Quel que sera le résultat territorial de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la fin de cette guerre provoquera inéluctablement une remise en question du périmètre de l’OTAN et du projet de construction européenne. Le GAR (2S) Jean-Philippe Wirth nous invite en conséquence à anticiper ce tournant plutôt que se voiler inconsidérément la réalité dérangeante à laquelle nous serons soudainement confrontés.
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Point n’est besoin d’être un grand analyste pour prévoir que, sauf cas improbable où la Russie parviendrait à reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire reconnu à l’Ukraine par la communauté internationale, la guerre actuelle s’achèvera tôt ou tard sur l’une des trois situations suivantes :
- S1 : L’Ukraine aura recouvré la pleine souveraineté de son territoire, Crimée incluse. Cette situation correspond à une victoire pleine et entière de ses capacités de résistance à l’invasion, puis de reconquête des régions envahies par la Russie, qui aura dès lors totalement perdu cette guerre.
- S2 : La Russie sera parvenue à conserver le bénéfice de l’annexion de la seule Crimée. Le bilan de son « opération militaire spéciale » sera alors limité à la préservation de la situation issue de celle de 2014, moyennant un retour fortement perdant à l’est, qui l’aura ramenée sur la frontière orientale de l’Ukraine.
- S3 : L’annexion des territoires que la Russie sera parvenue à occuper, deviendra pérenne. Après un arrêt des hostilités sur une ligne de démarcation stabilisée, l’Ukraine aura alors perdu la Crimée, le Donbass et son débouché sur la mer d’Azov, voire peut-être la région d’Odessa et son accès à la mer Noire.
Quelle que soit la situation qui prévaudra, celle-ci emportera des conséquences majeures sur la défense du continent européen et donc sur l’évolution du périmètre de l’OTAN d’une part, et sur la redéfinition du projet de construction européenne d’autre part.
L’évolution du périmètre de l’OTAN
Dans les trois cas, l’Ukraine qui n’aura dû sa survie qu’au courage de son peuple et au soutien actif du camp occidental, éprouvera le besoin impérieux de garantir sa sécurité pour refonder son avenir.
Pour l’Occident il sera très difficile de lui en offrir l’assurance sans l’arrimer solidement et solidairement au camp qu’elle a délibérément choisi de rejoindre. Ses pays voisins d’Europe centrale y trouveront aussi un véritable intérêt stratégique pour étayer leur propre sécurité.
Quel que puisse être le degré d’hostilité persistante de la Russie, quelle autre formule qu’une adhésion à l’OTAN, ou un partenariat fortement engageant avec l’Alliance Atlantique, pourra dès lors fournir à l’Ukraine en pleine reconstruction, la protection efficace dont elle aura besoin pour contrer la menace lourde et durable qui pèsera sur tout son flanc oriental et méridional ?
De surcroît, l’engagement prépondérant des États-Unis pour soutenir son combat contre la Russie, conduira naturellement l’Ukraine à pérenniser avec ceux-ci la relation d’assistance, de reconnaissance et de dépendance qui sera issue de l’éprouvant conflit qu’elle aura enduré.
Dans la première situation (S1), la Russie vaincue ne sera guère plus en état de s’opposer à une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN qu’elle ne l’aura fait pour la Finlande, qui est aussi sa voisine.
Dans la deuxième situation (S2), il pourrait en être de même, la Crimée devenant au sud une enclave russe consolidée dont l’isolement pourrait se comparer à celui de Kaliningrad au nord.
Dans la troisième situation (S3), la partition durable du territoire ukrainien requerra de mettre en place une « défense de l’avant » au plus près du nouveau rideau de fer destiné à prévenir toute reprise des hostilités.
L’évolution de droit ou de fait du périmètre de l’OTAN venant à englober l’Ukraine, aura pour effet géographique de cerner la Biélorussie au nord, à l’ouest et au sud. Cette position de saillant exposé sur trois façades à l’influence occidentale, ne pourra conséquemment que fragiliser davantage la situation intérieure de ce pays qui nourrit des aspirations démocratiques étouffées par son régime politique pro-russe.
Dans tous les cas, force est d’admettre que le niveau d’organisation et de puissance militaires requis pour assurer la défense permanente de l’Ukraine, garantir l’inviolabilité de sa frontière avec la Russie, et préserver une paix armée durable à l’est du continent européen, dépassera pour longtemps celui dont disposera réellement l’Union européenne.
Outre l’exigence d’avoir des frontières stabilisées qui sera assortie à l’intégration de l’Ukraine en son sein, et quelle que soit l’ambition stratégique que l’UE puisse nourrir dans le domaine pourtant vital de la défense des nations qui la constituent, il est patent qu’après la guerre, elle ne pourra pas offrir à l’Ukraine une assurance-vie suffisante. Seule l’OTAN sera en mesure de le faire dans le calendrier contraignant que les risques de résurgences conflictuelles imposeront de prendre en compte.
