(Article paru dans la revue Humanisme en novembre 2014)
La commémoration du déclenchement de la Première guerre mondiale contraint le citoyen-soldat à s’interroger sur le sens du devoir face à l’atrocité de cette guerre. En effet, en 2008, une embuscade en Afghanistan[1] causant la mort au combat de 10 soldats a pu émouvoir la France. Fin 1914, l’armée française avait eu 300 000 tués, 600 000 blessés sans émouvoir ni les dirigeants ni le peuple. Autre époque, autre résilience.
Comment comprendre « ceux de 1914 », avec nos références du XXIème siècle, leur engagement et leur sens du devoir allant jusqu’à accepter le don de leurs vies en si grand nombre ?
De l’attribution des responsabilités
Il est de bon ton d’attribuer cette guerre et ses pertes à la volonté des seuls militaires de la faire, à la mise en cause sans nuances du commandement militaire et de son incompétence supposée, à l’échec de la doctrine enseignée à l’Ecole de guerre, ignorant par ailleurs les responsabilités politiques du gouvernement de la IIIème république sur la conduite du conflit.
Or, reconquérir l’Alsace et la Lorraine perdues en 1871 était dans tous les esprits et était enseigné dès le plus jeune âge par cette école de la IIIème République issue de la défaite de 1870. Laisser croire que la population française ne soutenait pas cette guerre semble bien éloigné de la réalité. En août 1914, l’état-major de l’armée française escomptait 13% de réfractaires : il n’y en eut que 1,5%[2]. En outre, les crimes de guerre en Belgique et en France commis par les Allemands ont révulsé les Français.
Pour répondre à la menace allemande qui se précise, le général Joffre nommé généralissime en 1911 reçoit la mission de préparer une armée à la guerre. Il déclare à cette époque que l’Armée française ne pouvait vaincre l’Armée allemande. Il engage de profondes modifications mais il n’a ni l’autorité sur la fabrication des armements notamment pour obtenir les canons lourds qui lui feront défaut en 1914, ni sur les services de l’armée dépendant du ministre.
Facteur aggravant, Joffre subit entre 1911 et 1914 la valse de huit ministres de la défense, résultat de l’instabilité politique issue du désaccord entre une Chambre de gauche, qui ne voulait pas de la loi de trois ans sur le service militaire ni de la guerre, et le président de la République Raymond Poincaré, élu par le centre gauche et la droite, qui considère la guerre comme inévitable et veut y préparer le pays.
Cependant, ce qui reste symbolique en 1914 de la résistance de l’armée française à l’agression allemande est la bataille de la Marne. L’heure est grave et dans son ordre du jour à l’Armée du 5 septembre, Joffre ordonne : « (…) Une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée ».
Cela pose à la fois la question du sens du devoir et des conséquences d’une fuite devant l’ennemi. Une guerre engagée doit être gagnée quand les enjeux sont aussi élevés. La IIIème République n’aurait pas survécu à la défaite. Une partie du territoire français était occupé et il fallait la reconquérir. Cette phrase a eu pour effet aussi de semer la consternation dans l‘état-major allemand comprenant que la victoire était loin d’être acquise alors que l’objectif était d’écraser l’armée française en six semaines.
Contre les généraux incompétents ou ceux qu’il n’apprécie pas, Joffre prend des sanctions, limoge soit sur 330 généraux, huit commandants de corps d’armée et 38 de division entre le 10 août et le 6 septembre.
Les échecs français et les pertes subies dans la phase initiale de la Première guerre mondiale sont aussi souvent attribués à la prédominance de la doctrine de l’offensive enseignée à l’école supérieure de guerre. Pourtant, le général Victor-Constant Michel, chef d’état-major et président du Conseil supérieur de guerre, propose en 1911 le plan XVI qui préconise une attente défensive. Il est rejeté par les membres du Conseil. Qualifié d’« incapable » par le ministre de la Guerre Adolphe Messimy, Michel est destitué de ses fonctions en Conseil des ministres. Joffre est aussi opposé à la doctrine de l’offensive mais est politiquement contraint de se ranger à cette orientation.
La responsabilité du choix de l’offensive est donc à la fois politique et militaire. La doctrine d’emploi de l’Armée (Règlement sur le service des armées en campagne) à la différence d’aujourd’hui était l’objet d’un décret du président de la République sur proposition du ministre de la guerre.
