Reconnaissons que la guerre est vraiment à nos frontières et qu’elle contraint, sans doute à nouveau, à une réflexion sur l’Islam de France.
La guerre est effectivement de retour
Le Conseil de sécurité des Nations unies a voté le 24 septembre, une résolution pour empêcher le financement, le recrutement et les déplacements des djihadistes. Selon les experts, 15 000 combattants étrangers venus de plus de 80 pays ont rejoint ces dernières années les organisations extrémistes en Irak et en Syrie. Comme le rappelle le Monde du 24 septembre, « la France est bel et bien impliquée dans une guerre contre le groupe djihadiste qui s’est autoproclamé « Etat islamique » (EI) ». Les termes façonnent l’approche stratégique des gouvernants et des armées. Choisir daech ou Etat islamique n’a pas la même portée.
Le même jour, un otage français enlevé le 21septembre a été exécuté en Algérie et a suscité une légitime indignation. Cependant aller dans une zone dangereuse, même accompagné, n’est-ce pas non plus le symbole d’une France bien insouciante ? Je peux comprendre la volonté de ne pas insister sur cet aspect de la prise d’otage pour préserver la famille. Or, chaque individu est concerné lorsque l’Etat entre en guerre. La vigilance individuelle est désormais de rigueur et chacun d’entre nous doit faire preuve de responsabilité.
Pourtant les signes annonciateurs étaient présents de longue date. L’appel aux actes d’agression individuels lancé par Al-Qaïda il y a quelques années a fait son chemin comme ont montré les assassinats d’un soldat britannique en mai 2013 en pleine rue et de trois soldats français à Toulouse par le salafiste Mérah. Cette semaine, c’était le projet avorté de la décapitation par des djihadistes de personnes prises au hasard en Australie. Le 22 septembre, le porte-parole du groupe terroriste EI a exhorté dans un message publié en plusieurs langues à tuer « en particulier les méchants et sales Français ». « Si vous ne pouvez pas trouver d’engin explosif ou de munition, alors isolez le Français infidèle. Ecrasez-lui la tête à coups de pierre, tuez-le avec un couteau, renversez-le avec votre voiture, jetez-le dans le vide, étouffez-le ou empoisonnez-le », (Cf. Le Monde du 23 septembre 2014).
Avec cet assassinat d’Hervé Gourdel, parce qu’il était français, et ces menaces, sans doute que les Français ont abandonné quelque illusion sur un monde plus fraternel et pacifié.
La représentation de l’Islam en France est-elle correcte ?
En effet, le relativisme français sur les religions – on respecte, sinon soutient les religions minoritaires et on ignore, sinon relègue la religion majoritaire au nom d’une laïcité sélective – a conduit à la montée en puissance de l’Islam en France. Cependant, la question a-t-elle été posée correctement ?
Il n’y a pas si longtemps les médias revendiquaient la place de l’Islam comme seconde religion de France, sans chiffres, uniquement sur des estimations difficilement « sourçables » puisque ce type de statistiques est interdit en France. Aujourd’hui, il est plutôt évoqué l’Islam de France, sans préciser qu’une grande partie des musulmans n’est pas de nationalité française et donc n’ont pas une grande légitimité, encore moins de légalité, à critiquer la politique étrangère de la France.
La perception de l’Islam par les Français est négative. En novembre 2012, un sondage IFOP, publié par Le Figaro montraient que 43 % des personnes interrogées considéraient que la présence des musulmans en France représentait « plutôt une menace » pour l’identité du pays, 43% se prononçaient contre la construction de mosquées et 63% étaient opposés au port du foulard islamique dans la rue. Le Monde du 22 mars 2013 publiait un sondage CSA réalisé du 6 au 12 décembre 2012 : 55 % des personnes interrogées considéraient qu’il « ne faut pas faciliter l’exercice du culte musulman en France ».
Cependant, que sait-on de la pratique religieuse réelle des Français musulmans ? Ne sont-ils pas aussi laïques que les autres Français ? En fréquentant plusieurs, je n’ai pas eu le sentiment d’une grande croyance. La vision de l’Islam en France pourrait être bien biaisée par cet amalgame dangereux en raison d’une approche trop peu scientifique des chiffres et sans doute des convictions personnelles, presque idéologiques.
De fait, dans une tribune parue dans le Monde du 14 octobre 2011, la démographe Michèle Tribalat me semble résumer la situation : « Pour réduire les inquiétudes que suscite l’islam, les discours tenus par les « élites » naviguent entre le désir de relativiser son importance et celui de l’installer dans le paysage français. C’est pourquoi l’islam est souvent présenté comme faisant partie intégrante des racines et de l’histoire de la France ».
Des chiffres instrumentalisés
En effet, la valse des chiffres, tout aussi peu précis les uns que les autres, ne peut qu’entretenir des réflexions biaisées.
