La crédibilité de notre défense repose en premier lieu sur son chef, le Président de la République. À travers deux exemples, le colonel (ER) Claude Franc nous rappelle combien le caractère d’un homme seul face au pire peut être déterminant.
En matière de dissuasion, tout se joue dans la tête de l’adversaire potentiel que l’on cherche à dissuader, qu’il s’agisse de dissuasion nucléaire, ou non. L’enjeu consiste en effet, à convaincre cet adversaire potentiel, comme d’ailleurs tout adversaire, qu’il soit identifié ou non, de la détermination du décideur politique à mettre ses menaces à exécution. Comme il s’agit d’une démarche qui relève essentiellement du domaine psychologique, la clé du succès de cette attitude stratégique réside dans la crédibilité du dissuadant vis-à-vis du dissuadé. Sa détermination ne doit pas pouvoir être mis en doute.
À travers deux exemples, choisis avant l’avènement de la capacité nucléaire dans le jeu stratégique des grandes puissances, ceux de Clemenceau en France en 1917 et de Churchill au Royaume-Uni avant la Seconde Guerre mondiale et au début de celle-ci, il est possible de constater que cette dimension de crédibilité de la détermination du dirigeant a toujours été de mise sur l’échiquier international, notamment en temps de crise ou de guerre. À ce sujet, la dissuasion n’a rien apporté de nouveau.
Clemenceau : « Je fais la guerre ! »
En novembre 1917, victime tant de sa faiblesse que de son incapacité flagrante à juguler le délabrement délétère de la situation intérieure, le gouvernement Painlevé s’effondre au bout de quelques semaines d’exercice et Poincaré se résout à faire appel à son « ennemi intime » pour mettre sur pied un gouvernement de guerre apte à la diriger, Georges Clemenceau, personnage craint et d’un autoritarisme connu. Pendant de la situation intérieure, le contexte extérieur n’est guère plus brillant : la défection russe, l’invasion de la Roumanie dont l’entrée en guerre a été conduite en dépit du bon sens, le désastre sur le front italien, l’inaction et la désorganisation manifeste de l’armée d’Orient font que tous les barrages avancés dont l’Entente disposait sur le plan stratégique pour retenir l’armée allemande loin du front occidental ont tous sauté les uns après les autres. D’où la lancinante question des effectifs qui hante à juste titre Pétain qui se rend compte que le rapport de forces a basculé en faveur des puissances centrales et qu’il ne pourra se trouver rétabli que lorsque l’effort américain sera en mesure de porter ses fruits, soit, pas avant le second semestre 1918. D’ici cette échéance, il lui faut tenir.
C’est dans ce contexte que Clemenceau prononce à l’occasion de son discours d’investiture, à la Chambre, ces mots célèbres : « Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c’est tout un. Politique intérieure, je fais la guerre ; politique extérieure, je fais toujours la guerre. Je fais toujours la guerre… La Russie nous trahit, je continue de faire la guerre. La malheureuse Roumanie est obligée de capituler, je continue de faire la guerre, et je continuerai jusqu’au dernier quart d’heure ».
Personne ne peut douter de sa détermination.
Dans le cabinet que forme Clemenceau, il s’attribue le portefeuille de la Guerre et s’installe rue Saint-Dominique avec la ferme intention d’y exercer l’intégralité de ses prérogatives, sans pour autant empiéter sur le domaine de la conduite des
opérations, qu’il sait relever du commandement.
Les relations entre la rue Saint-Dominique et le Grand quartier général (GQG) se mettent donc en place et s’établissent, sinon sous le signe de la confiance réciproque absolue, au moins sous celui de la bonne entente.
Comme en cette fin de l’année 1917, la priorité gouvernementale ne réside pas dans les questions militaires, mais bien plutôt sur le « front de l’intérieur » sur lequel se concentre Clemenceau : poursuite des menées défaitistes, règlement des grèves, arrestation des traîtres et des espions (affaires Almeyrada et Bolo[1]), procès en cours (Mata Hari). Clemenceau agit dans ce domaine avec une vigueur inaccoutumée : il fait inculper Caillaux avant de le faire traduire en Haute-Cour, lance un profond et vaste mouvement préfectoral et renouvelle les directeurs des grandes administrations et les titulaires des ambassades. Secondé par ses chefs de cabinet civil et militaire, Mandel et Mordacq, il remet en ordre la lourde machine du ministère de la Guerre. Surtout, même s’il respecte les formes, il cantonne le rôle du parlement à ses seules attributions législatives et exerce la plénitude de l’exécutif, au risque d’ailleurs de ne pas toujours tenir Poincaré informé ni de ses intentions, ni de ses actes.
