L’histoire des coopérations en matière d’armement montre que des échecs retentissants côtoient de très belles réussites… Elle dit aussi que les succès sont en fait peu prévisibles, et que les projets les mieux bâtis ne sont pas toujours ceux qui aboutissent…
Un nécessaire alignement des planètes
Pour réussir une coopération, il faut impérativement que soient réunis plusieurs prérequis (ou « convergences ») : des conditions sans lesquelles il est illusoire de vouloir mettre en place un projet solide :
- Des besoins militaires similaires : les partenaires doivent être en mesure d’harmoniser leurs besoins ; ils doivent également être disposés à faire des concessions pour éviter que le besoin final ne soit la simple addition des besoins des armées parties prenantes…
- Des niveaux de ressources allouées de même ampleur : une bonne coopération se construit autour de niveaux d’ambition comparables, qui se traduisent par des crédits à consacrer qui ne conduisent pas à des solutions divergentes.
- Des calendriers compatibles : si les échéances auxquelles les équipements des générations antérieures doivent être remplacées ne sont pas les mêmes, on risque des tensions, tous les partenaires ne prévoyant pas de fonctionner pas au même rythme…
- Des capacités industrielles complémentaires : dans une coopération qui « marche bien », il convient que chacun des partenaires puisse nourrir sa propre industrie nationale ; si ce n’est pas le cas, on rentre dans un autre schéma, qui est plus proche de l’export…
- De moindres coûts par effet « d’échelle »
Un des attendus principaux d’une coopération est celui de coûts de possession moins élevés :
- Le fait de n’avoir qu’un seul bureau d’étude développant un unique objet permet de mutualiser dès le départ les coûts de R&D ; c’est le bénéfice principal qui est à espérer d’une coopération réussie.
- Les chaînes de production peuvent ensuite être optimisées, rester plus longtemps actives, et livrer successivement les matériels attendus aux différents partenaires.
- La mutualisation de la maintenance peut ensuite apporter des gains supplémentaires.
L’expérience montre cependant que ces économies ne sont pas toujours au rendez-vous. Les causes de ces déceptions peuvent être diverses :
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Quand les différents partenaires ne savent pas rester raisonnables dans la spécification de leurs besoins et accepter des arbitrages, et aboutissent à une solution sur-spécifiée ;
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Quand un des partenaires quitte la coopération avant son terme et en remet en cause l’équilibre financier ;
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Quand les enjeux industriels conduisent à disperser exagérément les sites de production ;
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Quand des choix technologiques privilégient des solutions coûteuses ;
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Quand des agendas divergents conduisent à un étalement exagéré du programme ;
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Quand le produit final se décline en un trop grand nombre de versions pour prendre en compte des besoins trop divergents…
Les grands domaines de coopération capacitaire
Dans quels domaines coopère-t-on le mieux ? Les statistiques disent que les coopérations européennes des années écoulées concernent pour l’essentiel l’air et l’espace, un peu le naval, et pratiquement pas le terrestre… On peut en déduire que ce sont les coûts des équipements les plus chers qui ont en priorité conduit à accepter la mise en place de coopérations et à renoncer à des stratégies purement nationales.
Mais… les questions de souveraineté restent également sensibles ; elles déterminent une autre répartition des sujets en fonction de leur sensibilité. Pour la France, la question est d’importance en raison de son statut de « détenteur de l’arme nucléaire »…
On peut schématiquement répartir les capacités en trois grands ensembles :
- Ce qui est souverain : la dissuasion, le renseignement, le chiffrement… Pour ces sujets, les coopérations sont exclues pour des raisons de préservation de l’autonomie d’appréciation, de décision et d’action ; aucune forme de dépendance n’est acceptable.
- Des sujets d’excellence industrielle : aéronautique de combat, espace, missiles, munitions intelligentes, cyber, SIC’s… Sur ces domaines, les coopérations sont possibles, mais avec une exigence forte de maîtrise, donc de leadership, et exclusivement dans un cadre européen pour préserver les acquis de notre industrie.