Comme base de départ, je citerai ce paragraphe extrait d’un article intitulé « La démocratie et la guerre » que j’ai publié en mai 2002 dans la revue Défense nationale : « Il est vrai que la position de la France comme premier État de l’Union européenne par l’importance de sa communauté musulmane et l’affirmation que les musulmans représentent la deuxième religion de France influent sur les comportements. Il faut cependant relativiser le poids de cette minorité évaluée certes à 5 millions, mais dont la moitié seulement est de nationalité française (le Monde du 5 octobre 2001), en comparaison avec les 44 millions de catholiques représentant 69% des Français (La Croix du 24 décembre 2001).
Rappelons aussi que 91 % des imams sont étrangers. Pourtant, la question n’est pas celle de l’islam, qui a le devoir de s’intégrer en France dans le cadre laïque de la République, mais celle de certaines de ses composantes qui s’opposent à la civilisation occidentale, certes identifiable à la religion chrétienne. Ce n’est cependant pas celle-ci qui est fauteuse de troubles et qui pratique un prosélytisme armé sinon agressif ».
Ces chiffres, certes produits à partir du croisement de plusieurs sondages, n’avaient pas de valeur scientifique, pas plus qu’aujourd’hui. Ils ont sans aucun doute changé mais la problématique reste la même. Ce qu’on appelle aujourd’hui facilement « islamophobie » pour culpabiliser les uns ou les autres est aggravé par le refus d’afficher la réalité par des études statistiques sérieuses, la confusion entretenue dans les discours et les médias entre Français de confession musulmane et étrangers de confession musulmane. Le « musulman » devenant une nationalité comme en Bosnie, avec le résultat que l’on connaît. Ce ne me semble pas acceptable aujourd’hui pour la paix intérieure.
De fait, il a été créé un Islam de France qui devient un acteur pas totalement légitime au sein de la société française d’autant qu’il est représenté par des représentants religieux d’autres Etats que ce soit l’Algérie, le Maroc, la Turquie pour les plus importants.
Cette représentation mêlant religion et immigration a été instrumentalisée par l’extrême droite ou les autres acteurs politiques, sinon musulmans eux-mêmes pour aider à l’expression de leur foi. Nul doute aussi que notre histoire a contribué à cette représentation, oubliant qu’être musulman ne veut pas dire être arabe… tout comme un Arabe n’est pas obligatoirement un musulman. Une grande partie des musulmans ne sont pas arabes mais nous sommes en confrontation depuis bien longtemps avec une partie du monde arabe, ce qu’il ne faut pas oublier.
J’ajouterai qu’à la différence des autres religions la visibilité de l’Islam dans l’espace public par le port du voile, y compris dans l’accompagnement des sorties scolaires, le port de la burqa étant presque contrôlée mais pas toujours, des tenues non occidentales pour les hommes, les revendications diverses au titre de l’exercice de la foi, les publicités lors des fêtes religieuses notamment du ramadan n’ont certainement pas facilité leur acceptation par la majorité des citoyens vivant dans un Etat qui se dit laïque.
Ainsi, d’une part, l’aveuglement politique par le refus de statistiques qui auraient en partie dédiabolisé l’Islam, d’autre part des médias souvent complices par leur approximation ont conduit à une certaine forme d’incompréhension du phénomène musulman en France.
Que représenterait la communauté musulmane en France ?
Certes, la religion est du domaine de la sphère privée. Cependant, l’Islam en France pose la question du lien entre nationalité et religion, lien qui pourrait avoir tout son intérêt par exemple pour un vote ouvert à tous lors d’élections locales. Or, sans sources officielles puisque les statistiques de ce type sont interdites, les médias donnent les chiffres les plus divers depuis 2001 et ont sans aucun doute contribué à une mauvaise appréciation de la réalité de l’islam. J’en reprendrai quelques-uns à travers la lecture du Monde accompagnés de quelques éléments de réflexion :
- Le 15 avril 2003, le Monde fait référence lors des premières élections du Conseil français du culte musulman (CFCM) à 4 à 5 millions de musulmans de France.
- Dans le Monde du 9 juillet 2003, Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, évoquait « 4 ou 5 millions de musulmans ».
- Le Monde du 5 septembre 2009 spécifiait qu’environ la moitié des 3 à 4 millions de personnes de culture musulmane vivant en France étaient françaises.
- Le Monde du 17 mars 2011 cite l’INED et les 2,1 millions de « musulmans déclarés », de 18 à 50 ans. Les chercheurs soulignent que les musulmans se démarquent par une religiosité encore plus forte comparée à la majorité des autres groupes religieux.
