L’armée allemande en 1914 est une armée de conscription. Tout comme en France, les valeurs militaires tiennent une place importante dans la représentation de l’identité nationale et l’affirmation de la conscience nationale. Comme on peut cependant l’observer dans la sélection d’affiches proposée, la place accordée aux valeurs guerrières y est beaucoup plus affirmée à travers notamment la figure du héros au sens classique du terme.
Cette distinction s’explique pour partie par la place privilégiée qu’occupent la caste militaire et les valeurs aristocratiques dans la société allemande et par le rôle spécifique joué par la guerre dans le processus qui a conduit à la réalisation de l’unité allemande. Plus largement, il faut prendre en considération les critères historiques, politiques et culturels qui ont été retenus au XIXe siècle pour définir le modèle national. Du côté allemand, l’idéal guerrier se projette dans la nation présentée comme une réalité antérieure à la nation moderne, comme une communauté morale aux liens indissolubles dont la version idéalisée se situe dans la chevalerie du Moyen-Âge et le Saint-Empire Romain Germanique, alors que du côté français, la référence glorieuse aux guerres de la Révolution et de l‘Empire entend souligner l’avènement de la nation politique et universelle, et se trouve subordonnée au principe du peuple souverain sur la base du contrat librement consenti. De même, la notion centrale de liberté dévolue à la fonction guerrière et à la mission qu’elle doit remplir dans le cadre de la nation se distingue fondamentalement de la norme française dans son postulat : elle revêt en France un contenu civique et s’incarne dans l’image de la nation en armes ou de la prise des armes lors des journées révolutionnaires. Les valeurs guerrières, pour importantes, sont avant tout exaltées pour permettre à la patrie de la liberté d’affirmer sa vocation universaliste émancipatrice. Chez le voisin d’outre-Rhin, en revanche, l’éthique guerrière est au service d’une conception morale et spirituelle de la liberté dans laquelle la réalisation de soi, la formation de l’individu doivent conduire le héros guerrier, par extension l’homme libre, à la nation définie par des propriétés exclusives et non transmissibles (les qualités guerrières sont essentielles pour mieux souligner l’essence des libertés germaniques). Les différentes représentations du soldat allemand dans l’affiche mettent en évidence les principales composantes de l’identité nationale définie autour du concept de Kulturnation, c’est à dire de la nation comme communauté d’ascendance et d’héritage. Elles renvoient au processus qui a marqué tout au long de XIXe siècle la construction de « l’auto-définition » allemande, notamment à travers l’antagonisme avec le modèle français de la nation. Pour l’essentiel, l’idée de nation s’articule autour d’un ensemble d’éléments constitutifs d’une germanité (l’histoire, la langue, l’ethnologie, la religion) et se démarque intentionnellement de la conception libérale et universaliste du modèle français de la nation.
Le thème historique d’une germanité
La composante historique de la nation est très fréquemment utilisée pour faire ressortir les qualités propres à définir la nation allemande. Elle s’oppose à l’historicité française de la nation fondée sur la Révolution et revendiquant l’héritage des Lumières et de la romanité. De nombreuses affiches s’appuient sur un ensemble de mythes nationaux se déployant sur plusieurs scènes et périodes historiques mais rendant compte des spécificités communes aux allemands.
L’antiquité
Le soldat allemand est parfois incarné en Hermann, héros mythique de la défense des peuples germaniques contre l’occupant romain. Il est représenté l’épée brandie, à bout de bras, pour symboliser le vainqueur des légions romaines à Teutoburgwald. Le personnage a comme signification morale le triomphe de la germanité sur Rome et une civilisation jugée artificielle et extérieure. Une mise en relation s’impose avec l’ennemi français qui, lui, revendique l’héritage romain et qui on fait mérite au grand ancêtre mythique Vercingétorix d’avoir indirectement permis à la Gaule d’être romanisée et ainsi d’être entré dans la civilisation. L’iconographie du chef gaulois sur le plateau d’Alésia le représente à l’inverse d’Hermann l’épée inclinée pointée en terre pour marquer cette reconnaissance.
