lundi 17 février 2025

Janvier 1945 – La crise de Strasbourg : un cas d’école de la défense des intérêts nationaux dans le cadre d’une coalition

Il y a 80 ans, en janvier 1945, la grave crise de Strasbourg entre le chef du Gouvernement provisoire de la République française, le général de Gaulle, et le commandant en chef interallié, Eisenhower, peu rappelée et un peu tombée dans l’oubli, illustre néanmoins parfaitement ce que peut-être une crise de commandement – et comment on la règle – lorsque les intérêts nationaux de la nation-hôte sont en jeu. De quoi s’agit-il ?

* * *

Strasbourg avait été libérée le 23 novembre 1944 par l’incroyable raid blindé dans lequel Leclerc avait lancé sa division, la 2e DB, depuis les débouchées des cols du nord des Vosges. La capitale alsacienne se trouvait ainsi dans la zone d’action de la 7e armée US, commandée par le général Patch.

Au sud, le général de Lattre contenait la poche de Colmar qui s’était formée début décembre, le pont de neuf Brisach sur le Rhin n’ayant pu être atteint par la Première Armée.

Le 16 décembre, à la surprise générale, la Wehrmacht lance une offensive désespérée dans les Ardennes, en vue, après avoir franchi la Meuse belge, d’exploiter vers Anvers et de couper les flux logistiques alliés de théâtre.

L’alerte avait été chaude, mais, dans les premiers jours de janvier, la crise était surmontée, au prix cependant d’un grave étirement du dispositif de la 7e Armée US : engagée en direction de la Sarre, la 3e Armée US du général Patton avait dû effectuer une conversion générale vers le nord, pour réduire le saillant allemand centré sur Bastogne. Ce faisant, Patch avait été contraint d’allonger son dispositif vers l’ouest, en relevant les unités de Patton : Patch avait été obligé de faire roquer trois corps d’armée depuis leurs positions alsaciennes et lorraines jusqu’au nord du Luxembourg. Son dispositif, en avait été rendu que plus fragile.

Quant à la France, outre qu’elle engage la Première Armée de De Lattre, qui venait de conquérir la haute–Alsace, elle jouait, vis-à-vis des Alliés, le rôle de nation-hôte. Depuis les ports normands et ceux de la façade méditerranéenne, toutes les infrastructures routières et ferrées nationales avaient été mises par le Gouvernement, à la disposition des Alliés pour l’acheminement de leurs flux logistiques vers les bases logistiques déployées en arrière des zones d’engagement[1].

 

Strasbourg, point focal de la crise

Cet étirement du dispositif américain en Basse Alsace n’avait pas échappé au commandement allemand. Si bien que, le 1er janvier, les Allemands passent à l’attaque depuis Bergzabern au nord de Wissembourg, en direction du Sud et en direction de Gambsheim, depuis la rive droite du Rhin. Il s’agit de l’opération Nordwind, conçue et planifiée en moins de huit jours.

Le commandement allié est une nouvelle fois surpris, et, alors que tous les efforts de Patton visent à réduire le saillant allemand de Bastogne, Eisenhower ne dispose plus d’aucune réserve pour alimenter la bataille qui s’annonce dans l’extrême-nord de l’Alsace, dans la zone d’action de Patch. Aussi, il ordonne à Devers, commandant le 6e groupe d’armée, d’évacuer le nord de l’Alsace et d’aligner le dispositif de Patch sur la crête des Vosges du Nord. De Lattre en est informé. Immédiatement, celui-ci exprime son désaccord, même s’il est bien forcé d’obéir, en expliquant à Devers la portée morale d’une telle décision, l’évacuation de Strasbourg, libérée un mois auparavant. De Lattre rend compte sans attendre à De Gaulle.

En effet, cette décision revient à élargir la poche de Colmar en y incluant la zone Haguenau – Strasbourg – Obernai – Nord de Sélestat. La quasi-totalité du département du Bas Rhin se trouve ainsi menacée d’évacuation.

De Gaulle s’emporte, fulmine et tempête en indiquant à Eisenhower, qu’en tant que chef du gouvernement français, il s’oppose formellement à cette décision, même si elle peut répondre à une logique tactique. Dans ces conditions, mis devant le fait accompli, De Gaulle fait savoir à Eisenhower qu’il lui retire le commandement de la Première Armée, et qu’il ordonne à de Lattre de prendre à se charge la défense de Strasbourg, menacée d’évacuation, sous la pression de Nordwind.

Eisenhower réplique en indiquant à Devers de ne plus avoir à soutenir la Première Armée logistiquement, ce à quoi De Gaulle réagit en menaçant Eisenhower de se trouver devant l’interdiction d’utilisation des réseaux nationaux routiers et ferrés français pour assurer la logistique des grandes unités alliées.

Le 2 janvier, la crise de commandement atteint son paroxysme, la mésentente politico-militaire franco-alliée ayant pris une dimension inouïe et étant sans solution. Le général Juin, chef d’état-major de la défense nationale se rend bien compte que les deux logiques, opérationnelle d’Eisenhower et politique de De Gaulle, sont incompatibles et que, seul, un accord politique serait de nature à les rapprocher. Roosevelt étant trop loin, il prend sur lui d’appeler Churchill en le priant de venir co-présider (avec De Gaulle) une réunion au sommet à Trianon Palace, siège du SHAEF (l’état-major d’Eisenhower).

