samedi 8 février 2025

LECTURE : Renseignement et espionnage de la Renaissance à la Révolution (XVe – XVIIIe siècles)

Dans le domaine de l’espionnage, les Temps modernes ne sont pas en rupture avec les périodes précédentes. Fonction permanente au service du pouvoir, le renseignement accompagne la formation de l’État moderne. Royaumes, principautés, républiques marchandes, cités… emploient tous des espions mais, à l’exception de Venise, ils n’ont pas encore de véritables « services » spécialisés et permanents, couvrant la sécurité interne, le contre-espionnage, le renseignement extérieur, la cryptographie et les interventions clandestines (assassinats, sabotages, subversion). Toutefois, la période qui s’étend du XVIe au XVIIIe siècle permet d’observer leur structuration progressive. En effet, au cours de ces trois siècles, des événements importants se produisent qui vont avoir des conséquences majeures pour le renseignement.

En premier lieu, la fin du XVe siècle voit la naissance de l’imprimerie – seconde révolution de l’information après l’invention de l’écriture – qui transforme le rapport aux savoirs et à la connaissance. Dans le même temps, on assiste à la mise en place des postes royales et de leurs « chevaucheurs », qui offrent un nouveau mode de communication – et donc de transmission des renseignements – plus rapide, mais pas nécessairement plus sûr que celui des porteurs de missives privés. Cela accroît donc l’importance du chiffrement des messages et les écritures secrètes se perfectionnent.

La naissance du protestantisme provoque dans toute l’Europe des clivages religieux profonds et des guerres de religion. Cette période de remise en cause du dogme catholique et d’insécurité généralisée impose la mise en place d’une surveillance étroite de la population, pour y distinguer le croyant de « l’hérétique », et s’assurer du contrôle des esprits.

Les grands conflits « internationaux » de la période (guerre de Trente ans, guerres de Succession d’Espagne et d’Autriche, guerre de Sept ans, guerre d’indépendance américaine, guerres de la Révolution française) renforcent la nécessité du renseignement militaire et du contre-espionnage. En Méditerranée, l’expansion de l’Empire ottoman, conduit au développement de réseaux d’agents en Europe centrale, en Afrique du Nord et au Levant pour anticiper et perturber les actions de la Sublime Porte.

Au cours de cette période, les grandes découvertes, qui repoussent les limites du monde connu, entraînent également de nouvelles rivalités politiques et commerciales entre États pour la conquête et la défense de nouveaux espaces et de leurs richesses, multipliant les besoins en renseignement (surveillance des concurrents, cartographie, techniques de construction navale, outils de navigation, etc.). L’essor de l’activité marchande entraîne celui de l’activité bancaire et toutes deux génèrent d’importants besoin de renseignements. Prêtant aux États, les banquiers doivent être parfaitement informés de l’évolution politique et du potentiel économique de leurs emprunteurs ; spéculant sur les monnaies et sur les marchandises, ils doivent prévoir les événements pouvant influer sur leurs cours. Enfin, au milieu du XVIIIe siècle, la première révolution industrielle qui prend naissance en Angleterre déclenche une nouvelle compétition qui se caractérise par l’accroissement de l’espionnage technologique.

Cependant, si les activités de renseignement connaissent un développement significatif au cours de la période (diversification, spécialisation), les services qui prennent forme en Europe à l’époque moderne ne sont toutefois pas comparables à ceux que nous connaissons aujourd’hui. Ce sont souvent des réseaux ad hoc liés un homme, des organisations momentanées créées pour un objet particulier, etc. En raison de la nature embryonnaire et de la diversité de ces premières structures, de leur forme floue et mouvante, il est vain de vouloir dresser un modèle avec un organigramme ou des échelons hiérarchiques clairement identifiés. De plus, au cours de cette époque « moderne », les activités de renseignement extérieures ne sont pas encore distinctes de la diplomatie, tandis que la reconnaissance militaire reste liée au seul temps de campagne. Et dans certains cas, renseignement extérieur et intérieur relèvent des mêmes structures.

Surtout, réseaux et structures sont généralement secrets et n’ont guère laissé de traces dans les archives, d’où parfois la difficulté à les déceler, les appréhender et à les décrire. En effet, l’exercice du pouvoir s’entoure alors d’une aura de secret et tout ce qui en relève ne doit être divulgué hors du milieu restreint du prince et de ses conseillers, seuls aptes à en connaître. L’historien ne doit pas sous-estimer cette difficulté, tout en sachant que l’absence de traces n’est pas synonyme de l’inexistence du son objet de recherches.

***

Afin de dresser un tableau le plus large possible – sans toutefois prétendre à l’exhaustivité – des évolutions du renseignement mondial entre les XVIe et XVIIIe siècles, nous avons choisi d’aborder dans ce second tome de l’Histoire mondiale du renseignement que nous publions grâce au soutien des éditions Ellipses, plusieurs thèmes majeurs qui rendent compte des évolutions de la période.