Dans ce contexte, où les opérations sont au point mort, bien que Pétain s’attende à un vaste transfert de grandes unités allemandes du front russe sur le front occidental[2], et redoute une offensive d’envergure au printemps, le GQG n’a pas à souffrir de relations conflictuelles avec Paris et peut se concentrer sur l’achèvement de la réorganisation de l’armée française et la résolution de l’angoissante équation des effectifs. Facteur important, Pétain sait qu’il sera couvert par le gouvernement en cas d’empiètements parlementaires sur son action. La période de la « Dictature du Parlement[3] » et de ses comités secrets semble bien révolue.
C’est donc dans un pays fermement tenu en mains par le pouvoir exécutif, incarné par Clemenceau, au sein duquel tout esprit de défaitisme est immanquablement sanctionné, quelle que soit la position tenue (Caillaux, ancien président du Conseil croupira pendant des mois à la Santé) et où le commandement, tout en étant subordonné au pouvoir politique, conserve la responsabilité de la conduite des opérations, que va frapper la foudre de l’offensive allemande. C’est sans grande difficulté que Clemenceau, qui dispose en outre de la confiance des Alliés, parvient à imposer Foch pour coordonner, puis commander les armées alliées.
Que ce soit durant la phase défensive des opérations, qui ont atteint un grave niveau de crise lors de l’offensive allemande sur le Chemin des Dames, ou dans celle du retour offensif des Alliés, nul n’a jamais pu douter de la détermination du chef de gouvernement français, que ce soient les chefs militaires, les politiques ou les Alliés. C’est grâce à cette détermination, affichée autant qu’exercée, que la France a dû d’avoir pu surmonter une des plus graves crises de la guerre, avant de vaincre l’Allemagne, ce qui lui a donné, de façon éphémère certes, le premier rang en Europe.
Churchill, l’oracle avant d’être le vieux lion
Au Royaume-Uni, avant et au début de la Seconde Guerre mondiale, Churchill a agi dans un autre registre et dans un autre contexte que Clemenceau, mais le résultat en a été le même, nul ne pouvait mettre en doute sa détermination de se battre pour vaincre, ce qui a évité aux Britanniques de sombrer, à une époque où une froide analyse du rapport de forces avec le Reich ne penchait aucunement en faveur de Londres.
Dans les années d’avant-guerre, alors que la carrière politique de Churchill semblait terminée, il s’est imposé comme principal opposant à la politique d’apaisement conduite par Chamberlain à l’égard d’Hitler, laquelle a abouti à la capitulation de Munich. Avec son extraordinaire don oratoire, il se lance alors dans des discours prémonitoires, qui feront mouche. Après Munich, le 5 octobre 1938, c’est : « Le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre[4] ».
Alors que Chamberlain, soutenu par l’opinion publique britannique, annonçait fièrement : « Mes chers amis, pour une deuxième fois dans notre histoire, un Premier ministre britannique est revenu de l’Allemagne en rapportant la paix avec honneur. Je crois que c’est la paix pour notre époque. Nous vous remercions du fond de nos cœurs. Rentrez chez vous et dormez en paix ».
Churchill, contrairement aux hiérarques du parti tory (le parti conservateur), emmenés par Chamberlain, a toujours considéré que la venue d’Hitler au pouvoir en Allemagne avait bouleversé la scène internationale, tandis que les dignitaires du parti s’auto convainquent qu’une politique modérée à son égard permettrait de sauver la paix. Churchill, quant à lui, comme lors de Munich, entend jouer les Cassandre pour permettre le maintien de l’équilibre européen et encourager son pays à réarmer. Il dénonce dans le parti nazi « une explosion de férocité et d’esprit guerrier ».
Aussi, lorsque, de renoncement en renoncement, le Royaume-Uni et la France furent contraints de déclarer la guerre à l’Allemagne, tout naturellement, Churchill accéda au poste de ministre de la Marine avant, le 10 mai 1940, jour même du déclenchement de l’offensive allemande, de succéder à Chamberlain, totalement disqualifié.
C’est à cette occasion, qu’avec beaucoup de lucidité et de courage politique, il déclarera : « Je n’ai à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur ».
C’est avec ce sens de la formule qu’il parviendra à galvaniser le peuple britannique. Mais, il n’exerçait pas uniquement un ministère de la parole. Il raisonnait juste en termes de stratégie de la guerre. À peu près le seul à ce moment-là, il saisit que le succès de l’opération DYNAMO (le rembarquement du corps expéditionnaire britannique à Dunkerque) n’était pas dû à quelque miracle que ce soit, mais uniquement au fait que la RAF a toujours disposé de l’initiative dans l’espace aérien de cette opération. Il en tirera les conséquences qui s’imposaient : après la déroute française, il devra s’opposer à l’invasion des Îles britanniques par ses moyens aériens plus que par la Royal Navy. Il s’opposera dès lors à son engagement en France durant les combats du mois de juin.