Le mythe grec
La référence au mythe grec s’oppose au paradigme français de l’antiquité romaine. Il est à rapprocher de l’influence exercée par les romantiques allemands dans sa diffusion et de l’intérêt qui se manifeste en Allemagne au XIXe siècle pour le goût grec qui inspire fortement les arts, la littérature, les arts décoratifs (grécomanie). Pour le sujet, la référence doit surtout être mise en relation avec son exploitation au XIXe siècle par le mouvement nationaliste allemand car le philhellénisme romantique n’est pas exclusif à l’Allemagne. L’utilisation politique du mythe vise à établir une filiation historique et culturelle entre la Grèce et l’Allemagne, nouvelle Hellade des temps modernes.. Deux auteurs ont exercé une influence majeure pour rendre vivant le mythe à travers le rappel des migrations des ancêtres ou encore l’assimilation du génie allemand au génie grec : le poète Hölderling qui voit dans l’Allemagne la nation élue pour faire revivre le passé mythique de la Grèce et l’historien d’art Johan Winckelmann (1717-1768) qui, au XVIIIe siècle, imposa le paradigme allemand de l’antiquité grecque fondée sur l’observation des œuvres et non comme c’était le cas jusqu’alors sur les textes anciens. Avec lui s’imposent les maîtres mots d’un nouveau classicisme défini par les formes expressives du goût grec : force et beauté, passion maîtrisée, noble unité du corps et de l’esprit. Le « rêve grec » a aussi marqué de son empreinte la formation du nationalisme allemand. Le philhellénisme fut encouragé par les princes et notamment par le roi Louis I de Bavière1 dont les entreprises dans le domaine culturel sont, sans doute, celles qui contribuèrent le plus à orienter la tradition mythique orientale vers l’idéologie pangermaniste qui accompagne le processus de formation de l’État-nation allemand et de confrontation idéologique entre grandes puissances. Les affiches allégoriques représentant le soldat allemand en héros grec mettent en évidence, notamment dans leur dimension plastique, pour définir et qualifier moralement la supériorité de la Kultur sur la Civilisation :les notions de pureté, d’authenticité, de force primitive (auréole de feu, corps nu luisant, esthétisme des gestes) pour signifier la probité des mœurs allemandes et leur supériorité morale face au rationalisme des Lumières et à l’artificialité des mœurs d’une civilisation anglo-française jugée pour cela corrompue;l’expressivité du corps et du regard est aussi unité du corps et de l’âme pour marquer la nature spirituelle et exclusive de la liberté allemande, son volontarisme de type « essentiel » que l’on oppose au monde sociétaire, formule par laquelle on qualifie la liberté et la civilisation des ennemis français et anglais jugées désagrégatrices car matérialistes, individualistes et superficielles.
Le Moyen-Âge
L’affiche s’est abondamment inspirée de cette période mythique de l’idéologie nationaliste tant sur le plan social que religieux . La source vise de surcroît à légitimer le patriotisme envers le Kaiser et le Reich par résurgence du modèle historique de l’État (Saint-Empire médiéval).
Le mythe de Siegfried
Sur le plan mythologique, Siegfried est le héros mythique des races germaniques, le même que le scandinave Sigurd. Il est l’un des principaux personnages de l’Edda et de la Saga des Nibelungen. Il tua à l’aide d’une épée merveilleuse le dragon Fafnir, gardien d’un trésor céleste, mangea son cœur et se baigna dans son sang, ce qui lui donna l’invulnérabilité. Le dragon Fafnir personnifie la convoitise de l’or, stupide et sans profit, trésor qu’il garde jalousement sur le Rhin. Le héros des libertés germaniques fut utilisé à escient pour signaler la menace que fait peser l’ennemi sur la patrie à travers la thématique du Rhin, fleuve frontière objet récurrent du conflit avec la France mais aussi pour stigmatiser l’esprit de cupidité et le matérialisme de la civilisation des Alliés. Son nom fut également associé à la ligne de défense (ligne Siegfried) établie durant la Grande Guerre par l’armée allemande.
Le mythe médiéval et sa composante religieuse
L’affiche s’inspire également de la composante religieuse de l’idéal chevaleresque pour énoncer les valeurs allemandes à travers l’image du preux. Le piétisme, forme luthérienne de piété individuelle, a fortement marqué l’Allemagne au XVIIIe siècle. Il a contribué à forger la pensée nationaliste allemande par son refus de la pensée des Lumières et en lui préférant la communauté (Gemeinschaft) fondée sur le sentiment d’appartenance au peuple auquel on se dévoue librement. Sur l’affiche d’Hoffman, le soldat allemand reconnaissable à son casque est représenté en chevalier preux, dans une posture identique à celle de Saint Georges tuant le dragon. L’Allemagne se fait ici le héraut de la croisade contre le Mal dans un combat pour la paix. La mobilisation des valeurs morales et chrétiennes vise bien sûr à conjurer la menace que constitue la coalition alliée, une civilisation jugée extérieure et corrompue et représentée sous forme allégorique par un monstre saurien. L’idée d’un combat rédempteur qui permettra à l’Allemagne victorieuse de racheter la Civilisation est également suggérée par l’image métaphorique du serpent de la Genèse s’attaquant à l’innocente figure féminine où s’incarnent l’esprit et l’idéal de vérité allemand.
