La dune devant moi doit bien faire soixante pieds de haut. Entre les herbes pointues qui la couvrent, un sentier étroit, abrupt et sinueux conduit de la plage au sommet. L’ordre est clair : un pas, un jodan mae geri [1]. À pleine puissance. Jusqu’en haut. Les premiers s’élancent, le senseï [2] en tête et les sempaï [3] aussitôt derrière. Jeune kuraï [4], j’observe la scène depuis la plage en attendant que la file démarre devant moi. L’ascension ne paraît pas entamer la vigueur des frappes ni la sincérité des kiaï [5] de mes aînés. La file s’ébranle. J’embraye. Sae ! Le sable meuble et la forte pente gênent tout de suite mon équilibre. Je fais attention, je mets la gomme. Vingt pas, vingt coups comme si chacun était le dernier. Puis les cuisses chauffent, la congestion arrive… je ne suis même pas à mi-chemin. Sae ! Sae ! Le pied monte de moins en moins haut, les coups ralentissent et chaque mouvement devient douloureux… même mes kiaï perdent en intensité. Tenir. Plus que quelques mètres. Envoyer tout ce qui reste ! Je termine en relevant le niveau mais je ne suis pas content de moi. Mes aînés, sans la vigueur de la jeunesse, ont comme coupé ce makiwara [6] d’un mouvement fluide et régulier ; mon sabre, insuffisamment forgé, s’est brisé sur sa cible.
À la lumière de cette anecdote, l’expression « forger le corps » prend tout son sens. Elle n’est pas anodine. On sent bien qu’elle invite, à l’image du forgeron pour le sabre, à faire de son corps une arme affûtée, à la fois souple et robuste, endurante à l’effort et résistante aux chocs, au prix d’un travail long et pénible mais patient et déterminé : l’entraînement. Soit. C’est une première intuition, finalement assez évidente. Mais souvenons-nous que la sagesse populaire choisit rarement ses mots au hasard. Faisons-lui confiance et allons puiser à l’injonction « forgez » toutes les clés qu’elle recèle, en comprenant la voie du forgeron pour mieux enrichir notre pratique martiale.
La technique de la forge, sans cesse stimulée par les guerres des hommes et vieille de plus de sept mille ans, a été élevée sur presque tous les continents à un haut degré d’aboutissement. Au Japon, trois facteurs ont justifié un développement plus extrême encore qu’ailleurs : d’abord la médiocre qualité du minerais, en comparaison des gisements occidentaux par exemple, qui a obligé à un travail de forge plus poussé par compensation ; ensuite l’importance accordée aux armes blanches, et au sabre en particulier, en raison d’un code de l’honneur qui a longtemps fait mépriser les armes à feux ; enfin l’introduction du zen dès le XIIe siècle, combiné ensuite à l’enfermement sur lui-même de l’archipel nippon pendant deux siècles et demi, qui a permis l’élévation de chaque artisanat en art et d’art en voie, la quête de perfection devenant en soi un but supérieur encore à la seule satisfaction des besoins de la guerre.
Pour ces trois raisons : matière première pauvre, nécessité d’obtenir des armes d’une qualité supérieure et engagement total, corps et âme, des forgerons japonais dans leur ouvrage, l’étude de leur technique nous éclaire sur le chemin des arts martiaux en nous montrant comment, même avec des prédispositions limitées, nous pouvons nous forger un corps digne des meilleures lames. Observons les quatre étapes qui jalonnent l’œuvre du forgeron : la création d’un alliage robuste, sa purification et sa consolidation, sa mise en forme et son unification, enfin sa finition.

La création d’un alliage robuste
Le forgeron commence par changer le fer en acier pour gagner en robustesse. En faisant fondre le sable ferrugineux sur des charbons ardents, il mêle aux atomes de fer ceux du carbone dans une proportion soigneusement étudiée : de l’ordre de 0,45% pour un acier souple, utile au cœur de la lame (shigane) pour qu’elle ne se brise pas, jusqu’à 0,95% pour un acier plus dur, requis sur l’extérieur de la lame (hagane) pour qu’elle ne se laisse pas entamer par les chocs.
Comme les caractéristiques de l’alliage déterminent sa vocation, de même chacun d’entre nous est constitué d’un « alliage » qui va jouer sur notre transformation au feu de la pratique martiale. Cet alliage est le produit de qui nous sommes physiquement et mentalement, de nos forces et de nos faiblesses, de nos expériences et de nos projets. Un individu naturellement fort et qui n’a jamais été mis en danger pourrait bien être dépassé par un être chétif, marqué dès sa jeunesse par sa vulnérabilité et qui se lance sur la voie des arts martiaux avec une détermination inébranlable. Harumitsu HIDA [7], à l’origine malingre et fragile mais conscient de ses faiblesses, a décidé d’étudier l’anatomie profonde pour renforcer sa constitution et, au bout d’années de pratique d’exercices quotidiens centrés sur le tanden [8], a soudain développé des facultés sidérantes au point de défaire en combat toutes sortes de lutteurs, sumotori compris, lui qui n’avait jamais été un budoka [9].
