jeudi 14 novembre 2024

Billet d’humeur d’un jeune lieutenant sorti de l’ESM : « La faillite des généraux »

En 2007, le Lieutenant-colonel Paul Wingling, de l’US Army, écrivait dans la revue officielle de l’armée américaine un article intitulé « la faillite des généraux ». Cet article remarquable prouve tout d’abord l’énorme liberté d’expression de l’armée américaine, où chacun est le bienvenu pour débattre et faire avancer les choses sans craindre, si l’esprit est respecté, de quelconques répercutions sur sa carrière. Si le titre de cet article fait référence à des problèmes parfois spécifiques à l’armée américaine, il est néanmoins tout à fait approprié à la situation dont vous faites état.

La pensée dans l’armée Française est, je le déplore, un arbre à beaucoup de branches mais bien peu de fruits. Que l’on s’écarte trop de la norme, et l’on est condamné, comme Galula, à s’exiler pour faire progresser ceux qui le veulent vraiment avant de se faire redécouvrir 60 ans après par ses compatriotes (qui, au lieu d’avoir l’humilité de se taire, viennent même s’en vanter). Sorti il y a peu de Saint-Cyr, j’y ai été, comme tous mes camarades, déçu, et même choqué par la pauvreté de l’enseignement académique qui y est dispensé. Des cours disparates sur des matières sans unité réelle, on ne tire que très peu d’apport culturel (sauf pour la filière RIS qui vient de disparaître…), et la capacité de réflexion des jeunes officiers s’en trouve d’autant plus diminuée. Si bien qu’il existe un véritable fossé de connaissances (dont les frontières s’écartent au rythme croissant des fautes d’orthographes sur chaque diaporama Power Point, outil si réducteur de la pensée…), entre officiers subalternes et officiers supérieurs. J’entends souvent les colonels fraichement diplômés, ou les généraux plus anciens dire : « à l’Ecole de Guerre, je me suis refait une culture ». Il est malheureux de constater que de cette culture on ne tire que bien peu d’ouverture d’esprit, et je déplore chaque jour que nos chefs n’aient pas saisi (ou l’aient feint) l’évolution de la société du pays qu’ils servent.

Car la qualité fondamentale de l’officier, celle qui fait de lui l’homme capable de s’adapter aux changements de paramètres sociétaux pour obtenir les meilleurs résultats, c’est bien l’ouverture d’esprit.

En effet, comme on nous le répète sans cesse « le cœur du métier, c’est l’homme ». Mais avez-vous compris qui est l’homme d’aujourd’hui ? Non. Nos chefs ont manqué l’élément essentiel qui est au centre de notre société : la communication. Elle est, que l’on s’en réjouisse ou non, maîtresse de tout.

Elle est celle qui contraint le politique méfiant qui ne voit en l’armée qu’une économie de dépense publique dont personne ne se soucie. Elle est celle qui explique au citoyen et le saisit de sorte que le politique ne peut plus considérer la défense que comme une variable d’ajustement budgétaire. Elle est celle qui attire le jeune en manque de repère vers une vie hors norme.

Mais cela, nos chefs ne l’ont pas vu, ou n’ont pas voulu le voir.

Trop enfermés dans le culte pervers d’une obéissance aveugle (« réfléchir, c’est commencer à désobéir »), nos chefs ont laissé la loyauté se faire docilité. La défiance du politique envers les armées n’est pas nouvelle. Face à cela l’on pouvait très bien, et c’est même une nécessité, se battre avec leurs propres armes. Cela ne veut pas dire désobéir, mais contraindre le politique à n’utiliser la défense que pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle coûte. Mais cela peut signifier des esclandres. Des démissions. Des vagues dont on a horreur dans notre institution. Bref, cela signifie du courage.

