jeudi 6 février 2025

Choc des puissances et guerres systémiques

En 2004, Bertrand Badie publiait en France L’impuissance de la puissance. Il avançait la thèse de la caducité de la force. Le jeu des relations sociales devait se substituer aux stratégies d’exclusion des États dominants, les opprimés d’hier s’apprêtant à réinventer le monde. À l’appui de sa démonstration, il notait l’émergence de nouveaux acteurs et les succès des faibles contre les forts, dont pâtissaient alors les Américains en Irak.

Seulement, ce que le digne professeur de Sciences-po a pris pour un renversement de paradigme ne relevait que d’un changement de contexte. La multipolarisation consécutive à l’affaiblissement américain n’a pas remis en cause les politiques d’accroissement de puissance. Elle leur a au contraire donné un nouvel élan. Les stratégies se sont adaptées à ce nouvel environnement, privilégiant les approches indirectes couvertes, inspirées des principes de la guerre subversive, au détriment de la coercition frontale.

Dès les années 1990, deux officiers supérieurs chinois ont annoncé l’âge de la « guerre hors limites », les grands États choisissant de s’affronter dans les sphères commerciales, financières, culturelles, informationnelles, psychologiques etc. plutôt que militaires lorsqu’ils le pouvaient. Dès lors, le développement des opérations de guerre non militaires enterrait la distinction classique entre la guerre et la paix.

Jamais, la rivalité entre États n’a été aussi vive que de nos jours, intégrant des sphères nouvelles et réorganisant les relations internationales sur la base des politiques d’accroissement de puissance et de la guerre systémique. Ces termes doivent être définis en amont de toute réflexion.

Nous reprendrons ici la définition de la puissance que nous avons proposée dans Les nouveaux visages de la guerre (VA éditions, 2021) : « relation multiforme et synergétique, la puissance est, tenant compte de la nécessité, l’effet de la projection dans le temps d’une volonté raisonnée sur l’environnement humain, politique, économique, géographique et culturel. Le jeu des puissances se fait à somme nulle, car il est une relation comparative. Par ailleurs, le champ des activités humaines s’élargissant, une puissance qui ne progresse pas régresse mécaniquement. C’est pourquoi la puissance ne peut être pensée en dehors des conditions de son accroissement, donc d’un cadre concurrentiel au mieux, conflictuel au pire, stratégique dans tous les cas. »

La guerre systémique est l’expression de cet état relationnel. Dans le premier Cahier de la guerre économique (EGE, 2020), Christian Harbulot, insiste sur son aspect économique : « La guerre économique systémique est un mode de domination qui évite de recourir à l’usage de la puissance militaire pour imposer une suprématie durable. Il ne s’agit plus de soumettre l’autre par la force mais de le rendre dépendant par la technologie. À la volonté guerrière des anciens empires se substitue désormais une forme de duplicité des nouveaux conquérants qui instrumentalisent la morale afin de masquer la finalité de leur stratégie. »

Sans déserter le champ militaire, ce serait un contresens que de le croire, la guerre s’est étendue à l’ensemble des sphères de l’activité humaine, y compris les moins évidentes ou les plus insoupçonnables. La mondialisation a entraîné la guerre globale. La tribune que nous offre Theatrum Belli permettra de développer l’approche conceptuelle des guerres systémiques et du choc des puissances et de décrypter ses manifestations historiques ou contemporaines. Non institutionnelles, ces chroniques bénéficieront d’une totale liberté prospective. Leur ambition est de contribuer, à leur échelle, à approfondir une question cruciale qui engage l’avenir même de notre démocratie et de notre pays.

Raphaël Chauvancy

Raphaël CHAUVANCY
Raphaël CHAUVANCY
Raphaël CHAUVANCY est officier supérieur des Troupes de marine. Il est en charge du module "d’intelligence stratégique" de l'École de Guerre Économique (EGE) à Paris. Chercheur associé au CR 451, consacré à la guerre de l’information, et à la chaire Réseaux & innovations de l’université de Versailles – Saint-Quentin, il concentre ses travaux sur les problématiques stratégiques et les nouvelles conflictualités. Il est notamment l'auteur de "Former des cadres pour la guerre économique", "Quand la France était la première puissance du monde" et, dernièrement, "Les nouveaux visages de la guerre" (prix de la Plume et l’Epée). Il s’exprime ici en tant que chercheur et à titre personnel. Il a rejoint l'équipe de THEATRUM BELLI en avril 2021.
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