Parmi des documents communiqués par un officier supérieur, peu avant sa disparition en 2016, figurait un fascicule ronéotypé de 46 feuillets daté du 30 novembre 1958 et signé par Roger Trinquier. Le texte était inédit, mais une recherche sommaire montrait que d’autres exemplaires figuraient dans des inventaires d’archives[1]. L’auteur aurait donc largement diffusé cette étude parmi les cercles qui s’intéressaient alors à la guerre irrégulière et il s’agirait d’une première version de la réflexion qui aboutit à La Guerre moderne, publiée en 1961[2] et aussitôt traduite en anglais.
Dans sa forme, le texte se ressent de l’influence exercée par les façons de Marcel Bigeard — auquel Trinquier avait succédé en mars 1958 à la tête du célèbre 3e régiment de parachutistes coloniaux : un style bref, mais tout de même moins relâché, des formules percutantes, des photos spectaculaires — dont Marc Flament était sans doute l’auteur —, la reproduction du manuscrit en de nombreux exemplaires. Voilà qui rappelle la besogne du petit atelier de communication créé par Bigeard au 3e RPC dès 1956. Mais il suffit de rapprocher ce texte du Contre-guérilla, signé de Marcel Bigeard et Albert Lenoir[3], pour constater que le propos de Trinquier était plus ambitieux et ne se contentait pas de recettes pour gagner un certain type de combat, mais cherchait à théoriser une expérience de la guerre complexe et variée. Il s’agissait bien de penser la « guerre moderne ». Entre 1953 et 1958, plusieurs des écrits de Trinquier — rédigés dans le cadre de ses fonctions – avaient fourni les éléments d’une première synthèse.
Il en avait tiré la matière, en premier lieu, de ses séjours indochinois. On ne connaît pas de journal qu’il ait tenu au long de ses campagnes en Asie — il en existe peut-être dans ses archives inédites. Les écrits de Trinquier dont on retrouve la trace au Service historique de la Défense ne se différencient pas de ce qu’écrit tout officier qui adresse un rapport à ses supérieurs — rapport sur le moral, rapport d’opération… Sa production augmente et se diversifie à partir de 1953, quand il prend la direction d’une antenne du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), le Groupement Mixte d’Intervention (GMI), destiné à créer et alimenter des guérillas au Tonkin, dans les zones où l’armée régulière ne peut plus intervenir.
Durant ce commandement, entre 1953 et 1954, il a beaucoup écrit : ses comptes rendus prolixes servaient d’abord à justifier des crédits alloués au groupement — les guérillas coûtent cher. De retour en France après les accords de Genève, il rédigea, en février 1955, un long rapport sur l’action des maquis qu’il avait formés et l’année suivante, en avril, il en tira une étude intitulée « La contre-guérilla ».
Au début de l’année 1957, alors qu’il venait d’être affecté en Algérie, on lui demanda de résoudre un problème bien différent. Cette fois, il s’agissait de guerre dans la ville. En octobre, il écrivait un rapport sur le fonctionnement du dispositif de protection urbaine [DPU] qu’il avait créé pour mettre fin au terrorisme du FLN à Alger[4].
À la mi-novembre 1957, le lieutenant-colonel Trinquier était muté en France. Avant de rejoindre sa nouvelle affectation, il prit ses congés réglementaires à Paris où il fit connaissance du général Challe, adjoint du général Ély, appelé à lui succéder un jour comme chef d’état-major général de l’armée.
« [Le général Challe] me fit entrer dans une petite équipe chargée de rédiger un règlement de la guerre subversive. Il s’intéressait passionnément à l’Algérie et me demanda de faire une série d’exposés sur la bataille d’Alger aux divers bureaux de son état-major[5]. »
Ce travail au sein de l’état-major général lui permit d’intégrer ses rapports d’opérations et de campagnes dans un cadre théorique qui lui faisait jusqu’alors défaut, de confronter son expérience et les solutions qu’il proposait à d’autres armes que la sienne — Challe était aviateur — et aux doctrines qui foisonnaient alors à Paris, défendues par des officiers brillants. Un an plus tard, alors que Challe, déjà en fonction à Alger, s’apprêtait à succéder à Salan à la tête de l’armée en Algérie, Trinquier avait donc entrepris une première mise en forme de sa pensée.
