samedi 15 février 2025

Le récit d’un porteur de valises informationnelles

Pendant la guerre d’Algérie, des Français ont transporté par idéologie l’argent et les faux papiers qui permettaient aux terroristes de poser des bombes dans les cafés et de disparaître après avoir égorgé une famille arabe ou abattu un conscrit métropolitain. Le général Pinatel a servi en Algérie. Il y a même été blessé. Il est d’autant plus triste de le voir porter aujourd’hui les valises informationnelles d’une puissance étrangère hostile dans un livre, “Ukraine, le grand aveuglement européen”, publié chez Balland.

Il faut se méfier des passions. Or la guerre en Ukraine en a réveillé beaucoup que les opérateurs russes en guerre de l’information savent exploiter. Héritiers des manipulateurs soviétiques, ils savent diffuser un narratif qui épouse et confirme les convictions de la cible et à lui donner du crédit en le parsemant d’éléments factuels mais partiels. Ainsi créent-ils une bulle cognitive favorable à l’inoculation progressive de leur message.

Le général Pinatel a pu voir et apprécier à leur juste valeur les mauvais tours américains dans sa carrière militaire puis dans le domaine de l’intelligence économique où il s’est spécialisé ; il en garde une profonde rancœur. Simultanément, ses convictions politiques lui font rejeter le président Macron de toutes ses fibres. Il méprise enfin une Union européenne programmée pour le village global et la fin de l’histoire, dont l’idéalisme et la faiblesse ont incontestablement contribué à réveiller la guerre : si vis pacem, para bellum.

Avec d’autres, Pinatel est ainsi tout désigné comme récepteur d’un narratif simple et cohérent : la guerre que mène la Russie en Ukraine est la revanche du Vieux Continent contre l’impérialisme américain d’une part. D’autre part, si le président Macron appuie l’Ukraine, c’est parce qu’il n’est qu’un valet de Washington et du wokisme contre la Russie souveraine et conservatrice. Enfin, le corps sans tête de l’UE livre en dilettante une guerre qu’il n’a pas les moyens de mener sans en mesurer les risques.

Le génie des opérateurs russes a été de transformer une question géopolitique et stratégique en une question de positionnement identitaire et politique. Soutenir l’Ukraine reviendrait à défendre l’atlantisme, le macronisme politique et le fédéralisme européen.

S’il faut trouver une excuse aux victimes de ce piège cognitif, c’est qu’il est difficile à éviter, à moins d’être doté d’un fort esprit critique, de la capacité à prendre du recul et à se défier de ses propres emballements.

Dès les premières lignes de son livre, Pinatel démontre que ces qualités ne sont pas celles qui dominent chez lui. Il fustige les consultants « sans expérience du feu » qui se permettent de donner leur avis ! Enfantillage révélateur d’un défaut de méthode et, peut-être, d’un excès d’orgueil.

Il s’indigne plus loin de l’éviction d’Anne-Laure Bonnel de LCI. Que cette journaliste ait diffusé en 2022 la fake news russe des 14 000 victimes de l’armée ukrainienne dans le Donbass ne semble pas l’incommoder. Il a été démontré depuis que ce chiffre représentait l’ensemble des pertes civiles et militaires des deux côtés depuis 2014. Cette manipulation a servi de point d’ancrage psychologique, fixant dans l’inconscient d’une partie du public français l’idée que l’agresseur était ukrainien et non pas russe.

Pinatel confond encore désinformation et déception. On lui pardonnerait aisément de ne pas maîtriser les rouages de la guerre informationnelle s’il restait en dehors. Il est dangereux de manier une arme que l’on ne maîtrise pas.

On peut reconnaître à l’auteur le mérite d’asséner quelques éléments techniques justes, mais sans grand intérêt, et quelques vérités, comme le caractère irréaliste de la reconquête de la Crimée et du Donbass par l’Ukraine. Malheureusement, il perd vite pied en s’indignant du « jusqu’au-boutisme » du président Zélinsky. C’est passer par pertes et profit la volonté des Ukrainiens eux-mêmes, dont toutes les enquêtes d’opinion montrent jusqu’à ce jour le refus de céder leurs terres à l’envahisseur. Le besoin de donner du sens à la mort d’un père, d’un fils, d’un frère ou d’un mari par la victoire ne peut d’ailleurs que durcir la volonté collective ukrainienne. Jusqu’au jour où un compromis, assurant au moins la souveraineté et la sécurité du pays, pourrait apparaître comme une victoire par rapport à ce qu’il aurait pu advenir.

