Avec le Gripen, le Brésil se résigne à acheter américain, par la petite porte. Peut-être aussi parce qu’il estime ne pas avoir d’autre option, en fin du compte ? Pour rappel, près d’un cinquième des composants de l’avion suédois proviennent des Etats-Unis. Ce qui fut clairement un argument de vente en Europe centrale, dans des pays notoirement pro-américains. Ainsi s’y soulignait-on avoir choisi un appareil dont la turbine est à 60% fabriqué par General Electric, dans l’espoir d’atténuer l’offense faite à l’allié US qui avait employé les grands moyens pour vendre ses F-16.
Mais dans d’autres parties du monde, cette filiation américaine pourrait soulever des doutes. D’où la discrétion qui l’entoure. Car, ne l’oublions jamais, les Etats-Unis ont un droit de veto sur l’exportation des éléments US d’un avion, même s’ils sont intégrés à un appareil fabriqué par un autre pays. Idem pour l’approvisionnement en pièces détachées. Ce n’est pas un hasard si la vente des Gripen proposés par la Suède au Pakistan ne pouvait pas se concrétiser en 1994, pour la simple raison que, du côté américain, Islamabad faisait alors l’objet de sanctions.
Par ailleurs, un épisode édifiant, révélé par les fameux câbles Wikileaks, nous éclaire sur les dessous pervers de cette vulnérabilité. Au moment du renouvellement de la flotte aérienne de la Norvège en 2008, le Gripen se trouvait en compétition avec l’américain F-35 Joint Strike Fighter. Le ministre suédois, soucieux d’obtenir la licence d’un système de radar américain pour l’avion, explique donc à l’ambassadeur US à quel point l’industrie américaine profiterait aussi, du fait des nombreux composants en provenance des Etats-Unis, du choix du Gripen par son voisin nordique. Mais rien n’y fait. Sur conseil dudit ambassadeur, Washington fait traîner sa réponse jusqu’après la décision de la Norvège. Inutile de dire que celle-ci fut en faveur du JSF.
Au Brésil, pour des raisons qui sont bien connues, le choix d’un avion US aurait été politiquement très compliquée. Normalement, dans ces cas, l’industrie française est en bonne position pour faire valoir la carte de l’indépendance nationale. Rien d’étonnant donc à ce que la première réaction du constructeur français, après l’annonce de l’échec du Rafale au Brésil, fut de préciser (un œil sur les potentiels futurs acheteurs) que « Nous regrettons que le choix se porte sur le Gripen, doté de nombreux équipements d’origine tierce, notamment américaine ». C’est une pique envoyée pile où ça fait mal. En même temps qu’elle met en avant la principale valeur ajoutée du Rafale.
Sauf que, en plus de l’origine des composants (essentielle sans l’ombre d’un doute), d’autres facteurs entrent en ligne de compte. Si le pays acheteur veut s’assurer que sa souveraineté sera respectée en toutes circonstances, et la sécurité de l’approvisionnement assurée à tout moment, elle veut avoir la certitude que celui qui s’apprête à lui vendre des appareils est lui-même indépendant à 100%. Et l’Etat et l’industriel doivent être perçus comme imperméables face à des pressions venues d’un Tiers. Cette exigence a tendance à jouer en faveur des exportations françaises. Traditionnellement.
En effet, il est à craindre que la perception à la fois d’une américanisation de l’industrie d’armement européenne, et d’une atlantisation de la politique étrangère de la France n’y apporte, à terme, des changements. Du côté industriel, EADS, qui détient 46% du capital du groupe Dassault Aviation, poursuit ouvertement une politique d’américanisation. Une ligne qui précède largement les efforts déployés en ce sens par son président, l’allemand Tom Enders, ces dernières années.
Dès 2005, lorsqu’il était question d’une éventuelle levée de l’embargo européen sur les armes à destination de la Chine, le coprésident allemand d’EADS montra ses vraies couleurs. Pour M. Hertrich, « Même si l’UE décide de lever l’embargo, en tant qu’entreprise nous devrons suivre notre propre politique. Nous sommes très conscients de nos intérêts. Et nous sommes fermement décidés à nous établir sur le marché de défense américain, le plus grand au monde. Les menaces américaines de cesser tous les transferts et exportations de technologies vers l’Europe montrent clairement que nous devons tenir compte des Etats-Unis (…). Nous sommes vulnérables et dépendants ». En voilà un aveu qui risque d’annuler l’argument de vente habituel de la France.
Du côté de l’Etat français, la ligne politique traditionnelle semble quelque peu brouillée ces derniers temps. Que l’on pense au plein retour dans l’OTAN ou de la position de la France sur le dossier syrien, le moins que l’on puisse dire, c’est que le message n’est plus tout à fait clair. Pour Dominique de Villepin la réintégration « banalise le rôle de la France, la situant clairement dans les bataillons de l’OTAN ». Le « mauvais signal » d’alignement qu’une telle décision envoie entraînera forcément un « rétrécissement » de la marge de manœuvre de la France.
Sur la Syrie, la diplomatie française s’est positionnée bras dessus dessous avec l’administration Obama (avant d’être lâchée par celle-ci sans aucun ménagement). Pour mémoire, au sommet des G20 à Saint-Pétersbourg, Paris se retrouvait ainsi en auxiliaire des USA et en opposition frontale avec les BRICS (B comme Brésil…). Lesquels s’en tenaient, eux, à la ligne traditionnelle française quant au rôle à jouer par le Conseil de sécurité des Nations unies.
Bien entendu, cela ne veut pas dire qu’il faille façonner la politique étrangère de la France en fonction des perspectives d’exportation de l’industrie d’armement. Ni que celle-ci perdra forcément tous ses débouchés à l’export (du moins pas avant la montée en puissance des producteurs « émergents »). En revanche, pour ce qui est de l’avenir, il ne serait peut-être pas inutile de méditer sur le lien entre nos équipements militaires en tant qu’option indépendante fiable aux yeux des autres, et notre indépendance tout court.