Que ce soit à Madagascar, en Centre-Afrique ou au Sahel, la Russie mène à la France une guerre informationnelle, souvent avec succès. Pour répondre et contrer ce type d’actions, le GCA (2S) Henri Poncet invite les armées à s’investir encore plus dans ce domaine.
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Avec la mondialisation, Internet, les réseaux sociaux, l’image comme arme de destruction massive, le cyber, l’espace, la guerre est entrée dans sa troisième ère. Longtemps, ce fut la guerre entre les hommes, la rencontre entre des armées. Puis est venue la très courte période utopique du tout technologique, du « zéro mort » illustré par la première guerre du Golfe, parenthèse vite refermée avec l’échec américain en Somalie. Aujourd’hui nous voici dans les guerres hybrides et, parmi elles, celle des opinions, des esprits où l’image, par exemple, peut faire perdre ou gagner.
Les Israéliens en ont fait la douloureuse expérience lors de l’été 2006 au Liban contre le Hezbollah en perdant la guerre de l’information. Misant sur une légitimité historique considérée comme définitivement acquise, ils ont négligé celle du moment présent au point que le capital confiance de l’armée a été fortement entamé.
En Afghanistan, la bataille de l’information était gagnée en 2001 et s’annonçait perdue dès 2007, le libérateur étant devenu l’occupant.
On peut ainsi multiplier les exemples où, après les fleurs sous les roues des blindés et les petits drapeaux agités, viennent les temps du détournement, puis des injures et des jets de pierres avant la franche hostilité. Pour nos démocraties, il est en effet difficile de résister à l’épreuve du temps et à l’exigence de résultats rapides et définitifs. L’adversaire l’a parfaitement intégré en s’engageant dans des affrontements le plus souvent asymétriques, en imposant son propre cadre espace-temps. L’enlisement guette et le capital sympathie du départ s’évapore pour progressivement se retrouver dans le camp adverse. Et si ce n’est pas le capital sympathie, c’est le capital peur qui s’exerce sur les populations par la répétition de massacres localisés sans que leurs auteurs soient obligés de leur donner une dimension exceptionnelle.
Soft power, communication, stratégie d’influence, bataille informationnelle, actions psychologiques, propagande, médiatisation, manipulation : il est possible de poursuivre cette énumération, de chercher à y mettre un peu d’ordre pour s’interroger sur l’usage que peut en faire la force engagée sur un théâtre d’opération. Quel peut en être le fil directeur ? Dans quels domaines agir ?
Pour ne pas se perdre dans tous ces exemples précités, et pour rester dans un vocabulaire guerrier, nous nous en tiendrons au terme de « guerre informationnelle » afin d’évacuer toute dérive d’interprétation d’une communication classique. On ne justifie pas la présence d’une force étrangère armée dans un État avec une communication, au sens commun du terme, destinée à promouvoir l’excellence de tel ou tel véhicule tout terrain ou de telle ou telle boisson qui a « le goût du bonheur ».
La grande difficulté pour conduire la guerre informationnelle est d’accepter le principe qu’elle se conduit à la fois dans le monde réel et dans le monde virtuel. Si le monde réel est aisé à définir puisqu’il correspond à ce qui est avéré, vérifié, il en est tout autrement du monde virtuel que l’on peut résumer par possible, vraisemblable ou invraisemblable mais non vérifié, non prouvé. Or c’est cet espace virtuel de la bataille qui s’est déployé. Pour les armées, il peut se décliner selon quatre facteurs :
- La situation militaire avec des informations imprécises, déformées, incomplètes ;
- La course à l’information marquée par l’exigence de l’immédiateté du compte rendu, malheureusement incompatible avec les temps de l’analyse et du recul, de la recherche du vrai ;
- La culture des politiques qui n’acceptent pas l’idée de ne pas savoir tout et tout de suite ;
- La multiplication des Nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) qui échappent à toute maîtrise et tout contrôle, comme les fake news favorisant le doute et la rumeur qui deviennent vérité.
