Il y a quelques mois l’OTAN était présentée comme « en voie de mort cérébrale ». La Russie vient de contribuer à son réveil ainsi qu’à son élargissement futur. Le GCA (2S) Olivier Rittimann nous propose un point de situation sur cette organisation et sur ses capacités à mener et par voie de conséquence à se prévenir d’une guerre.
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De quelle guerre s’agit-il ? On n’évoque pas ici les opérations extérieures du type Afghanistan ou Mali qui ont leur importance mais ne sont pas dimensionnantes dans le scénario qui nous intéresse. Ce scénario c’est la résurgence d’un conflit en Europe face à un adversaire possédant des capacités supérieures aux nôtres. Ceci implique forcément que nous ne pouvons pas le traiter au niveau national et qu’il faut donc s’inscrire dans le cadre de l’Alliance atlantique, qui demeure le seul cadre crédible d’une défense de l’Europe, l’Union Européenne sans les Américains n’étant pas en mesure de faire face à un tel scénario. Or, la situation actuelle en Ukraine montre clairement qu’un scénario de ce type n’appartient plus seulement au domaine de la fiction et de la prospective stratégique, mais fait partie de notre réalité européenne. L’Ukraine n’est certes pas un Allié et ne bénéficie donc pas de l’Article V. Mais on pourrait très bien imaginer que la Russie rode son mode d’action sur ce partenaire avant de le rejouer dans les Pays baltes, nous entraînant de facto dans une guerre totale. Donc, en fait, la question est de savoir comment gagner la guerre contre la Russie sans avoir à la faire. Il s’agit de déterminer comment empêcher une escalade en Europe tout en ne laissant pas le champ libre à Moscou dont l’objectif ― clairement exprimé par Poutine ― est de revenir au statu quo ante de la fin des années 1990, avant l’élargissement de l’OTAN.
L’arme des sanctions économiques est employée depuis 2014 après l’annexion de la Crimée et les premières opérations dans le Donbass, mais force est de constater qu’elle n’a en rien entamé la détermination de Moscou de parvenir à son objectif, et elle n’a pas non plus empêché la Russie de moderniser son arsenal militaire qui comprend à présent des moyens dont certains sont supérieurs à ceux des États-Unis d’Amérique. Ce n’est donc pas en imposant davantage de sanctions qu’on arrivera à dissuader la Russie, d’autant moins qu’elle dispose d’un levier efficace avec la fourniture d’énergie à de nombreux pays européens qui ne souhaitent pas voir se refermer le robinet. Un renforcement des sanctions tel qu’annoncé par les États-Unis d’Amérique, à savoir l’exclusion de la Russie du système monétaire mondial, l’interdiction d’exportation de composants électroniques vers la Russie et d’importation de gaz et de pétrole depuis la Russie, pourrait avoir un effet à long terme, mais pourrait aussi pousser Moscou vers l’escalade.
C’est bien pour empêcher une telle escalade qu’il faut disposer d’une capacité de dissuasion militaire (pas seulement nucléaire) et en cas d’échec de cette dissuasion d’une capacité défensive et offensive crédible car démontrée au travers d’exercices et de prises d’alerte, mais aussi par l’emploi de ces capacités dans des engagements extérieurs de moindre dimension. C’est ce que l’OTAN nomme Deterrence and Defence dans la stratégie militaire de l’Alliance, dans le concept de SACEUR et dans son plan stratégique de défense de sa zone d’action (SACEUR Area of responsibility Strategic Plan [SASP]).
Il faut donc avoir des moyens en qualité et en quantité qui envoient le signal qu’une action offensive russe serait vouée à l’échec. Quand on fait le bilan de ce que possède l’OTAN, c’est effectivement le cas, mais tout n’est pas disponible immédiatement. Certains pays par exemple doivent toujours procéder à une mobilisation générale pour armer leurs unités, d’autres se sont spécialisées dans des niches capacitaires, et seuls certains, dont le nôtre, ont une culture d’alerte et de projection. Autrement dit, l’OTAN prévaudrait dans un conflit long, mais pour le moment ne dispose pas des capacités suffisantes pour empêcher un conflit court, avec prise de gage territorial et imposition d’une zone de déni d’accès par moyens conventionnels (la fameuse bulle Anti Access Area Denial [A2AD]), le tout renforcé par des moyens nucléaires, ce qui constitue précisément l’idée maîtresse de la doctrine russe.
C’est pourquoi le chantier le plus important pour l’OTAN consiste bien à augmenter la réactivité de ses troupes, leur disponibilité immédiate et leur capacité de projection. Une grande partie de la solution actuelle réside dans les moyens aériens et les tirs dans la profondeur, mais rien ne saurait remplacer la présence de troupes au sol. Les paramètres ont bien évidemment changé depuis l’époque de la Guerre froide où l’OTAN alignait de nombreux corps d’armée au coude à coude sur le rideau de fer. Les marches orientales de l’OTAN sont bien plus étendues et pour certaines — les Pays baltes-plus difficiles à défendre que ne l’était la frontière entre les deux Allemagnes. Avec les dividendes de la paix, le format de toutes les armées a été réduit et l’OTAN n’est plus en mesure d’aligner le même nombre de grandes unités. De surcroit, un quart de siècle d’opérations expéditionnaires a émoussé le savoir-faire lié au combat de haute intensité. Avec l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, l’OTAN a pris conscience de ces réalités : elle n’était pas prête.