Cependant la bataille de la Marne n’a pas été gagnée par hasard. Être capable après des semaines de retraite de manœuvrer de centaines de milliers d’hommes pour les relancer à l’offensive montre au contraire la valeur des officiers d’état-major formés à l’école supérieure de guerre, créée en 1877 après la défaite de 1870.
A l’Ecole de guerre, hier comme aujourd’hui, il faut en effet distinguer la doctrine et la formation au commandement des grandes unités, au travail de planification des opérations, à la capacité d’adaptation intellectuelle de l’officier supérieur aux réalités du terrain. Toute doctrine, souvent issue des guerres précédentes n’est que supposition que la guerre suivante sera faite dans les mêmes conditions.
Or, toute nouvelle guerre la met à l’épreuve et seule la capacité d’adaptation des officiers permet le changement qui aura lieu dans les années suivantes[3] de la guerre. La guerre est un révélateur cruel qui fait aussi la différence entre l’officier notamment général, apte en temps de paix comme organisateur et le général apte en temps de guerre aux opérations. La même appréciation peut être portée sur le décideur politique mis à l’épreuve des guerres ou des crises majeures.
Comment imaginer un siècle après ce que ces hommes ont subi ?
Seul le patriotisme et le sens du devoir pouvaient motiver ces hommes et leur permettre de résister à l’atrocité de ce conflit.
Le président François Hollande l’a rappelé à plusieurs reprises : « Le patriotisme c’est servir une cause qui est plus grande que nous, c’est ce qui nous permet de nous dépasser nous-mêmes, de dépasser nos frontières ». N’est-ce pas ce que cette guerre de 1914-1918 nous apprend peut-être, nous rappelle sûrement ? La défense de son pays par les armes de chaque citoyen me semble aussi un acte patriotique et un critère de la citoyenneté.
Le sens du devoir se réfère à ce qu’on doit faire, ce à quoi l’on est obligé par la loi ou par la morale. La définition dans l’absolu n’a pas varié jusqu’à aujourd’hui. Ce qui a sans aucun doute changé, ce sont les limites que l’individu y apporte en raison de l’évolution de la société, de l’instruction donnée, de l’éducation reçue. Hier, le sacrifice possible de sa vie était une limite acceptable, beaucoup moins aujourd’hui.
Ce sens du devoir est lié à celui de l’honneur mais ce comportement individuel, chevaleresque parfois, est mort lors cette première guerre mondiale sous les moyens massifs de destruction employés. L’image des saint-cyriens en casoar et gants blancs à la tête de leurs hommes contre les Allemands du début de la guerre a vite perdu tout son sens. L’esprit du sacrifice suprême pour l’Honneur était dépassé par la technique et ne correspondait plus à la réalité de ce début de XXème siècle face aux mitrailleuses et à l’artillerie. La vaillance et le courage des individus ne pouvaient plus suffire à changer le cours d’une guerre et les Français ne l’avaient pas compris. Désormais seul le but ultime de la guerre, la victoire à tout prix, se justifiait et s’exprimait par un mépris total de l’homme qui souffrait et mourrait.
Hier les combattants menaient des combats autrement plus importants qu’aujourd’hui. La mort et les conséquences des blessures étaient presque des certitudes. L’Etat a pris en charge après la 1ère guerre mondiale ces combattants blessés, mutilés, leurs familles. Cela impliquait à la fois un devoir de reconnaissance et un devoir de réparation de la France envers les 8,5 millions d’hommes qui l’avaient servie. Le premier organisme leur étant consacré a été créé en 1916, remplacé en 1935 par l’Office national des mutilés, combattants, victimes de la guerre et pupilles de la Nation. Il existe encore et attend les dons pour les blessés en opération d’aujourd’hui.
Enfin, face à cette guerre industrielle, incompréhensible pour nous aujourd’hui, reste la nécessité de garder en mémoire ce sens du devoir face à l’atrocité de la guerre. C’est pourquoi les cérémonies du 11 novembre qui, depuis 2012, commémorent la mémoire des soldats morts dans toutes les guerres, doivent rassembler la Nation pour qu’elle se souvienne de tous ceux qui ont souffert ou sont morts pour qu’elle survive.