Prendre conscience de notre « alliage » éclaire notre engagement sur la voie des arts martiaux, en nous faisant voir sous un jour nouveau les différents aspects de notre pratique pour mieux les ajuster à nos besoins. Cette prise de conscience suppose introspection et méditation. On sent bien ici comme le corps et l’esprit sont indissociables, même si « forger le corps » et « forger l’esprit » seront abordés successivement par souci d’organisation thématique. Sur le plan physique, tenir compte de notre alliage revient à identifier nos potentiels à exploiter et nos lacunes à gommer selon toutes les dimensions corporelles : masse, agilité, endurance, vivacité, dextérité… un alliage éclairé dans toutes ses particularités est prêt à être travaillé. Ainsi le maître voit-il son disciple avec clairvoyance et le guide-t-il selon ses besoins. Ainsi pouvons-nous chercher à mieux nous connaître pour décupler l’effet de notre entraînement.
Enfin, le souffle de la forge et celui de l’homme sont comparables dans leurs effets. C’est par le truchement du premier que se réalise l’amalgame du fer et du carbone ; c’est en maîtrisant le sien propre que l’homme en vient à énergiser son corps et dynamiser ses mouvements. La maîtrise du souffle, lent et profond, conditionne l’action efficace.
La purification du corps et sa consolidation
Le forgeron s’attelle ensuite à débarrasser son alliage de toutes les impuretés qu’il contient. Il le chauffe à la température idoine, le frappe, sans relâche, jusqu’à l’avoir aplati en une longue bande qu’il replie sur elle-même avant de recommencer à la frapper, l’aplatir, la plier, etc. Au prix de longues journées d’un labeur harassant, il transforme un alliage grossier en acier raffiné, épuré de toute scorie et structuré en milliers de couches ultrafines – dont l’épaisseur, pour les meilleures lames, est d’ordre moléculaire – ce qui confère aux katanas leur extrême solidité.
Pour nous il s’agit aussi, avant même de renforcer notre corps par des exercices musculaires, de le débarrasser des scories qui en fragilisent la structure et ne permettraient pas un développement harmonieux, voire favoriseraient la blessure à l’entraînement. Ces scories : tensions musculaires et articulaires, petites contractures, défaut d’élasticité de certains muscles, sang et tissus pollués par une mauvaise hygiène de vie et une alimentation malsaine.
Purifier le corps de ces scories est un préalable qui décuplera ensuite les effets de l’entraînement. On lit dans Le guerrier pacifique que le jeune Daniel Millman, pourtant champion du monde de gymnastique, doit revoir complètement son mode de préparation lorsqu’il est repris en main par le vieux Socrate, qui commence par le faire jeûner une bonne semaine, supprime la viande de son alimentation, l’oblige à manger plus lentement, puis entame avec lui une remise à zéro des tensions corporelles par le biais d’automassages en profondeur : muscles, tendons et ligaments, jusqu’aux os… deux heures pour la seule zone des pieds ! Mais à la clé, une disponibilité corporelle régénérée, à la manière d’un chat dont les fibres musculaires, complètement relâchées (on peut y presser le doigt sans rencontrer de durcissement), sont immédiatement prêtes à l’action [10]. Olivier Lafay, dans sa méthode très étudiée de musculation naturelle, recommande la pratique des « 35 étirements » pour rééquilibrer le corps avant de le muscler [11].
La consolidation peut ensuite commencer. À l’image de la lame du katana construite en millefeuilles, le renforcement du corps passe par la répétition patiente, dans la durée, d’exercices progressifs qui finissent par porter leurs fruits. L’irrégularité, faussement compensée par un surcroît d’effort au moment de la reprise, traumatise et risque de blesser plus qu’elle ne fait progresser. La constance du budoka doit s’inspirer de celle du forgeron !

La mise en forme et l’unification
Une fois l’alliage à maturité, le forgeron lui donne la forme du sabre. Il prend soin d’envelopper le cœur flexible du revêtement durci puis, par une succession de réchauffements et de refroidissements contrôlés, il donne au sabre l’unité qui lui confère sa robustesse définitive.