S’ensuivit une réflexion stratégique sans précédent depuis les années 60, avec une remise à plat des concepts et des plans d’opération, mais aussi des déploiements et des signaux à envoyer à Moscou. C’est dans le cadre de cette refonte qu’ont été imaginé Air Policing dans le ciel des Pays Baltes, et eFP dans le même secteur, en y ajoutant la Pologne. Le déploiement de 4 bataillons multinationaux peut sembler modeste, mais d’une part il répondait au souhait de l’OTAN de ne pas donner prise à la propagande russe d’un déploiement massif sur ses frontières, et d’autre part il demeurait dans le cadre du faisable en n’exigeant pas trop des Alliés à un moment où leurs forces n’étaient pas prêtes ou encore consommées par d’autres engagements. La France participe à eFP au niveau d’un sous-groupement tactique interarmes, en alternant entre le bataillon mené par le Royaume-Uni (en Estonie) et celui mené par l’Allemagne (en Lituanie).
Ce dispositif n’a évidemment pas l’ambition de contenir une incursion russe, compte-tenu du rapport de force de 1 à 10 voire davantage. Mais son mérite est d’impliquer plusieurs grands Alliés qui n’appartiennent pas à cette région et qui seraient ainsi de facto attaqués en même temps que leur nation-hôte. C’est un signal politique destiné d’une part à démontrer la solidarité alliée à Moscou, mais aussi à rassurer les Polonais et les Baltes. Pour les unités déployées, donc notre compagnie, c’est aussi une opportunité incomparable de s’entraîner en multinational sur une longue période, en disposant des munitions, des appuis, des zones de manœuvre réelles, à proximité de l’ennemi éventuel.
En complément de ce dispositif initial, l’OTAN a poursuivi sa réflexion sur la réactivité et la disponibilité opérationnelle des forces destinées à venir renforcer ce secteur en cas de menace. Les Américains ont initié le processus avec leur proposition des 4 x 30 : 30 escadrons aériens, 30 navires et 30 bataillons prêts en 30 jours. Au-delà du slogan, la mesure vise à améliorer le taux de remplissage de la force de réaction de l’OTAN (NATO Response Force [NRF]) et à s’assurer que les plans d’opérations disposeront effectivement des troupes dont ils ont besoin. Dans ce cadre, on a mis sur pied la Force de très haute réactivité (Very High Readiness Joint Task Force [VJTF]) du volume d’une brigade pour sa composante terrestre et la France prendra bientôt le tour d’alerte, tout comme elle le fait déjà dans le cycle NRF de l’état-major du Corps de réaction rapide. Mais cette prise d’alerte suppose aussi un exercice de déploiement des troupes qui constituent la VJTF, donc un investissement bien plus significatif que le déploiement du PC de corps, dont on sait déjà quel coût il représente.
La difficulté principale dans le cas de ces renforcements consistait à déterminer à quel secteur ils étaient destinés. La NRF n’a pas de zone d’action privilégiée : elle était initialement surtout destinée aux opérations hors zone OTAN, et ce sont les évolutions récentes qui l’ont recentrée sur la défense collective. Mais jusqu’à la définition du plan stratégique de SACEUR, le SASP, chaque commandement de niveau opératif (Brunssum ou Naples) avait sa propre famille de plans régionaux, qui tous faisaient appel aux mêmes forces. Ce qui signifiait qu’un déclenchement des hostilités à la fois en Baltique, en Norvège et en Mer Noire ne pouvait être paré immédiatement. Aujourd’hui la zone de responsabilité (Area of Responsibility [AOR]) de SACEUR est envisagée comme un tout et c’est bien au niveau stratégique qu’on réfléchit à la façon d’armer les plans régionaux.
Cette réflexion passe par le constat que les forces, en particulier terrestres, doivent connaître leur secteur d’engagement. C’est évidemment le cas pour les forces locales, les unités baltes, polonaises, roumaines etc., qui constituent le premier rideau défensif et doivent permettre le déploiement des forces de réaction, fournies par les Alliés plus éloignés, au premier chef desquels les États-Unis d’Amérique, mais aussi les Européens de l’Ouest dont la France. Ce sont en effet ces nations qui possèdent des forces disponibles et réactives et qui fourniraient l’élément constitutif des renforcements. Mais il est illusoire de penser que la même unité d’alerte pourrait intervenir aussi bien en Turquie, qu’en Norvège ou en Roumanie, ne serait-ce que pour des questions d’équipement spécifique. D’où l’idée d’assigner des zones d’intervention par nation, en faisant en sorte que les exercices d’alerte correspondent à ce secteur potentiel d’engagement, une sorte de reconnaissance préalable et entretenue sur le long terme. Cette idée se propage depuis trois ou quatre ans, en parallèle avec la nécessaire refonte de la NRF et du cycle d’alerte et la mise sur pied de quartiers généraux régionalisés qui seraient chargés de réceptionner et d’employer ces unités de renfort.