D’ores et déjà, il apparaît que la guerre informationnelle est du niveau de la stratégie et ne se conduit pas au niveau du théâtre selon la nième annexe de l’ordre d’opération. Toutefois, elle nécessite de conduire simultanément plusieurs batailles qui peuvent se décliner jusqu’au niveau local : les batailles de la légitimité, de la posture, de la preuve.
La légitimité ne va pas de soi, qu’elle soit actée par une résolution de l’ONU, le droit international ou la notion de guerre juste face, par exemple, à des massacres de très grande ampleur comme un génocide. Elle doit être construite, entretenue, renforcée sans cesse. Elle n’est jamais définitivement acquise et doit se gagner à trois niveaux :
- Au niveau national de sa propre opinion publique, afin que l’action militaire ne soit pas contestée, contestation qui pourrait affaiblir, y compris pour la force, le bien-fondé de l’intervention ;
- Au niveau international, afin que les opinions publiques mondiales soutiennent ou au pire marquent de l’indifférence ;
- Au niveau de l’adversaire, pour casser sa propre légitimité afin de l’empêcher de rechercher quelque capital sympathie, voire des soutiens.
À titre d’exemple, c’est cette légitimité qui a été recherchée pour justifier l’intervention franco-britannique en Libye en la faisant porter et revendiquer par un acteur extérieur, Bernard-Henri Lévy, érigé en conscience morale, avec le résultat que l’on connaît : une faute majeure de stratégie.
La posture découle de la légitimité. Quand elle est acquise, il est facile d’apparaître en sauveur, en libérateur venant au secours des victimes. Sa concrétisation s’est traduite par l’accueil triomphal réservé au Président Hollande par la population de Bamako dans la suite du coup d’arrêt infligé à la colonne djihadiste par les forces spéciales. Cette posture du sauveur, bien qu’acquise dans l’urgence, a permis de faire usage de la violence légitime, du droit de la force sans rencontrer de contestation. Toute la difficulté a résidé, au fil des années, à maintenir ce statut, comme le montrent de plus en plus les deux coups d’État successifs au Mali et au Burkina-Faso, et surtout un autre regard des populations sur la force étrangère. Comme en Afghanistan, elle est taxée d’impuissance ou de force d’occupation, et non plus de force de libération. Renverser la posture va s’avérer extrêmement compliqué.
La bataille de la preuve est d’une grande complexité en raison du caractère instantané du temps médiatique qui impose à la fois anticipation et réactivité dans un champ virtuel où l’émotion l’emporte sur la raison. Toutes les armées modernes ont été confrontées à ce défi face à ces juges d’instruction que sont les médias et les Organisation non gouvernementale (ONG) : ils ne sont jamais neutres. Ainsi, les « dégâts collatéraux » deviennent la hantise du commandement qui peut progressivement se cantonner ou se faire cantonner dans une prise de risque minimum par inhibition, craignant la médiatisation de l’erreur, de l’impondérable, du hasard. Parfois cette bataille peut se poursuivre bien longtemps après le départ de la force comme l’a montré le drame du génocide des Tutsis, d’où l’image de la France est pour le moins sortie ternie.
En conclusion, la guerre informationnelle s’inscrit dans une perspective stratégique. Elle s’engage, quand c’est possible, très en amont dans la planification afin d’acquérir une capacité d’anticipation. Les armées doivent analyser avec lucidité et sans concession ce qui se passe dans les champs connexes à leurs activités. Les messages ciblés vers les relais d’opinion, y compris ceux de l’adversaire, doivent être permanents et amplifiés, car l’adversaire ne restera pas passif, l’attaque demeurant préférable à la riposte. Il est toujours plus facile de prouver ce que l’on a fait que de prouver ce que l’on n’a pas fait. La pire erreur serait de tomber dans le piège de la justification. On pourrait alors craindre que la bataille de la légitimité soit bientôt perdue et, à terme, la guerre.