La réunion est tendue, électrique même. De Gaulle ne desserre pas les dents et n’ouvre pas la bouche. Churchill plaide pour la sauvegarde de Strasbourg et, in fine, Eisenhower accepte de bonne grâce que la Première Armée prenne à sa charge la défense de Strasbourg. De Lattre désigne la 3e DIA (division d’infanterie algérienne) du général Guillaume pour venir relever les unités américaines à Strasbourg et la 1re DFL (division française libre) pour contenir l’offensive allemande de Nordwind à hauteur de Gambsheim et Haguenau. Juin désigne la 10e DI (division d’infanterie), première grande unité FFI qui achève de se constituer à Paris pour relever la 3e DIA dans les Vosges[2].

 

Suites et enseignements

À la suite de cet accord politico-militaire, de Lattre a pu redéployer la Première Armée jusque dans le nord de l’Alsace. Dès le 4 janvier, les unités américaines étaient relevées sur position par la 3e DIA et la DFL. Les combats qui s’y déroulèrent pour empêcher un débouché allemand depuis la forêt d’Haguenau en direction de Strasbourg furent particulièrement difficiles, compte tenu du rapport de forces défavorable dans lequel se trouvaient les Français, les Allemands jetant toutes leurs réserves dans une bataille conduite avec l’énergie du désespoir.

Dans un deuxième temps, la Wehrmacht double son action du nord par un franchissement du Rhin à hauteur de Gambsheim pour prendre en écharpe la défense française. Et enfin, responsable de la poche de Colmar, Himmler, de sa propre initiative, lance une attaque mal coordonnée avec celle du nord, le long du Rhin, entre Rhin et Ill. Aucune de ces trois actions ne parvient à se coordonner avec les autres. 

Finalement, les Allemands sont contenus et Strasbourg, ni aucun de ses faubourgs et même Brumath ne seront jamais réinvestis par les Allemands, même si la capitale alsacienne demeure sous le canon allemand jusqu’à ce que la première Armée, ayant franchi le Rhin, puisse se déployer en plaine de Bade, courant avril. La conséquence majeure de cette opération en aura été un alignement de la Première Armée le long du Rhin, une fois la poche de Colmar résorbée. Cette situation était d’un intérêt stratégique majeur, car elle offrait au commandant de la Première Armée, la possibilité de conquérir le Palatinat du Sud (région Landau – Spire) et de disposer ainsi de bases de départ solides pour un franchissement du Rhin, au lieu de se trouver cantonné en une stérile « garde au Rhin » sur la rive gauche française.

Il s’agissait donc du prologue indispensable de l’épopée Rhin et Danube, mais en janvier et même février, personne ne pouvait encore l’imaginer.

Plus globalement, au sein de toute coalition, une crise de commandement ayant pour cause immédiate une opposition fondamentale entre des intérêts militaires de nature opérationnelle (tactique ou stratégique) et des intérêts nationaux relevant le plus souvent du domaine de l’irrationnel est souvent inévitable. Avec celle provoquée par l’affaire de Stuttgart (la capitale du Wurtemberg ayant été occupée en avril 1945 par une division française alors qu’elle se trouvait en zone américaine), la crise de Strasbourg est emblématique de cette opposition politico-militaire.

Sauf à désigner une autorité militaire en charge de la préservation des intérêts nationaux, ce type de crise ne peut trouver de solution que par un arbitrage politique (raison de la présence de Churchill au Trianon Palace), ce qu’avait parfaitement saisi Juin.

C’est la raison pour laquelle, depuis la participation française aux opérations de l’OTAN dans les Balkans à la fin du siècle dernier, un général français, occupant des fonctions élevées au sein de l’état-major multinational (l’OTAN) exerce simultanément les fonctions de représentant de la France (RepFrance), ayant en charge la préservation des intérêts nationaux. À ce titre, il dispose d’une Instruction personnelle et secrète (IPS) signée du chef d’état-major des armées.

Ceci montre à l’évidence que les enseignements de crises passées, même vieux de plusieurs décennies, méritent toujours d’être tirés et exploités.


NOTES :

  1. À titre d’exemple, en ce qui concerne la Première Armée, sa base logistique, la base 901, se trouvait déployée dans la région autour de Dijon, lorsqu’elle était engagée dans les Vosges et en Alsace.
  2. Constituée des trois régiments traditionnels de Paris reconstitués, 5e RI, 24e RI et 46e RI, la 10e DI compte également dans ses rangs la Brigade Alsace-Lorraine d’André Malraux, alias colonel Berger.

Colonel (ER) Claude FRANC
Colonel (ER) Claude FRANC
Saint-cyrien de la promotion maréchal de Turenne (1973-1975) et breveté de la 102e promotion de l’École Supérieure de Guerre, le colonel Franc a publié une dizaine d’ouvrages depuis 2012 portant sur les analyses stratégiques des conflits modernes, ainsi que nombre d’articles dans différents médias. Il est référent "Histoire" du Cercle Maréchal Foch (l’ancien "G2S", association des officiers généraux en 2e section de l'armée de Terre) et membre du comité de rédaction de la Revue Défense Nationale (RDN). Il a rejoint la rédaction de THEATRUM BELLI en février 2023.
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