La Grande Guerre
La représentation du soldat allemand dans le cadre guerrier du premier conflit mondial n’apporte pas vraiment d’éléments nouveaux. On retrouve les principales composantes qui ont traditionnellement servi à l’auto-définition allemande, en les réinvestissant, cette fois, sous un mode plus réaliste en phase avec la modernité de la guerre. Les spécificités et qualités morales attribuées à la nation et aux libertés germaniques (l’authenticité, la fiabilité, le vitalisme) se manifestent sous les traits expressifs de guerriers baroudeurs, bardés de leurs armes, au corps robuste et au regard perçant. L’idée d’une guerre mauvaise et rédemptrice est suggérée par les soldats en position défensive, tenant tête au milieu du chaos associé au camp de l’ennemi (barbelé, no man’s land). Mais un soldat que l’on montre aussi régénéré par le combat à travers l’énergie corporelle qu’on lui prête et les expressions graves du visage empreint d’une vérité supérieure. Le caractère introspectif de la figure combattante, l’image du soldat faisant corps avec le sol tel un rempart soulignent non seulement l’idée d’une guerre de défense mais également le nécessaire retour sur soi que doit permettre le conflit, c’est à dire à la nation et aux liens organiques qui rattachent le soldat à la communauté, relation qui là encore n’est pas nouvelle puisque privilégiée par le patriotisme allemand lors des guerres précédentes pour définir les propriétés et qualités exclusives de la nation.
1- Sous son règne, Munich se couvre de musées dans le style néo classiques, voire néo grec et le mouvement exprime la vision en vogue en Allemagne du sud d’une Grèce forte et austère où beauté artistique rime avec rigueur militaire. Son règne est également associé au puissant mouvement de solidarité et de compassion qui accompagne le mouvement d’indépendance de la Grèce. Louis I installe son fils Othon sur le trône de Grèce devenue indépendante et ce dernier engage de nombreux travaux de restauration. La réalisation de deux monuments au sud du Danube, fleuve mythique reliant Orient et Occident, le Befreiungshalle et le Valhalla construit dans un style purement grec symbolisent cette volonté de revisiter les mythes anciens au service de la pensée nationaliste. Le Befreiungshalle, situé à 26 km en amont de Ratisbonne, est un temple circulaire de 60 mètres de hauteur et fut inauguré le 18 octobre 1863. C’est un monument de patriotisme qui exalte les victoires sur Napoléon à Leipzig le 18 octobre 1813 et le 18 juin 1815 à Waterloo. À la veille de la Grande Guerre, en 1913, eut lieu une fête nationaliste pour célébrer le 100e anniversaire de la victoire de Leipzig à l’invitation du dernier roi de Bavière où se retrouva l’aristocratie du Reich dans un culte pangermaniste, célébrant les vertus prussiennes. Le Valhalla (dans la mythologie nordique, il désigne le domaine céleste d’Odin et le séjour des héros morts au combat) est un panthéon à 11 km à l’est de Ratisbonne construit entre 1830 et 1842 L’édifice dorique, fortement inspiré du Parthénon d’Athènes, renferme les bustes et les plaques de 161 hommes de la culture et de la politique : des rois, des princes, des maréchaux mais aussi des poètes, des penseurs, des compositeurs. Comme le Befreiungshalle, le Wahalla est en relation directe avec la gloire des héros morts et la symbiose architecturale entre la Grèce et l’Allemagne servit au XIXe siècle à symboliser la gloire de l’Allemagne sur le chemin de son unité.
Source : Centre Régional de Documentation pédagogique de l’Académie d’Amiens
La première affiche n’est pas pertinente pour illustrer le propos de cet article, car ce n’est pas une affiche allemande, mais une affiche autrichienne. La référence à la chevalerie du Moyen-Âge est nette, mais le rapport à la germanité est plus complexe.