En ouverture, deux présentations consacrées au renseignement français et aux cabinets noirs européens de la Renaissance à la Révolution permettent de dégager les traits majeurs des évolutions de la période dans une perspective longue, Michel Klen y dressant un tableau très complet des diverses modalités du renseignement mises en œuvre au cours de ces trois siècles à l’échelle de l’Europe.

Nous aborderons ensuite le renseignement intérieur et la surveillance des populations en France, grâce à trois contributions. Gautier Mingous nous décrit l’intéressant exemple de Lyon et de sa région, où les élites urbaines ont mis leurs efforts en commun pour surveiller la cité et la protéger des tentatives d’espionnage et de subversion de l’ennemi. Baptiste Werly présente le recours au renseignement et ses limites au cours de la période troublée des guerres confessionnelles qui déchirent la France à partir du XVIe siècle, à travers l’exemple de la surveillance des protestants dans l’Intendance du Languedoc. Vincent Milliot, dresse un tableau très fouillé de l’espionnage de police dans la capitale au XVIIIe siècle, qu’il s’agisse de surveillance de l’opinion ou de l’activité des étrangers et de leurs ambassades.

Ensuite, nous nous intéresserons aux opérations de renseignement des États étrangers contre la France : Bernard Allaire présente les efforts espagnols pour surveiller et contrer l’expansion française au-delà des mers en direction du Nouveau monde à travers l’exemple des voyages de Cartier et de Roberval au Canada (1534-1543). Gayle K. Brunelle montre que la couronne espagnole n’hésite pas non plus à surveiller ses « ressortissants » portugais réfugiés en France, afin de les pousser à rentrer au pays, ou à les rendre suspects à leur État d’accueil s’ils ne le font pas. Olivier Blanc nous décrit enfin les actions de renseignement et de déstabilisation auxquelles la Révolution doit faire face de la part de l’étranger, à travers les activités de Berthold Proli, espion autrichien opérant à Paris.

Puis nous suivrons le renseignement extérieur français en action, à l’occasion des rivalités et conflits européens du XVIe au XVIIIe siècle, qu’il s’agisse d’espionnage, de cryptographie, de diplomatie secrète, de renseignement militaire, mais aussi, à l’image de Voltaire, d’actions d’influence. Dès l’époque moderne, tous les registres des opérations clandestines sont ainsi pratiqués dans le royaume. Benoît Léthenet nous présente l’activité de Pierre Belon, naturaliste réputé qui, profitant de la couverture que lui procuraient ses activités, a joué le rôle d’informateur royal auprès de François 1er, Henri II et Charles IX.

Bénéficiant d’une liberté de circulation étonnante, ses voyages savants le portent au plus proche des zones de combats entre catholiques et protestants. Camille Desenclos dresse le tableau des progrès que connaît la cryptographie en France au cours des XVIe et XVIIe siècles et de la professionnalisation qui la caractérise. Gilles Perrault, dont nous nous honorons de la participation à cet ouvrage, nous révèle l’activité méconnue de Voltaire agent de renseignement et d’influence au service du Secret du Roi. Ferenc Tóth nous éclaire sur un autre aspect méconnu de l’histoire de la diplomatie secrète française : la manière dont elle a employé des agents de l’émigration hongroise pour se renseigner et agir dans des zones qu’elle connaissait mal : l’Europe centrale et surtout l’Empire ottoman. Stéphane Genêt dresse enfin un tableau très complet des méthodes et pratiques du renseignement et de l’espionnage militaires durant le XVIIIe siècle.

Quittant l’Hexagone, nous migrerons alors vers les rives de la Méditerranée, cette Mare Nostrum autour de laquelle tourne encore largement le monde européen à l’Époque moderne. Les puissances riveraines s’y livrent, à côté de guerre ouvertes, de nombreuses guerres feutrées. Gaël Pilorget met en lumière les nombreuses actions et dimensions du renseignement espagnol sous Charles Quint et Philippe II d’Espagne, à travers deux textes passionnants. François Pernot dresse le portrait de Granvelle, l’un des maitres espions espagnols du « grand jeu » européen au XVIe siècle. Benoît Léthenet s’intéresse au réseau d’un espion helvétique opérant en France et en Italie, ainsi qu’aux informations qu’il livre au Conseil de Berne pour lequel il travaille. Giuseppe Gagliano nous offre un tableau très complet des pratiques de surveillance, de renseignement, de contre-espionnage et de cryptographie à Venise. Il explique pourquoi et comment la république marchande a cherché, dès le début de son histoire, à acquérir l’information économique – indispensable à son développement et à l’affaiblissement de sa rivale génoise – et politique – afin d’assurer la sécurité de ses vaisseaux et de ses comptoirs, développant un très efficace réseau d’agents dans toute la Méditerranée. Enfin, Laurent Bussière décrit avec précision l’activité de renseignement des consuls de la Marine à Gênes, à des fins militaires ou commerciales.