- Des sujets présentant des enjeux moindres, ouverts à toutes formes de coopération, voire à des achats sur étagère sur le marché mondial ; pour ces sujets, il faut se convaincre en la matière que l’abandon de certaines compétences industrielles est acceptable. C’est typiquement ce qui s’est passé pour le successeur du FAMAS…
Avec quels partenaires ? Les coopérations en matière de programmes d’armement dans lesquelles la France est partie prenante n’impliquent généralement que des États-membres de l’Union européenne, situés en Europe de l’Ouest. Ce constat est-il celui d’un fait d’expérience traduisant une règle pérenne ? Ou celui de l’existence d’une communauté de partenaires solides avec qui la confiance pose les conditions du succès ?…
Une indispensable transparence
La cause principale des échecs, au-delà des manques de convergence signalés ci-dessus, est sans doute le mensonge par omission qui reste malheureusement trop souvent de mise dans la construction des projets.
Il est impératif que les partenaires annoncent leurs ambitions : acquisition d’une capacité militaire, développement d’un savoir-faire industriel, mise en place de partenariats stratégiques, perspectives ultérieures d’export…
Il faut comprendre que tout ce qui n’est pas dit d’emblée reviendra forcément sur la table des négociations, avec des risques de tensions ou de ruptures. Car plus les divergences apparaissent tard, plus elles génèrent le ressentiment…
Un exemple méritant d’être mentionné est celui des objectifs industriels. Le bon sens voudrait que chacun des associés mette dans la corbeille le meilleur de son savoir-faire industriel, et qu’une coopération réussie repose in fine sur une saine la répartition des sujets à traiter en fonction des compétences détenues.
Or l’expérience montre que certains, au contraire, peuvent chercher à profiter d’une coopération pour développer des compétences industrielles qui leur font défaut…
Un autre mensonge usuel concerne les cibles d’équipements à acquérir : il est tentant d’afficher un nombre important pour justifier d’une place de choix dans le partage industriel, pour ensuite officialiser des quantités commandées notablement moindres…
Le choix d’une agence contractante
Un des points durs d’une coopération est souvent celui du choix de l’organisme qui va passer le(s) marché(s), et donc de facto piloter le projet.
Ce choix se situe à deux niveaux successifs :
- Celui des études préliminaires ;
- Celui du développement et de la production du système proprement dit.
Deux schémas sont envisageables :
Le premier consiste à confier à une agence internationale la conduite du programme ; l’Agence européenne de défense (AED) est bien armée pour
- les études initiales ; l’organisme conjoint de coopération en matière d’armement (OCCAR) a vocation à prendre en charge la phase de développement et de production. Ces agences bénéficient d’une neutralité qui permet de préserver un équilibre ; elles peuvent en revanche manquer de réactivité…
- Le second repose sur l’acceptation par l’ensemble des partenaires de laisser le pilotage du projet à l’agence contractante nationale de l’un d’eux. Ce choix place automatiquement le pays qui joue ce rôle dans une position favorable au détriment potentiel des autres. Mais il a le mérite d’une meilleure cohérence.
Dans les deux cas, la mise en place d’une maîtrise d’ouvrage unique doit constituer un principe intangible. Cette unicité de la responsabilité passe par la désignation, très tôt dans le processus, d’une autorité de décision ou « design authority », clairement définie et dotée d’attributions précises, admises par toutes les parties prenantes. Cette centralisation constitue un des facteurs de succès les plus importants. Elle a le plus souvent vocation à se décliner au niveau industriel par la désignation d’un maître d’œuvre unique ou « principal ».