Pour en revenir à Zélinsky lui-même, où et quand a-t-on vu le dirigeant d’un pays en guerre annoncer publiquement les concessions qu’il serait prêt à envisager avant même le début des pourparlers ? Nulle part et jamais, naturellement. On aurait pu penser qu’un officier général se serait souvenu que la guerre est avant tout un choc de volontés où l’on abat ses cartes soigneusement, au moment voulu, et pas dans les médias pour faire plaisir aux commentateurs extérieurs.

 

Une guerre défensive ou offensive ?

Pinatel fait siennes les critiques russes de l’OTAN. Elle comporte bien des défauts. Les Européens sont coupables d’avoir laissé s’installer un déséquilibre militaire insoutenable avec les USA qui n’ont aucun état d’âme à abuser d’un rapport de force si favorable. Il ne s’en agit pas moins d’une alliance librement consentie entre des nations souveraines qui ont demandé à la rejoindre pour leur sécurité. « L’extension de l’OTAN » n’est pas le pendant de celle du défunt Pacte de Varsovie, qui n’était que le masque de l’Occupation militaire russe, mais la preuve que la Russie fait peur et que les peuples européens préfèrent subir le soft power américain que le hard power russe.

Les Russes savent très bien que ni les Baltes, ni les Polonais ne l’attaqueront. Ils sont au contraire exaspérés que des pays qu’ils considèrent comme relevant de leur zone d’influence historique échappent à sa pression, à son chantage, voire à ses interventions militaires.

Le plus intéressant dans le narratif du Kremlin, c’est qu’il n’accorde aucune considération à la volonté des Européens, destinés à être partagés en zones d’influence russe et américaine. Voici qui donne un indice assez clair sur la nature des relations que Moscou veut instaurer avec l’Europe.

Il a été dit, et Pinatel le pense, que l’invasion en Ukraine avait été motivée par la perspective que ce pays rejoigne l’OTAN. Le veto de la France et de l’Allemagne la renvoyait pourtant aux calendes grecques, à défaut de la supprimer. L’hypothèse a surtout fourni au Kremlin vis-à-vis de sa propre population un prétexte pour agir à un moment où la faiblesse ressentie de Washington et constatée de l’Europe semblait ouvrir une fenêtre d’opportunité.

Pourquoi ? On chercherait en vain dans le livre une réflexion sur les raisons profondes de l’intérêt porté par la Russie à l’Ukraine. Est-il vraiment sécuritaire ? La première puissance nucléaire du monde a-t-elle vraiment eu peur que les « nazis » ukrainiens armés par l’Amérique ne lui sautent à la gorge ? Déjà folklorique en 2022, l’hypothèse a volé en éclat avec l’adhésion de la Finlande à l’Alliance. Cette dernière partage désormais 1000 km supplémentaires de frontière avec la Fédération de Russie et ses troupes peuvent manœuvrer à l’entrée de l’isthme de Carélie, à portée de Saint-Pétersbourg. Le Kremlin n’y a pas vu de casus belli. Attendues, ses protestations sont restées assez modérées.

L’Ukraine n’est pas un glacis défensif russe. Elle est un des pivots du monde identifiés par Brezinski, et la porte de l’Europe. Avec l’Ukraine, Moscou est une puissance européenne. Sans elle, elle n’est qu’un empire des steppes. La horde d’or avec l’arme nucléaire, si l’on préfère. Une puissance inquiétante, peut-être, mais excentrée, bloquée à l’Est par la Chine, au sud par la géographie et à l’Ouest par l’OTAN. Elle reviendrait géopolitiquement au XVIIe siècle.

Les empires ont été le malheur historique de l’Europe. Contenir le dernier d’entre eux le plus loin possible à l’Est libèrerait les Européens d’une hypothèque sur leur sécurité. La Russie subirait naturellement un déclin stratégique important, mais sa population pourrait y gagner beaucoup. Faute de pouvoir espérer diriger le monde, il ne resterait plus à Moscou qu’à s’y intégrer. Sa marginalisation géopolitique pourrait avoir pour contrepartie sa connexion économique avec l’Europe. Equivalente à celle de l’Espagne, son économie n’est pas ridicule et des perspectives d’enrichissement mutuel se dessineraient.

