On vient de le lire, l’état du monde d’un point de vue géostratégique est de nature à susciter des inquiétudes. On pourrait se contenter de le déplorer. Le GCA (2S) Alain BOUQUIN propose pour sa part de s’en inspirer et de s’en servir pour bâtir l’armée française de demain.
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À quels cas d’emploi souhaite-t-on se préparer quand on parle de haute intensité ? Cette question doit être investiguée, car dans telles ou telles situations, potentiellement très diverses, il faudra plus de bateaux, plus d’avions ou plus de chars… Il est évidemment impossible de répondre précisément à ces questions capacitaires si on se contente de raisonner la haute intensité de manière strictement générique… Il est donc indispensable de confronter la réflexion à des cas concrets.
La seule méthode qui permette d’appréhender de façon plus opératoire ces problématiques est celle qui consiste à se donner des scénarii illustratifs et à les étudier pour en tirer des enseignements de tous ordres. On peut en imaginer de nombreux dans le contexte international actuel : faire face à une invasion des Pays baltes par la Russie, intervenir massivement en Libye, aider la Grèce à faire face à une agression Turque, participer au sein d’une coalition à une action en mer de Chine pour y rétablir le droit international… En première approche, une dizaine de scénarios devraient permettre de couvrir un ensemble de cas assez représentatif des défis géostratégiques du moment.
La première vertu des scénarii, c’est le dimensionnement. Chaque cas étudié va montrer des limites capacitaires, indiquer des volumes d’équipements majeurs nécessaires, donner une idée des pertes et des consommations, permettre de construire le soutien adapté…
En pratique le travail sur un scénario est donc un exercice qui doit être conduit dans une logique de fins et de moyens :
- Voilà ce que je voudrais être capable de faire sur le terrain : quels sont les effets que je souhaite pouvoir obtenir sur mon adversaire et sur mon environnement ?
- Et voilà ce dont j’aurais besoin pour y parvenir : quels effectifs, équipements, consommables, logistique, savoir-faire, compétences.
Un autre avantage des scénarios c’est la possibilité d’utiliser la simulation opérationnelle (les « jeux de guerre ») pour en jouer les différentes phases, et les rejouer dans des configurations différentes. Cela autorise des travaux comparatifs, des choix d’options, entre le souhaitable et le raisonnable…
La simulation est basée sur des modèles mathématiques particulièrement bien adaptés aux combats de haute intensité : calcul de l’attrition, sanction des mauvais choix tactiques, suivi des engagements sur un terrain numérisé… À défaut d’offrir un réalisme total, elle apporte une forme d’objectivité appréciable quand il s’agit de comparer des solutions…
Enfin, les scénarios ont une vertu éducative forte : penser à un engagement difficile, y travailler, s’y préparer, c’est le rendre crédible, c’est se familiariser avec les exigences qu’il porte. Le scénario permet de sensibiliser.
C’est en étudiant les uns après les autres ces scénarii, probablement au sein d’une équipe dédiée, agrégeant des experts ou chercheurs civils, dans une cellule de planification opérationnelle interarmées, qu’on va finement identifier les défis qu’ils posent, les contraintes de format et de modèles qu’ils génèrent, les impératifs capacitaires qui les sous-tendent… C’est le moyen de se réapproprier une culture de la haute intensité qui peut aujourd’hui faire défaut.
La réflexion que les armées souhaitent conduire sur les conflits de haute intensité peut donc être utilement accompagnée par un travail de prospective opérationnelle, lequel doit impérativement être adossé à une série de scénarii d’emploi variés, crédibles et illustratifs de la situation internationale.
Il reste à savoir si les chefs militaires parviendront à dépasser les réticences des autorités politiques : elles craignent en général que ce genre d’exercice ne débouche sur des besoins opérationnels et capacitaires jugés exorbitants, qu’elles ne pourraient pas cautionner car elles refuseraient de les financer.