Suivant depuis plusieurs années les travaux d’Olivier Entraygues, spécialiste français de la pensée stratégique du britannique JFC Fuller, Theatrum Belli a le grand plaisir de vous présenter en avant -première son dernier ouvrage, édité ce mois-ci, traitant de la « rupture stratégique ». Nous vous proposons la lecture de la préface rédigée par l’ancien ministre de la Défense Jean-Pierre Chevènement ainsi que son avant-propos dans lequel il nous invite à nous « interroger » sur le phénomène guerre. (Editions Economica, 185 pages dont 22 schémas iconographiques, sortie officielle le 28 novembre 2014).
L’auteur : Entré en service en 1987, le lieutenant-colonel Entraygues est officier d’infanterie. Il a successivement servi au 35e RI, au 8e Groupe de chasseurs, au 152e RI, à l’EMF 4 de Limoges puis au centre d’entraînement des postes de commandement de Mailly le camp. Stagiaire de la 15e promotion du Collège Interarmées de Défense, Ecole de Guerre, il est titulaire d’un double doctorat en histoire contemporaine – Paris IV La Sorbonne et King’s College London, Department of War Studies – dont le sujet est « JFC Fuller : comprendre la guerre ». L’auteur a tenu la fonction d’officier de liaison interarmées au Joint Services Command and Staff College et du Centre de la doctrine des armées du Royaume-Uni. Il est depuis le mois de septembre 2013 chargé d’études à l’IRSEM.
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Préface de Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de la Défense (1988-1991)
Ce livre de stratégie du Lieutenant-Colonel Entraygues est stimulant pour l’esprit : y a-t-il aujourd’hui une « rupture stratégique » ?
Les arguments se bousculent pour nous en convaincre : implosion de l’Union soviétique, fin de la guerre froide, forte diminution des conflits interétatiques, entrée dans l’âge du numérique, mais aussi – question lancinante – montée des violences infraétatiques et des guerres asymétriques. Si je ne partage pas toutes les conclusions de l’essai du colonel Entraygues, celui-ci répond à une forte et louable ambition : c’est un ouvrage de théorie et la théorie n’est pas aujourd’hui ce qui se porte le mieux. Dans le fil de la pensée stratégique de J.F.C. Fuller, le colonel Entraygues s’efforce de penser la guerre dans sa totalité. S’il est bien vrai qu’il vaut mieux tenir la guerre à distance, le phénomène « guerre », dans l’histoire des sociétés humaines, semble ressortir de l’inévitable.
Pour moins probables qu’elles soient, les guerres interétatiques ne peuvent cependant disparaître de notre horizon. Certes, elles peuvent être contenues à un certain niveau de violence par l’existence de dissuasions nucléaires, dont il me semble que le colonel Entraygues oublie volontairement que, faites en principe pour ne pas servir ou plutôt pour servir continûment, elles ont pour but aussi – s’agissant de la France – de nous permettre de rester en dehors d’une guerre « qui ne serait pas la nôtre », pour reprendre l’expression qu’utilisait il y a cinquante ans le général de Gaulle.
Nous en venons là à « l’Occident ». La référence aux guerres médiques nous oriente naturellement vers l’opposition entre cités démocratiques et empires « barbares ». N’est-ce pas à cet éternel paradigme que nous ramenait déjà, en 1994, le « clash des civilisations » théorisé par Samuel Huntington ? Qu’il y ait là une tendance forte n’est guère contestable mais c’est la ligne de la plus grande pente, celle du moindre effort de la pensée, une pente qu’il vaut mieux chercher à remonter.
Le monde contemporain est en effet plus compliqué. Unifié à l’initiative des États-Unis dans le cadre d’une globalisation économique et financière à laquelle nul ne peut entièrement se soustraire, il n’en comporte pas moins une remarquable variété de « capitalismes » et d’acteurs : quoi de commun entre le capitalisme financier anglo-saxon et les mercantilismes chinois, allemand et japonais, eux-mêmes fondamentalement distincts ? Entre la régulation de l’économie et de la société chinoise par un parti communiste ou développer les fonctions d’un État-stratège dans des économies qui demeurent essentiellement oligarchiques ? Et que dire des économies européennes livrées par une orthodoxie ordo libérale à courte vue à la pression des marchés financiers internationalisés ?
Parmi les deux cents États représentés aux Nations Unies, combien méritent vraiment le nom d’État ? Plutôt que de jeter le manche après la cognée, ne serait-il pas plus raisonnable d’admettre que, pour se constituer, les Etats nés de l’éclatement des anciens Empires ont eux aussi, comme les vieilles nations, « droit à l’Histoire » ? En d’autres termes, la guerre ou du moins certaines formes de guerres ont – hélas – un bel avenir devant elles …
La vision historique que le lieutenant-colonel Entraygues donne de l’évolution des formes de guerre est un utile rappel de ce que rien n’est jamais acquis et que l’imagination, la souplesse et la créativité doivent toujours rester à l’ordre du jour. L’infanterie légère dont la domination s’exerçait avant Platées (479 avant J.-C.) s’impose à nouveau dans les montagnes de l’Hindou Kouch ou dans les villes d’Irak ou de Syrie. À l’âge des drones, de l’engin explosif improvisé et de l’interconnectivité généralisée, la guerre est moins inégale qu’il n’y paraît. Le « pion tactique » est de plus en plus petit. L’image de l’ennemi s’efface devant le visage de l’Autre qu’il faut savoir deviner et comprendre pour l’amener aux compromis branlants qui définissent aujourd’hui la paix.
La guerre n’est plus qu’un outil parmi d’autres, pas forcément le plus désirable pour le Politique. L’idée d’ »Occident » est vouée à l’érosion. Le colonel Entraygues observe justement qu’elle entre en contradiction avec l’Europe des peuples. Vue qui n’est paradoxale qu’en apparence, alors que le mouton européen effarouché par l’ours russe dont il a chatouillé la moustache semble n’aspirer plus qu’à être enlevé dans les serres de l’Aigle américain : nouvelle version de l’enlèvement de l’Europe par Zeus …
Avant de réinventer la guerre (même froide), il serait plus judicieux de réinventer le Politique !
Le colonel Entraygues incite justement le lecteur à se réapproprier la question posée par Jean Jaurès dans le chapitre introductif de L’Armée Nouvelle : « Comment porter au plus haut, pour la France et pour un monde incertain dont elle est enveloppée, les chances de paix ? »