Et si l’on ne veut pas en arriver à ces extrêmes-là, auxquels on arrivera j’en suis convaincu, si l’on ne voulait pas en arriver à cette « civilianisation » des tâches « non guerrières » que vous décrivez, il fallait être clairvoyant. Il fallait être ouvert d’esprit. Il fallait comprendre que pour réhabiliter l’armée dans l’inconscient collectif il faut mettre des uniformes français à la télé, au cinéma, partout, et donc commencer par lever l’énorme montagne administrative qui bloque la coopération « militaro-audiovisuelle ». Dois-je rappeler qu’il existe au Pentagone un département entier consacré aux relations entre l’armée et Hollywood ? Comment, si l’on comprend le rôle clé de la communication, laisser des généraux de tous bords se succéder tous les 2 ans à la tête du SIRPA ? Pourquoi ne pas lancer un appel d’offre aux officiers supérieurs, d’un mandat de 5 ans ou plus à la tête de la communication de l’armée de Terre, avec un master 2 à HEC pendant l’Ecole de Guerre, pour un officier motivé par cette perspective, qui pourrait s’y consacrer pleinement au lieu d’attendre son commandement en essayant de comprendre un système qu’il quittera dès lors qu’il le maîtrisera ?

Mais par communication, j’entends aussi les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux et internet au sens large ont un impact bien différent que celui de ce seul pauvre « caporal stratégique » qui nous fera perdre la guerre parce qu’il a filmé un dommage collatéral. Internet, c’est le choix. Le choix est un changement fondamental entre la jeunesse d’aujourd’hui et la jeunesse d’il y a encore 15 ans. Les jeunes, il y a encore 15 ans, lorsqu’ils n’étaient pas totalement satisfaits, restaient « faute de mieux ». Aujourd’hui, ils « cliquent », « chattent », « twittent », et vont signer ailleurs. Pourquoi ? Parce qu’on n’a pas compris comment évolue la société. Ou qu’on s’est borné à la voir telle qu’on voudrait qu’elle soit. Nous n’avons pas d’impact sur le produit de départ mais une obligation de qualité sur le produit d’arrivée. En d’autres termes, plus vite on comprend et on accepte à qui on a affaire, mieux on sera capable de le modeler pour faire de lui un soldat, un combattant, et pas un contractuel au rabais qui vient valider les statistiques. L’image joue aujourd’hui un rôle crucial. Le jeune soldat veut pouvoir rentrer chez lui en étant fier de ce qu’il fait. Vigipirate, par exemple, doit être vu comme une opération de communication gratuite où le jeune soldat est fier d’arborer un faciès de soldat du XXIe siècle qui attire les questions de ses congénères qui lui portent ainsi une vraie considération ! Mais comment voulez-vous qu’il soit fier quand on lui interdit de porter le drapeau français à l’intérieur des frontières (même les Allemands ont un drapeau cousu sur l’épaule !) ? Comment voulez-vous qu’il soit fier quand l’équipement qu’on lui fournit est proprement honteux (je vous renvoie au RETEX du 2e REP sur le Mali stipulant que les seuls équipements ayant résisté à un mandat de 4 mois sont les équipements achetés personnellement) ? Comment voulez-vous qu’il soit fier qu’en 4 mois de mandat il ait dû voler les chaussures d’un insurgé qu’il a tué parce que celles qu’on lui donne sont mortes (alors que 2 paires tempérées, une paire été, une paire hiver par combattant déjà payées et livrées sont retenues à Mourmelon sous le libellé « stock guerre ») ? Comment voulez-vous qu’il soit fier quand on n’arrive pas à lui acheminer d’eau mais qu’on lui envoie un hélicoptère plein de rasoirs jetables parce qu’un officier supérieur a vu des photos de soldats non rasés ? Comment voulez-vous qu’il soit fier quand il n’est plus payé ?

Le jeune qui vient s’engager vient pour beaucoup de raisons diverses, mais nul ne s’épanouit dans un travail qu’il n’aime pas. La différence, c’est qu’aujourd’hui on ne fait plus contre mauvaise fortune bon cœur. Si on ne nous propose pas mieux, on va voir ailleurs.