Si la Méditerranée est encore le « cœur » de l’Europe, le centre de gravité des affaires du monde se déplace peu à peu vers le Nord et les rivages de l’Atlantique, sous l’impulsion d’un royaume britannique qui va prendre son irrémédiable essor et devenir l’acteur dominant des relations internationales et du renseignement. L’Angleterre va se constituer un empire sans pareil, exploitant très efficacement toutes les ressources de l’espionnage pour assurer sa prééminence, tant dans les domaines diplomatique, naval qu’économique et technique. C’est ce que montre Pascale Drouet à travers la présentation de la carrière de Francis Walsingham, véritable père fondateur du renseignement britannique, qui met en place un service de cryptologie et crée le premier service de renseignement et de contre-espionnage de la couronne. Yves-Michel Marti, éminent spécialiste d’intelligence économique, nous offre deux passionnantes contributions d’une étonnante actualité en décryptant les pratiques anglaises en matière de renseignement scientifique et technique, toujours à l’époque élisabéthaine. Puis Olivier Blanc nous livre un éclairage passionnant sur le contre-espionnage anglais pendant la Révolution, qui comprend une grande partie d’inédits importants pour le sujet.

Enfin, aux confins du monde connu des Européens, existent des expériences et des pratiques du renseignement et d’action clandestine que les Occidentaux ignorent le plus souvent, bien que l’époque soit aux grandes découvertes, aux voyages maritimes et au développement des échanges commerciaux internationaux. C’est principalement le cas de l’Extrême-Orient, où l’Inde et la Chine disposent d’une tradition fort ancienne en matière de guerre secrète.

L’espionnage y est abondamment pratiqué, appuyant les opérations diplomatiques et militaires, comme le décrivent Julie Descarpentrie, à travers l’exemple des sultans puis empereurs moghols et des royaumes marathes en Inde, et François-Yves Damon, qui nous relate près de trois siècles au cours desquels les activités de renseignement et de sécurité de la Chine des Ming furent contrôlées par plusieurs générations d’eunuques, en rivalité constantes avec le bureaucratie impériale, épisode presque totalement inconnu du public francophone.

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Le lecteur ne manquera pas de mesurer l’originalité et l’intérêt des textes réunis dans le présent ouvrage – 27 contributions produites par 22 auteurs de quatre nationalités – qui présentent les visions croisées d’historiens et d’experts du renseignement, qui ont su exhumer dans les archives ou déceler dans leur lecture de l’histoire les traces des opérations et pratiques d’espionnage de l’époque, et nous les restituer.

Ce sont donc quelques-uns des exemples les plus emblématiques des activités clandestines de la Renaissance à la Révolution que ce second tome de L’Histoire mondiale du renseignement propose au lecteur. Il met en lumière le fait que, du XVIe au XVIIIe siècles – comme lors de l’Antiquité et du Moyen Âge –, l’Histoire fut le théâtre d’une intense guerre secrète dans laquelle s’observent déjà toutes les pratiques de l’espionnage moderne.

Évidemment, un tel ouvrage ne saurait prétendre à l’exhaustivité. Manquent en effet à ce tour d’horizon, pour la France, des travaux spécifiques concernant le Père Joseph, l’espionnage sous Mazarin, le Secret du Roi, ou les opérations de renseignement au cours de la guerre de Sept ans, comme lors des guerres indiennes franco-britanniques en Amérique. La période agitée de la Révolution mériterait par ailleurs de plus longs développements. De même, pour l’étranger, ne sont pas évoquées les activités d’espionnage des autres villes marchandes italiennes et de la Ligue hanséatique, les systèmes de renseignement de la Russie d’Ivan le Terrible et de l’Empire ottoman, comme ceux d’autres empires asiatiques.

Les recherches sur le renseignement à l’Époque moderne restent donc encore largement à compléter en exhumant de nouvelles « histoires secrètes de l’histoire ».

Bonne lecture !

Éric Denécé et Benoît Léthenet

CF2R
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Fondé en 2000, le CENTRE FRANÇAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT (CF2R) est un Think Tank indépendant, régi par la loi de 1901, spécialisé sur l’étude du renseignement et de la sécurité internationale.  Il a pour objectifs : - développement de la recherche académique et des publications consacrées au renseignement et à la sécurité internationale ; - apport d’expertise au profit des parties prenantes aux politiques publiques (décideurs, administration, parlementaires, médias, etc.) ; - démystification du renseignement et l’explication de son rôle auprès du grand public. Télécharger la présentation du CF2R
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