Pinatel le pressent, mais ses partis pris et ses approximations gâchent son intuition. Il aspire ainsi à une « alliance économique » entre l’Europe et la Russie qui en ferait « la première puissance du monde ». Passons sur l’idée singulière d’une puissance à plusieurs têtes. Passons également sur le terme d’« alliance », naturellement hors de propos dans le domaine économique, les rapports entre la France et l’Allemagne au sein de l’UE ou entre l’UE et les USA suffisent à l’illustrer. Passées toutes ces réserves, l’idée d’un rapprochement économique avec la Russie, parmi d’autres partenaires naturellement, aurait du sens.

Il aurait néanmoins pour condition préalable une défaite géopolitique russe et un verrouillage des frontières orientales de l’Europe tels que Kremlin n’ait d’autre choix que de remplacer les canons par le beurre. Il impliquerait également un renversement de régime. Celui des oligarques ne consentirait pas à une ouverture synonyme de transparence et de bonne gouvernance. La population russe ne ferait d’ailleurs le deuil de l’empire qu’en contrepartie d’une répartition des richesses nationales qui transformerait radicalement son niveau de vie, au détriment de la kleptocratie prédatrice aujourd’hui aux commandes.

Dans les circonstances actuelles, il ne s’agit que de politique-fiction. Moscou regarde vers l’ouest. Sa priorité n’est d’ailleurs pas de contester la place de l’Amérique mais de disqualifier les Européens dans les négociations de paix à venir, en espérant s’entendre avec les Etats-Unis sur un partage de zones d’influence.

 

Le cauchemar russe : l’Europe-puissance

Le cauchemar russe n’est l’Amérique. C’est une Europe-puissance, où les nations auraient retrouvé leur autonomie et leurs capacités stratégiques. Tout ce que Paris incarne et défend. D’où des attaques hybrides et informationnelles d’une extrême violence qui visent à rayer la France du club des puissances, en profitant d’un de ses moments de faiblesse historique.

Voici qui nous amène à un des aspects les plus gênants de l’ouvrage. Il présente la Russie comme une victime des USA sans jamais s’interroger sur les attaques, identifiées et documentées, que ce pays mène contre la France, au moins depuis 2018. C’est-à-dire contre la puissance européenne la plus indépendante de Washington. Curieuse manière de se rapprocher de l’Europe, non ?

La contestation russe engagée contre la France a précédé la guerre en Ukraine et lui survivra parce que Moscou veut une Europe faible, molle, ouverte à ses intérêts. Pas un partenaire. Le cas ukrainien n’est qu’un épisode sanglant d’une confrontation plus large. Les Français n’en sont pas les spectateurs libres de choisir l’un ou l’autre camp. Ils sont directement attaqués par la Russie pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils incarnent.

L’Amérique ne veut pas que du bien à la France et à l’Europe, qu’elle voudrait faibles et alignées sur elle. Pinatel ne manque pas de le relever. C’est vrai. Mais elle veut une Europe faible pour la dominer économiquement. La Russie, qui n’en pas les moyens, veut une Europe faible pour la dominer militairement : peser sur ses choix et son indépendance par la menace permanente de quelques milliers de chars postés à ses frontières au mieux, s’arrondir territorialement au pire.

Une partie du narratif russe vise à provoquer dans l’opinion publique un déni de la guerre hybride menée contre la France et le Royaume-Uni, les uniques reliefs stratégiques de l’Europe du fait de leurs responsabilités globales et de leurs arsenaux nucléaires. L’altérité politique du continent européen ne tient qu’à elles. Moscou doit impérativement saper leur légitimité pour réduire le continent à une zone d’influence pour les puissances extérieures. Les divisions internes sont le meilleur moyen d’entraver leurs réactions, à un moment où les institutions politiques sont fragilisées à Paris comme à Londres.

Ecrit trop rapidement (la seconde partie se contente même de reprendre les posts publiés par l’auteur sur Linkedin !) et sous le coup de l’émotion, ce livre aurait pu n’être qu’une bluette de plus sur l’Ukraine.

Mais la Russie attaque la France. Pas son président ou ses choix politique. La France en tant que puissance souveraine exerçant des responsabilités globales. La France en tant que puissance d’équilibres et garante du droit international.

Qu’un ancien officier général écrive que « nous portons l’entière responsabilité » du « climat de défiance » avec la Russie est sidérant. Il n’est pas question de « défiance ». Nous sommes en guerre.