L’armée de Terre a manqué sa professionnalisation. Nous allons commencer à le voir à partir de maintenant, car elle se maintenait jusque-là par la compétence d’anciens qui, par la force des choses, se font de plus en plus rares. Car l’avènement du « taux d’attrition », véritable saint-patron de nos armées et première préoccupation réelle des unités, a engendré un virage démagogique dont l’armée de terre ne pourra que difficilement se remettre. Tous les moyens sont bons désormais pour garder les jeunes, qu’ils correspondent ou non à l’emploi à honorer, pourvu que les chiffres soient respectés. Mais cela est complètement contre-productif : trop dorloté (je ne parle pas ici des violences physiques qui n’avaient plus leur place chez nous), le jeune engagé est très vite déçu par la vie en compagnie où il s’ennuie – en partie aussi parce que leurs supérieurs sont accaparés par des tâches administratives qui ne devraient pas être dans leurs prérogatives, et ne re-signent pas. Il en résulte une perte croissante des compétences qui ne va que s’aggraver à mesure que le vivier de « vieux soldats » s’épuise. Et comment maintenir un niveau de compétence suffisant quand on doit former sans cesse des nouveaux qui partiront 5 ans après ? Et ceux qui restent ne sont pas assez endurcis moralement pour supporter les vicissitudes de la vie militaire.

La première chose qu’il fallait changer lors de la professionnalisation, c’était l’état d’esprit. Mettre un terme à « un beau soldat c’est déjà la moitié d’un bon soldat ». On confond encore dans cette armée l’entretien de la tenue avec le culte de l’apparence. On confond rigueur et rigorisme. Et les contacts croissants avec les armées étrangères en sont à chaque fois une nouvelle démonstration. Une journée avec une section anglaise suffit. Sport le matin : les Anglais arrivent tous dans une tenue différentes mais dans laquelle ils sont à l’aise pour tirer le meilleur parti de leur séance, les Français arrivent tous dans la même tenue, la moitié s’arrache les cuisses, certains ont trop froid, etc… Tir l’après-midi : les Anglais s’entraînent avec le matériel avec lequel ils combattent, pas nous. Parcours naturel : on a fait les fiers le matin en sport en débardeur alors qu’il gèle, les Anglais n’ont rien dit et arrivent maintenant tous en treillis rangers T-shirt et vont casser la glace de l’étang. Soir : nettoyage armement, le Français n’a pas le droit d’écouter de musique, doit rester trempé à gratter son Famas avec des ustensiles fournis inadaptés pendant que l’Anglais est en civil et se détend en nettoyant son arme, comme un soldat professionnel qui nettoie son outil de travail. Car à la fin de la journée, son arme est propre, il a travaillé ses performances physiques, la manipulation de son équipement de combat, et sa rusticité. Le Français a montré qu’il ne réfléchit pas, et qu’il n’est pas meilleur. Sauf que le soir, le Français va sur internet se chercher un autre emploi.

La mentalité des chefs n’a pas changé, ils sont toujours fiers de « faire des miracles avec rien ». On peut être fier d’être capable de continuer en situation difficile quand on n’a plus rien, on ne peut accepter de devoir faire tout avec rien. Et c’est bien là le problème. Le rôle des généraux, c’est de défendre leur armée auprès (contre) des politiques. Mais comment voulez-vous le faire quand ils sont à ce point déconnectés ?

Nous allons payer très cher leur manque de pragmatisme. Il y a de l’autre côté de la Manche un pays qui connaît les mêmes difficultés financières que nous. Un pays où les officiers sont extrêmement loyaux, mais qui ont choisi de dire « non » lorsqu’on leur demande d’honorer un théâtre sur lequel ils ne peuvent pas agir de manière professionnelle, afin de mettre les politiques en face de leurs responsabilités. Dans 10 ans, l’armée anglaise aura gardé ses savoir-faire techniques et tactiques qu’elle aura continué à entretenir à moindre échelle, et elle sera dotée de 2 porte-aéronefs de classe Queen Elizabeth. Dans 10 ans, je ne donne pas cher de notre armée qui est d’ores et déjà, en hommes comme en matériels, moins nombreuse que l’armée Suisse.

Lieutenant « Arène »

Réaction à l’article du Général Bentégeat paru dans la presse

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