Etre patriote un siècle après « Ceux de 1914 »
Liberté et défense de la Patrie, Egalité de tous dans la souffrance, Fraternité d’arme que tous les combattants connaissent sont les points communs de ces combattants. Se référer à « Ceux de Quatorze »[4] associe tous les combattants du « seconde classe » au généralissime, toutes nations confondues. Il est celui du souvenir du sacrifice, et au-delà, de la réflexion indispensable qui doit concerner non seulement les militaires mais tout citoyen, du « pourquoi » de ce sacrifice.
Comprendre la Grande guerre[5], ses causes, ses sacrifices, ses morts, ses conséquences sur la France, sa place dans le monde « d’après » mérite d’être enseignée à l’école en profondeur plutôt que d’autres thèmes plus idéologiques, plus axés sur les droits qui, certes à aborder mais à une juste place, brouillent l’image de la France, de son passé, de son présent donc.
Le sens du devoir de « ceux de Quatorze » doit être enseigné car il a été exemplaire. Avec notre état d’esprit actuel, aurions-nous été capables de monter à l’assaut des tranchées ennemies au nom du devoir, l’officier devant, les soldats le suivant, sachant que peu d’entre eux reviendraient ? Quel sens du devoir et du sacrifice pour défendre son pays et sa population, quel courage ces hommes ont-ils eu !
Parfois, le terme de « boucherie » est utilisé aujourd’hui sous la plume de quelques journalistes ou de quelques personnes pour qualifier cette Grande guerre, grande non par sa gloire mais par sa longueur et l’exemplarité des sacrifices individuels et collectifs. Qualifier cette guerre de « boucherie » est une marque de mépris envers les combattants qu’ils aient été français, allemands ou d’une autre nationalité. La guerre n’a jamais été fraîche et joyeuse, elle n’a et ne sera jamais « propre ». Il y aura toujours du sang et des larmes, des morts, des blessés, des mutilés, des familles endeuillées. Reconnaître le sens du devoir, du sacrifice, de l’engagement est une nécessité.
Pour conclure
Il est facile de juger aujourd’hui les conditions d’engagement de l’armée française en 1914 un siècle après. Il ne faut cependant pas oublier que « le peuple français demeure, tout compte fait, responsable de sa défense. Il est le principal vecteur de l’esprit de défense qui unit l’Armée à la Nation ». C’est ce sentiment qui prévalait en 1914 dans une France agressée par l’Allemagne.
Cependant, hier comme aujourd’hui, la guerre voulue par d’autres est possible. Hier comme aujourd’hui, la sécurité et la survie de la France reposent sur la volonté des Français à assumer leur devoir, y compris par le sacrifice éventuel de leur vie. Barak Obama le rappelait ce 28 mars 2014 aux Européens à Bruxelles : « notre liberté n’est pas gratuite ». Le sang que l’on est capable de verser est aussi le prix de la liberté. C’est pourquoi la mémoire de ceux qui ont assumé leur sens du devoir jusqu‘au bout doit être honorée et enseignée.
Le Parlement a adopté le 20 février 2012 la loi instaurant le 11 novembre comme une journée « en hommage à tous les morts pour la France ». Tous s’honoreraient de participer à ce devoir de mémoire patriotique notamment le 11 novembre, témoignant de leur reconnaissance envers ceux qui ont par leur sang assuré la défense de la France et de sa population, leur liberté.
[1] En 12 ans de conflit en Afghanistan, 89 soldats français ont été tués. Plusieurs centaines ont été blessés. 50 000 y ont servi.
[2] Nicolas Offenstadt, Mediapart le 25 janvier 2014 : 740 fusillés pour l’exemple en comptant les civils durant toute la guerre. 590 désertions en 1914, 30 000 en 1917
[3] Cf. colonel Michel Goya, « L’Armée française et la révolution militaire de la Première guerre mondiale », in Politique Etrangère, « La grande guerre, 1914-2014 et le monde de demain », printemps 2014, pp 87-101
[4] La 21ème promotion de l’Ecole de guerre a reçu le 22 janvier 2014 le nom de « Ceux de Quatorze ».
[5] Général Beaufre, « La France de la Grande guerre 1914-1919 » 1971