La redéfinition du projet de construction européenne
Pour pouvoir se réaliser concrètement, tout projet a besoin d’être cadré par une définition qui doit servir de référence à sa construction en décrivant son contenu et en fixant ses limites, ce qui n’a pourtant jamais été précisé clairement depuis l’enclenchement du processus de développement de l’Union européenne.
En actant la bascule de l’Ukraine à l’Ouest, la fin de la guerre tracera une limite orientale objective et durablement indépassable à l’espace géographique du projet de construction européenne, alors même que celui-ci ne se projetait pas forcément aussi loin vers l’Est avant l’éclatement du conflit.
En l’occurrence, l’histoire va imposer ses contraintes à la géographie d’un projet qui avait bien failli s’étendre inconsidérément jusqu’à la Turquie par manque d’une vision suffisamment élaborée de l’état final qu’il visait. Il est en tous cas patent que l’élargissement continuel de l’UE vers l’Est se trouvera borné par le nouveau « rideau de fer » et qu’il ne pourra pas se poursuivre jusqu’à l’Oural à un horizon prévisible.
Tout comme il était manifestement impensable de fermer la porte de l’Union européenne à l’Ukraine au début de la guerre, il sera impossible de revenir à la fin de la guerre sur la quasi-promesse d’admission dans l’UE qu’elle a obtenue à cette occasion tragique. Le calendrier du processus de son adhésion conditionnera fortement celui de sa reconstruction, tout autant que l’importance de l’aide économique prodiguée.
Déjà fragilisé par les nombreuses évolutions qu’il a connues depuis la période de l’UE à 12 pays membres, l’équilibre de fond du projet actuel de celle-ci se trouve donc dès à présent remis en question par ce fait nouveau majeur qui est le retour d’une véritable guerre sur le continent européen. À sa façon brutale et indéniable, cet évènement en accentue et en révèle des lacunes et des faiblesses qui le fragilisent.
Sans plus attendre qu’elles se développent, les conséquences que ce phénomène non anticipé emporte, apparaissent déjà suffisamment lourdes pour nécessiter que soit entreprise une révision substantielle du projet de construction de l’UE, ne serait-ce que pour répondre aux quelques considérations suivantes dont l’énumération ne se veut pas exhaustive.
Dès lors que l’Ukraine la rejoindra, l’Union européenne ne pourra pas faire plus longtemps l’économie de régler le sort des Balkans qui ― outre leur corruption endémique et leur histoire perturbée ― restent toujours une zone dangereusement instable et insuffisamment sécurisée au milieu du continent, après plusieurs générations d’affrontements ethniques non foncièrement résolus.
Là comme ailleurs, sans doute faudra-t-il remettre en cause sans tabou le concept d’État
multiethnique dont la promotion sous l’influence anglo-saxonne ne produit pas de résultats pacificateurs véritablement probants. En témoignent ― sur le continent européen comme sur d’autres ― de trop nombreux séparatismes qui s’avèrent irréductibles dans les faits du temps long.
Le déplacement prononcé vers l’Est du centre de gravité de l’UE ainsi à nouveau élargie dans des proportions considérables, ne restera pas sans impact sur le maintien de sa cohésion interne, tant la rupture d’équilibre entre le monde latin, le monde slave, et le monde germanique profitera tout naturellement à ce dernier.
De facto le rôle de l’Allemagne deviendra fortement prépondérant, bien qu’elle ne détienne pas toutes les facultés pour l’exercer, tant aux yeux de ses partenaires européens qu’à ceux d’une frange importante de sa propre population. Dès lors, c’est la gouvernance de l’UE qui s’en trouvera inéluctablement altérée.
Dans la configuration que l’intégration de l’Ukraine à l’UE conduit à envisager, le développement cohérent d’une communauté qui rassemblera plus d’une trentaine de pays européens ne pourra plus se concevoir ni se conduire sur le mode dont l’Union s’est dotée historiquement, et dont ses élargissements successifs ont déjà accusé les inadéquations pénalisantes, voire paralysantes.
À la nouvelle échelle à considérer, le risque d’une dilution naturelle du projet européen dans une formule de convention minimaliste qui le viderait d’une partie de sa substance, devra être soigneusement mis en regard de celui d’une implosion résultant des profondes dissensions internes liées aux irrédentismes nationaux et à l’absence d’une véritable culture commune.
Dès lors, sans faire abstraction d’acquis majeurs comme ceux de la zone euro, ne peut pas être exclue l’éventualité d’une articulation ― voire d’une partition ― géographique ou économique de cette UE élargie, en sous-ensembles plus cohérents regroupant un nombre limité de pays liés par une ambition commune.
En définitive c’est sans doute la pression mondiale sur l’Europe et le sentiment d’appartenance à la même civilisation qui pourront atténuer progressivement les différences foncières logées dans l’âme des peuples implantés de longue date sur le continent européen. Pour la construction européenne, que vient télescoper le fait nouveau de la guerre en Ukraine, la chance de survivre à celle-ci passe donc sans doute par une remise en cause lucide de la définition de son projet.