Évidemment ce mouvement de constitution de nouveaux corps « régionaux » (mais aussi de divisions), pose la question de la mission des corps NRF, projetables et modulables. Les Multi National Corps « régionaux » (MNC-NE à Szczecin, en Pologne, MNC-SE à Sibiu, en Roumanie) ont une mission régionale et ne sont donc pas projetables et à ce titre n’entrent pas dans le tour d’alerte de la NRF que prennent Lille ou l’ARRC par exemple. En cas de déploiement de la NRF, il faudra donc définir qui commande ces troupes : est-ce le corps d’alerte NRF, et dans ce cas à quoi sert le commandement régional ? Est-ce la mise sur pied et l’entrainement commun lors de la prise d’alerte qui prévaudra, ou est-ce la connaissance intime du milieu ? L’OTAN n’a pas encore répondu à cette question et a lancé une autre réflexion pour étudier comment convertir certains de ces corps de réaction en commandement de composante terrestre multi-corps, à l’instar de ce qu’était le PC de la 1ère Armée. Certains garderont une vocation ʺjointʺ, puisque l’OTAN n’abandonnera vraisemblablement pas ses missions expéditionnaires, malgré le fiasco afghan. Mais il n’en demeure pas moins que neuf corps, c’est beaucoup.
Quid de la France ?
L’engagement de la France dans les Pays baltes, pour important et intéressant qu’il soit, ne lui donne cependant pas la forte visibilité politique qu’elle pourrait en retirer. En effet, le volume engagé d’une compagnie, quasiment doublée d’un élément de soutien national, même s’il exige un gros investissement en ressources, ne positionne pas notre drapeau sur les briefings, et on ne retient que les bataillons britannique, allemand, canadien et américain. Revenir en arrière est impossible, car les nations installées ne souhaiteront pas laisser leur place, elles en retirent un bénéfice politique trop important. L’idée avancée par le Président de déployer un bataillon en Roumanie, au contraire, nous redonne de la visibilité, en particulier auprès d’un allié qui nous apprécie et que nous avons quelque peu négligé. Ce bataillon s’inscrirait dans un cadre un peu similaire à eFP, qu’on nomme tFP, pour tailored Forward Presence, cadre un peu moins contraignant puisqu’il sous-entend un service « à la carte ». Pour l’instant, il serait le seul bataillon « permanent » et cette présence française renforcerait donc de manière plus pérenne les rotations américaines ponctuelles et nous inscrirait de facto dans le plan de défense de la région de la mer Noire. Certes, nous n’opérerions plus sous commandement britannique ou allemand, mais d’une part nous deviendrions nation-cadre, donc visibles, et d’autre part notre présence en Roumanie, outre l’entrainement commun avec les forces roumaines nous donnerait aussi de nombreuses opportunités d’entrainement avec les forces américaines. Et évidemment le message adressé à la Russie est celui de la solidarité alliée dans un secteur jusqu’ici moins prioritaire. La Roumanie, aux portes de l’Ukraine et de la Moldavie nous donnerait une position d’observation intéressante.
Il y a aussi une logique d’état-major, puisque la Roumanie est dans l’AOR du commandement de Naples, où nous occupons de manière permanente de poste de sous-chef opérations, officier général en charge du plan de défense régional mer Noire. Pour renforcer le réseau, il conviendrait de mettre en place des officiers français au sein de l’état-major du corps multinational sud-est (MNC-SE), dont la nation-cadre est la Roumanie, et qui souhaite une plus forte implication française depuis des années. Un abonnement national à la Roumanie pourrait également permettre de rationaliser les exercices d’alerte et de déploiement lorsque nous prenons la VJTF et d’organiser ainsi une projection et un exercice de niveau brigade intégrée au MNC-SE.
Le devenir du CRR-FR doit lui-aussi faire l’objet d’une étude. Voulons-nous le retirer purement et simplement de l’alerte NRF et le priver ainsi d’un cadre d’entrainement et d’exercice reconnu ? Voulons-nous le spécialiser dans le ʺjointʺ, en faire un PCIAT projetable en vue d’une potentielle -et hypothétique- opération de gestion de crise de l’OTAN ? Voulons-nous en faire un PC multi-corps qui prendrait sous son commandement à la fois des corps régionaux et des corps projetés ? Un choix sera nécessaire, à plus ou moins long terme, car la logique de spécialisation va entrainer la fin des cycles où l’on changeait systématiquement de portage, entre le Land Component Command (LCC), le Warfighting Corps et le Joint HQ.