La question du partage industriel
C’est une question éminemment politique ; car elle se traduit en termes d’emplois, de préservation de tissu industriel, de compétences technologiques détenues, de performance économique…
Elle passe par une notion de « juste retour industriel », selon un schéma assez classique qui veut que chaque contributeur bénéficie d’une charge industrielle équivalente à la part financière qui est la sienne dans le projet…
Les schémas industriels sont souvent complexes à mettre en place dans un tel contexte. Contrairement aux idées reçues, les grands groupes industriels de taille européenne ne sont pas nécessairement mieux placés que les champions nationaux.
Et la répartition de la charge relève plus souvent de choix économiques, voire politiques ou diplomatiques, que de savoir-faire industriels ou de niveau technologique.
Soutien et mutualisation des parcs
Une bonne coopération ne doit pas s’arrêter à la livraison des équipements à leurs utilisateurs car les effets d’échelle sont également potentiellement générateurs d’économies substantielles sur les questions de maintien en condition opérationnelle.
- Une solution toujours économique consiste à mutualiser les parcs : elle repose en général sur une structure unique de temps de paix regroupant les acteurs du projet, qui a pour mission de mettre à la disposition de chacun d’eux les capacités dont ils ont besoin pour leurs engagements opérationnels dans une logique de « réservoir de capacités ».
Ce type de structure a plusieurs intérêts :
- Les équipements sont regroupés sur un site unique permettant de réduire les besoins en infrastructure ;
- Les contrats de MCO sont mutualisés, avec des économies sur les pièces détachées, les rechanges ou l’outillage ;
- Le fait de partager les parcs permet de réduire leur dimensionnement initial ;
- La disponibilité des équipements est globalement meilleure…
Vers une utilisation elle aussi mutualisée ?…
Concernant l’utilisation des équipements acquis par voie de coopération, l’avantage principal est celui d’une interopérabilité native. Mais il n’est sans doute pas le seul.
Car l’idée d’aller plus loin dans la mutualisation est évidemment tentante. Pourquoi ne pas imaginer des capacités opérées en commun sur les théâtres d’opérations ? Pourquoi ne pas accepter des dépendances mutuelles (capacité opérée par un acteur au profit d’un autre) ?…
On se heurte alors à des questions de liberté d’action qui sont à analyser non plus au regard des bénéfices économiques à tirer d’une coopération industrielle, mais en fonction du niveau de souveraineté qu’on souhaite préserver suivant les situations d’emploi…
Cette éventuelle extension du périmètre des coopérations aux questions d’emploi en opérations relève en fait d’un niveau d’ambition tout autre : elle ne pourra être raisonnablement envisagée que lorsque d’autres questions beaucoup plus politiques auront été réglées. C’est dans le cadre d’une armée européenne, constituée de citoyens européens et commandée par une
autorité politique européenne, qu’un véritable emploi mutualisé des capacités au sens large pourra seulement être envisagé… Ce point soulève une question beaucoup plus vaste que celle des programmes d’armement en coopération.
En synthèse
Les coopérations ont des vertus ; la première d’entre elles est de générer des économies. Il est donc légitime d’en faire désormais le mode préférentiel d’acquisition des capacités de nos armées.
Mais tout n’est pas si simple, raison pour laquelle elles ne sont pas généralisées dans les faits. Les difficultés, contraintes, impératifs et prérequis exposés ci-dessus l’illustrent bien.
Dans ce contexte délicat, la volonté politique est primordiale. Mais elle doit être relayée par les armées pour mettre en place les conditions favorables et éliminer les obstacles, ainsi que par les équipes industrielles qui doivent accepter des partenariats parfois délicats avec des concurrents.
Les acteurs étatiques et industriels doivent dans tous les cas se convaincre d’une réalité très simple : les coûts d’acquisition de certaines capacités « du haut du spectre » (avion de chasse, char de bataille, porte-avions…) sont devenus tels qu’ils ne sont plus à la portée des efforts financiers de chacun des États ; dans ce contexte, rester seul, c’est se condamner, pour les forces à renoncer à leurs besoins, pour l’industrie, à mourir faute de clients !…
GCA (2S) Alain BOUQUN
Texte tiré du dossier 24 du G2S « Europe et Défense »