Le document de 1958 n’est pas seulement utile pour comprendre divers aspects de la guerre d’Algérie à laquelle il a directement participé. Il est aussi — voire plus — important du fait de son apport théorique à deux histoires étroitement imbriquées : celle des doctrines et des pratiques contre-insurrectionnelles d’une part, et celle du terrorisme de l’autre. Et si l’on commence à disposer des premiers résultats d’une recherche systématique sur la première de ces histoires[6], il n’en va pas de même pour la seconde où des controverses portant sur la nature, les origines et la périodisation du terrorisme font encore obstacle à la production de synthèses satisfaisantes. Et ce, d’autant plus que l’inclusion nécessaire de l’histoire du contre-terrorisme dans ces tableaux d’ensemble n’est toujours pas réalisée.
Dans cette perspective, le texte inédit de Trinquier que nous publions dans ce volume mérite d’autant plus de retenir l’attention que la recherche historique spécialisée sur le terrorisme durant la guerre d’Algérie présente encore d’évidentes lacunes. Pour comprendre ce problème, il est nécessaire de faire une incursion dans le domaine des études sur le terrorisme représenté dans le monde anglo-saxon par le champ disciplinaire des terrorism studies.
Leur émergence est extrêmement récente, elle ne date que de la fin des années 1960, voire du début des années 1970. À ce moment-là, il s’agissait pour les auteurs pionniers de cerner tant bien que mal le terme « terrorisme » et de le distinguer des autres formes de violence politique. C’est pourquoi une approche historique du phénomène allait s’avérer de la plus grande utilité, même si les critères qui présidaient à la sélection des cas étaient — et demeurent encore — trop souvent fragiles.
Le premier aperçu historique sur le terrorisme sera pourtant produit en dehors du milieu académique, par le journaliste français Roland Gaucher qui publie Les Terroristes en 1965[7]. Cet ouvrage, théoriquement faible, qui ne développe pas d’argumentation construite sur la spécificité du fait terroriste, fourmille de données factuelles pertinentes qui ouvriront la voie aux études postérieures. La guerre d’Algérie venant de s’achever y occupe une place importante qui ne retrouvera plus au cours des décennies suivantes.
Les premiers travaux en anglais paraissent aux États-Unis dans le contexte de la Guerre froide et, surtout, par suite du surgissement du terrorisme palestinien après la guerre des Six Jours, en juin 1967, qui voit l’armée israélienne devenir une force d’occupation, puis de l’attentat de Munich, les 5 et 6 septembre 1972. Ce seront donc des universitaires, très souvent membres de la diaspora juive, qui s’attacheront à systématiser les connaissances disponibles et à produire les premiers travaux à vocation scientifique — et aussi polémique — sur l’histoire du terrorisme. L’approche initiale du sujet revient à David Rapoport[8], suivie quelques années plus tard par une première synthèse de Walter Laqueur, qui, sans être à proprement parler une histoire systématique du terrorisme, finira par se présenter comme telle lors de sa réédition, en 2001[9]. Dans les deux cas, la guerre d’Algérie est seulement mentionnée et ne fait l’objet d’aucune analyse détaillée. En fait, ce sera seulement après la publication de la thèse de Martha Crenshaw sur le terrorisme révolutionnaire du FLN[10] que le cas algérien sera pris en compte – plus ou moins sérieusement — dans les synthèses ultérieures portant sur l’histoire du terrorisme[11].
Ainsi, en ne retenant que les travaux qui témoignent d’une démarche systématique, basée sur un canevas plus ou moins solide, on obtiendra, dans le domaine anglophone, une succession de chapitres au contenu répétitif, plus chargé de moralisme que de faits empiriques[12]. En effet, faute de recherches sur des sources primaires, ces travaux se bornent à reproduire une narration descriptive des principaux épisodes de la guerre d’Algérie, en insistant sur la stratégie du FLN et sur l’action répressive de la France, très souvent caricaturée en fonction du seul usage de la torture. Mais ce qui aurait pu enrichir la réflexion de ces travaux sur le sujet, à savoir l’analyse des conditions et des résultats du recours aux techniques terroristes en des lieux et des moments donnés par les différents acteurs engagés dans le conflit, fait très largement défaut.