Nos hommes et nos institutions se battent au quotidien aussi bien en Europe qu’en Afrique contre les assauts redoublés des Russes, même si c’est aujourd’hui sous le seuil de l’engagement par le feu. Et nous sommes en guerre parce que la Russie nous a attaqué, malgré la complaisance de Paris lors de la crise Géorgienne sous Sarkozy. Nous sommes en guerre malgré les offices du président Macron, qui a voulu maintenir le dialogue avec Vladimir Poutine après l’agression de 2022 et qui n’en tiré que des humiliations, tandis que les attaques redoublaient contre les intérêts français, notamment en Afrique.

La difficulté des Français à faire bloc, alors même qu’ils sont attaqués montre l’érosion de leurs forces morales. L’incapacité à comprendre les enjeux stratégiques en cours, la difficulté à désigner l’ennemi et à le combattre sont le prélude d’une dislocation de la nation. Dans ce contexte extrêmement difficile, porter les valises informationnelles du Kremlin comme le fait ce livre, représente un coup de poignard dans le dos de tous ceux, civils et militaires, qui sont engagés dans une guerre hybride dont l’intensité rejoint celle des pires moments de la Guerre froide.

Raphaël CHAUVANCY
Raphaël CHAUVANCY
Raphaël CHAUVANCY est officier supérieur des Troupes de marine. Il est en charge du module "d’intelligence stratégique" de l'École de Guerre Économique (EGE) à Paris. Chercheur associé au CR 451, consacré à la guerre de l’information, et à la chaire Réseaux & innovations de l’université de Versailles – Saint-Quentin, il concentre ses travaux sur les problématiques stratégiques et les nouvelles conflictualités. Il est notamment l'auteur de "Former des cadres pour la guerre économique", "Quand la France était la première puissance du monde" et, dernièrement, "Les nouveaux visages de la guerre" (prix de la Plume et l’Epée). Il s’exprime ici en tant que chercheur et à titre personnel. Il a rejoint l'équipe de THEATRUM BELLI en avril 2021.
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3 Commentaires

  1. La guerre civile informationnelle continue en France, et cela même après 3 ans passés à expliquer que:

    1) la Russie a DEJA gagné alors Macron veut encore et toujours empêcher l’inéluctable, et que le Donbass s’effondre sous nos yeux malgré les dénégations continues des va-t-en-guerre.
    2) Les USA corrompus en Ukraine au plus haut niveau (le fils Biden utilisant les relations de son père) a dépensé 90 milliards pour rien: l’Ukraine n’entrera jamais dans l’OTAN et va devoir assumer avec l’OTAN et l’Europe une défaite militaire de première grandeur face à la Russie.
    3) Anne Laure Bonnel avait donné le bon chiffre (14 000 morts ukrainiens) et la dénigrer non pas sur le nombre mais sur une appartenance supposée qu’elle ne mentionnait pas vraiment est coupable, alors que les Ukrainiens pratiquait effectivement le bombardement anti civils terrorisant sur le Donbass russophone, cela avant et après l’opération spéciale.

    Sa mise au banc des médias français est injuste et intolérable, comme celle de ce qu’on appelle aujourd’hui la “réinfosphère” (Tocsin, Omerta, Sud Radio, Front Populaire, QG TV, Veille Stratégique, les Incorrectibles, Elucid, Boulevard Voltaire) qui a maintenant déconsidéré pour longtemps les médias “main stream” ouvertement mensongers et fanatiques à propos de l’Ukraine.

    On rappellera a) les fausses nouvelles assumées à propos des successives contre-offensives Ukrainiennes toutes en échec b) les fausses nouvelles assumées à propos de l’efficacité des sanctions contre la Russie sans mentionner les dommages considérables causés en retour en Europe c) la désinformation organisée quant à la propagande ouvertement pro nazie et raciste russophobe des nationalistes Ukrainiens, les applaudissements du parlement Canadien pour un ancien Waffen SS n’ayant ouvert les yeux de personne. Le monde “progressiste” atlantiste s’est effectivement complètement décrédibilisé aux yeux du monde à l’occasion de cette guerre.
    Mieux! Les opinions sont en train de se retourner, aux USA et aussi en Europe.

    Ne pas le réaliser est un aveuglement coupable, et d’autant plus coupable que la messe est maintenant dite.

    La conclusion lunaire (nous sommes donc vraiment en guerre contre la Russie, je l’ignorais), évoquant “force morale” et “coup de poignard dans le dos” à propos d’un général remarquable de lucidité et de maitrise, par ailleurs 30 ans militaire et 30 ans chef d’entreprise, est plus que sidérante, accablante. Je proteste.

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