- Dans le Monde du 14 octobre 2011, la démographe Michèle Tribalat se réfère à 4 millions en 2008, soit 6,4 % de la population, essentiellement d’origine immigrée en s’appuyant sur une estimation de l’INED-Insee. Cette étude établissait en particulier que, parmi les jeunes adultes, un peu plus d’un jeune sur dix était musulman et que la sécularisation reculait parmi les plus jeunes, 13 % seulement se déclarant sans religion en 2008.
- Dans le Monde du 14 octobre 2011, Christophe Guilluy, géographe, évoquait 6 millions de musulmans.
- Le Monde du 10 juillet 2013 annonçait 3,5 millions de musulmans de France dont un tiers ne pratiquerait pas le ramadan.
- Le Monde du 14 décembre 2013 évoquait 4,5 millions de musulmans, dont seulement un tiers vont régulièrement à la mosquée.
- Le Monde du 24 juillet 2014 évoque 4 à 5 millions de musulmans.
- Enfin, le Monde du 28 septembre 2014 annonce 5 millions de musulmans ( !).
Cette représentation inexacte de la réalité de l’Islam en France, accumulant amalgames et imprécisions est dangereuse, d’autant que, dans une étude de 2013, l’INED (Cf. INED, 2013, Sécularisation ou regain religieux : la religiosité des immigrés et de leurs descendants) évalue le nombre des musulmans entre « 4,3 millions de musulmans et 3,98 millions » sans distinguer pourtant Français et immigrés, soit une estimation de 4,1 millions de musulmans.
De fait, cet amalgame est sans aucun doute une cause du malaise. Etre musulman signifierait être d’abord d’une origine immigrée ! Elle souligne cependant que, pour 33% des musulmans, la religion est un fondement de leur identité contre 7% des catholiques. Comment s’étonner qu’une partie des Français regarde avec suspicion la communauté musulmane. Cependant, cela signifie aussi que, pour 67% des musulmans, ce n’est pas le cas.
La confusion règne donc et laisse perplexe. D’abord l’absence de statistiques entretient le doute sur le nombre réel de musulmans et donc sur leur influence sur la société. Les chiffres ne sont que des estimations variant depuis 13 ans entre 3 et 5 millions, variant selon les années, se réduisant, augmentant. Ils confondent ressortissants et non ressortissants en entretenant un amalgame malsain.
Enfin, les informations disséminées montrent que la laïcité, certes refusée par l’islam, existerait dans la communauté française de confession musulmane. Or, cette dimension est ignorée. De fait, la massification des musulmans en France entretient le malaise sur la loyauté des uns et des autres. Il est temps que l’Etat montre la réalité par des études sérieuses et publiques, surtout dans cette longue guerre contre les djihadistes.
Finalement, l’engagement des Français de confession musulmane contre l’extrémisme religieux est-il suffisant ?
Sur l’engagement contre les djihadistes, il apparaît bien que tous les musulmans sont bien loin de tous les condamner. Le grand rassemblement du vendredi 26 septembre de quelques milliers de participants à la mosquée de Paris est peu représentatif des quatre ou cinq millions de musulmans vivant en France. La condamnation de l’assassinat d’Hervé Gourdel n’est pas réellement au rendez-vous. La campagne des Britanniques musulmans lancée le 10 septembre contre les crimes de l’Etat islamique est beaucoup plus significative et le succès a été au rendez-vous.
Or, une partie des musulmans de France évoque l’inutilité de montrer leur soutien, « se disant exaspérés d’être sommés de se démarquer après chaque assassinat commis par des djihadistes ». Cependant, dès lors que l’identité religieuse prime sur l’identité nationale, affirmer une condamnation du djihadisme devient une nécessité, n’en déplaise à ceux qui ont signé la tribune intitulée « La culpabilité présumée des musulmans » dans le Monde du 28 septembre. Cet affichage « public » devient nécessaire.
Un dernier point serait celui des convertis, sujet bien ignoré. Comment expliquer que ces convertis aient si mal compris l’islam en France qu’ils en deviennent des djihadistes ? Qui en est responsable, hormis – peut-être mais ce n’est pas sûr – la société occidentale et ses conditions socio-culturelles ?
Pour conclure, la question qui pourrait préoccuper la sécurité nationale serait celle de la loyauté des armées. Olivier Roy, interviewé toujours dans le Monde de ce dimanche 28 septembre 2014, déclare que les armées comprendraient 15% de Français musulmans sans citer ses sources, les statistiques étant là aussi pourtant interdites.
Affirmons que leur loyauté envers les principes républicains n’a pas été démentie. L’Armée est effectivement aujourd’hui l’une des matrices principales de l’adhésion aux valeurs de la communauté nationale grâce à cette fraternité d’armes.
Cependant, j’ajouterai, « Et, si toi, mon Ami civil de confession musulmane, tu t’engages avec moi contre l’obscurantisme djihadiste où qu’il soit, en suivant les principes de notre France républicaine et laïque, nous gagnerons cette guerre pour le plus grand bien de notre communauté nationale ».