Cette double action du forgeron est là-encore riche d’enseignements pour la pratique martiale et de toute action en général. C’est surtout après avoir purifié et renforcé le corps que l’apprentissage d’une forme peut commencer efficacement. Dans les écoles martiales et plus largement dans les clubs sportifs, les débuts de saison sont très axés sur le « foncier » : le développement des capacités aérobies et anaérobies, la préparation physique générale précèdent généralement la reprise du travail technique. On objectera que la pratique des techniques spécifiques sert elle aussi à développer le foncier, par exemple en répétant des katas de nombreuses fois à un rythme enlevé : c’est vrai, mais d’une façon si orientée, du fait même que ces techniques sont spécifiques, que cela ne saurait totalement évincer un travail préalable plus général et équilibré.
Enfin la série de réchauffements successifs du métal, à une température si élevée qu’il ne semble plus métal mais lumière, est comparable à la montée en intensité dans la pratique des techniques martiales. Kihon en karatedo, Uchi komi en judo… pour être assimilés, les bons gestes ont besoin d’être pratiqués à la « juste température », c’est-à-dire en ayant dépassé les stades froids et tièdes des premières répétitions : au tout début, le stade éphémère de la découverte ; tout de suite après, celui nécessaire de la correction du geste ; très vite ensuite, celui de la lassitude où nous sommes tentés d’arrêter en nous disant : « c’est bon, j’y suis arrivé » ou « j’ai fait le tour de cette technique ». Mais que l’on persiste et vient le stade de la juste température. Le métal devient lumière : l’esprit s’éclaire car il n’est plus obscurci par les pensées parasites. L’esprit oublie le geste, que le corps désormais maîtrise, il s’élève et embrasse tout l’environnement. On enchaîne alors les mouvements sans plus penser au temps qui passe, avec une énergie englobante et croissante. Comme le forgeron réalise l’unité du sabre, la pratique « à juste température » réalise l’unité du corps et de l’esprit.

La finition
Le forgeron parachève son œuvre en polissant et en affûtant la lame. L’effort physique est moindre que dans les premières phases mais il sublime le résultat final.
Le roman biographique de Sergueï Ivanov [12] nous montre comment le jeune Sergueï, qui vient de passer dix années à s’entraîner auprès du maître Seraphim dans un monastère au nord de la Russie, et dont le niveau a déjà dépassé, sans qu’il le sache, celui de tous les maîtres et adversaires qu’il a rencontrés jusqu’ici, voit soudain son entraînement changer de cap. Loin des exercices exténuants qu’il a connus, il doit maintenant parer des attaques à une lenteur telle que l’œil en saisit à peine le mouvement. Croyant d’abord qu’il ne se passe rien, il est révolté par cet exercice qui lui semble une perte de temps, mais Sergueï, en comprenant finalement ce qui arrive, se prête au jeu de son maître et finit par déceler en lui-même des micro tensions résiduelles, d’infimes déséquilibres, qu’il corrige l’un après l’autre dans l’extrême lenteur du mouvement. Puis au fil des mois, le rythme des gestes accélère. Au bout de deux ans, les mouvements de Seraphim et de Sergueï sont si rapides, tout en étant parfaitement relâchés, que l’œil ne les saisit plus.
Le budoka n’a jamais fini d’affûter son corps ni de polir ses techniques. « Animal perfectible », disait de l’homme Rousseau, il est toujours en chemin, jamais arrivé, hormis à l’heure de rendre l’âme. C’est peut-être là, finalement, une différence utile à retenir entre le sabre et lui : tandis que le premier reçoit du forgeron une perfection figée, puis ne peut que s’user en servant, l’homme au contraire voit son corps s’émousser lorsqu’il reste oisif et s’aiguiser chaque fois qu’il s’en sert. L’homme est un sabre en devenir. La vie est sa forge… et il est, à lui-même, le forgeron.
Matthieu DEBAS
- Jodan mae geri (terme japonais utilisé en karaté) : coup de pied frontal niveau tête.
- Senseï : maître.
- Sempaï : disciples les plus anciens et aguerris.
- Kuraï : nouvel élève.
- Kiaï : littéralement « harmonisation des énergies » rendue perceptible par un cri profond et puissant libéré au cœur de l’action.
- Makiwara : cible de paille compacte utilisée pour s’exercer à couper au sabre, ou pour durcir ses extrémités en karaté. C’est par métaphore qu’il désigne ici l’épreuve à surmonter.
- Plus d’information sur http://www.tokitsuryu.com/la-methode-hida/.
- Tanden : centre de gravité du corps, environ 2,5 cm sous le nombril.
- Budoka : adepte des arts martiaux.
- Dan Millman, Le guerrier pacifique (Thônex : Vivez Soleil, 1985).
- Olivier Lafay, Méthode de musculation, 110 exercices sans matériel (Paris : Amphora, 2004), p. 114-117.