquête publiée par le magazine Rolling Stone (décembre 2007, « How America lost the war on drugs ») cette guerre à, de 1972 à 2007, coûté 500 milliards de dollars, pour un résultat quasi nul.
- « Andean cocaine, the making of a global drug », Paul Gootenberg, University of North Carolina Press, Chapel Hill NC, 2008.
- « The accountant’s story, inside the violent world of the Medellin cartel », Roberto Escobar, David Fischer, Grand Central Publishing, NY, 2009.
- La première opération américaine massive (nommée Snowcap), visant à interdire le trafic de cocaïne vers l’Amérique du nord, est lancée en 1987, soit quinze ans trop tard.