Mais la partie n’était pas pour autant gagnée pour lui. Au mois de juillet, lorsque, fort habilement, Hitler fit des offres de paix alléchantes à Londres, Churchill se heurta à l’opposition sourde, mais efficace, de son ministre des Affaires étrangères, lord Halifax, partisan d’un retour à une politique d’apaisement par l’acceptation de ces offres de paix. Déjà, en mai, avant l’opération d’évacuation de Dunkerque, Halifax avait tenté de faire sortir l’Angleterre de la guerre par le biais d’une médiation italienne, encore neutre à cette date. L’affaire échoua lorsque Ciano, ministre italien des Affaires étrangères, avoua, sans grand sens politique à l’ambassadeur d’Angleterre que cette neutralité ne durerait pas.
Aux offres de paix d’Hitler, Churchill répondit par un grand discours : « Nous nous battrons en France. Nous nous battrons sur les mers et les océans. Nous nous battrons avec une confiance croissante et une force croissante dans les airs. Nous défendrons notre île, quel qu’en soit le prix. Nous nous battrons sur les plages. Nous nous battrons sur les terrains de débarquement. Nous nous battrons dans les champs, et dans les rues, nous nous battrons dans les montagnes. Nous ne nous rendrons jamais ! »
Churchill disposait alors d’une courte majorité au Comité de Guerre où il savait Halifax minoritaire. Finalement, en décembre 1940, profitant de la disparition subite de l’ambassadeur d’Angleterre à Washington, il y nomma lord Halifax, fonction que ce dernier ne pouvait refuser, en pleine guerre, et Eden accéda aux Affaires Étrangères, ce qui conforta définitivement la position de Churchill, dont la détermination affichée aux pires moments de la guerre, permit justement de les surmonter.
* * *
C’est ainsi que, aussi bien Guillaume II ou Ludendorff au cours de la Première Guerre mondiale, qu’Hitler dans la Seconde, comprirent très rapidement qu’ils avaient face à eux, un adversaire déterminé, Clemenceau dans un cas, Churchill dans l’autre, à se battre jusqu’à leurs dernières forces sans jamais accepter le moindre compromis. Dans les deux cas, leur détermination affichée rendit crédible chez leur adversaire l’idée qu’aucun arrangement ne serait jamais envisageable avec eux. Pour ce qui est de la dissuasion, encore une fois, qu’elle soit nucléaire ou non, la crédibilité à acquérir par le dissuadant est exactement de même nature que celle que ces hommes d’État avaient acquise par leur détermination.
Ironie de l’histoire, une fois la sérénité et le calme du temps de paix revenus après les tumultes de la guerre, Clemenceau comme Churchill se sont fait remercier par leurs électeurs et renvoyer à leurs chères études. Clemenceau n’a pas réussi à se faire élire à la présidence de la République par les grands électeurs qui lui ont préféré le falot Deschanel (celui-là même qui est tombé de son train en pyjama) et les conservateurs, donc Churchill, ont perdu les élections d’août 1945, les électeurs britanniques mettant en tête de leurs préoccupations la question sociale.
C’est tout le problème de la dissuasion : les véritables hommes d’État, déterminés et conscients que l’intérêt de la patrie passe avant toute considération n’apparaissent souvent qu’en temps de crise, alors que la dissuasion, elle, doit être permanente, aussi bien par mer calme que par gros temps ou par tempête.
Texte tiré du dossier 27 du G2S « Dissuader aujourd’hui ou comment prouver sa détermination »
NOTES :
- Agitateurs dont l’instruction de leurs procès a révélé le financement de leurs organes de presse par des officines allemandes.
- Le 15 décembre 1917, le gouvernement bolchévique a signé le calamiteux traité de Brest-Litovsk qui faisait sortir la Russie de la guerre, l’Allemagne n’ayant dès lors plus à combattre sur deux fronts, les fronts roumain et macédonien étant considérés comme des fronts secondaires.
- Nom donné par le LCL Charles Bugnet à l’année 1917 par opposition à la « dictature de Joffre » dénoncée par certains au temps où il semblait tout puissant et indéboulonnable.
- Selon certains historiens, cette phrase qui résume bien sa pensée n’aurait jamais été prononcée. Il s’agirait plutôt de la réécriture d’une phrase extraite d’une lettre à Lloyd George. Churchill, qui doit son ascension politique à cet ancien premier ministre, lui écrit juste avant la conférence : « J’ai l’impression que nous allons devoir choisir pendant les prochaines semaines entre la guerre et le déshonneur, et j’ai assez peu de doute sur l’issue de ce choix ».