Un constat assez similaire s’impose à l’examen des quelques travaux français concernant l’histoire du terrorisme. Si, curieusement, le cas algérien ne fait l’objet que d’une brève évocation dans le livre de Dominique Venner[13], ou d’un traitement journalistique tendancieux par Michaël Prazan[14], on peut retenir le rapide et utile survol de Gilles Ferragu qui, toutefois, ne s’attarde que marginalement sur le fait terroriste en tant que tel[15]. Enfin, on ne peut manquer d’être surpris à constater, dans ce qui constitue actuellement l’histoire du terrorisme la plus utilisée en langue française, que le cas algérien est expédié en trois pages de généralités, intéressantes, certes, mais fort insuffisantes[16].
Or, les faiblesses et les lacunes que l’on perçoit dans ces travaux sont dues avant tout aux difficultés de se fonder sur une historiographie générale solide et prenant en compte la spécificité du fait terroriste. On voit donc l’intérêt de disposer d’une source de première main comme celle de Roger Trinquier qui éclaire l’arrière-plan des données factuelles de la guerre d’Algérie et plus particulièrement celles de la bataille d’Alger. Elle fournit en outre des éléments de réflexion pour situer le fait terroriste dans le procès de transformation de la guerre engagé depuis le milieu du XXe siècle, qui se poursuit de nos jours dans ses multiples avatars ethno-politiques. Document important donc, que celui de Trinquier, qui invite à plusieurs lectures complémentaires à l’intersection de l’historiographie de la guerre d’Algérie, de l’histoire des insurrections et des contre-insurrections, des études (géo) stratégiques sur les transformations de la guerre et, bien entendu, des études historiques sur le terrorisme auxquelles il apporte un ancrage précieux.
Marie-Danielle DEMÉLAS et Daniel DORY
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NOTES :
[1] Celles du Service historique de la Défense (SHD), sous la cote 1 H 1942, celles du fonds Jacques Soustelle, aux Archives nationales, sous la cote 112AJ/36.
[2] Réédité en 2008 par les éditions Economica.
[3] Éditions Baconnier, Alger, 1957.
[4] Tous ces documents, indochinois et algérois, figurent dans l’inventaire des archives du général Salan. SHD, fonds Salan, DE 2016 PA 72/178.
[5] R. Trinquier, Le coup d’État du 13 Mai, Paris, L’Esprit nouveau, 1962, p. 46. Ces conférences ont peut-être été rédigées, nous n’en connaissons pas de brouillon.
[6] Voir, à ce propos les références mentionnées au chapitre 3, ainsi que : Sibylle Scheipers, « Counterinsurgency or irregular warfare ? Historiography and the study of ‘small wars’ », Small Wars and Insurgencies, vol. 25, n° 5-6, 2014, pp. 879-899.
[7] Roland Gaucher, Les Terroristes, Albin Michel, Paris, 1965. La traduction en anglais paraît en 1968.
[8] David C., Rapoport, Assassination and Terrorism, Canadian Broadcasting Corporation, Toronto, 1971. Cet auteur deviendra par la suite célèbre grâce à la formulation de la théorie des « vagues » successives de terrorisme, en relation avec des causes comme l’anarchisme, le nationalisme, la nouvelle gauche et le fait religieux. Ce faisant, il reprend – sans en mentionner l’auteur – une intuition déjà ébauchée par Roland Gaucher.
[9] Walter Laqueur, Terrorisme [1977], PUF, Paris, 1979. Réédité (avec une nouvelle introduction) comme : A History of Terrorism, Transaction Publishers, New Brunswick – London, 2001.
[10] Front de libération nationale, parti politique mis en place en Algérie en 1954.
[11] Martha Crenshaw Hutchinson, Revolutionary Terrorism: The FLN in Algeria, 1954-1962, Hoover Institution Press, Stanford, 1978. À noter qu’au cours de l’élaboration de cette thèse l’auteur a rencontré Roger Trinquier en 1970 ou 1971 ; voir Martha Crenshaw, Constructing the field of terrorism, in Erica Chenoweth et Al. (Eds.), The Oxford Handbook of Terrorism, Oxford University Press, 2019, pp. 705-724 (voir principalement les pp. 705 et 707). Son apport principal à l’étude du terrorisme au cours de la guerre d’Algérie se trouve dans The Effectiveness of Terrorism in the Algerian War, in M. Crenshaw, Terrorism in Context, The Pennsylvania State University Press, Pennsylvania, 1995, pp. 473-513.
[12] Matthew Carr, La Mécanique Infernale [2006], Éd. Héloise d’Ormesson, Paris, 2008, pp. 148-171 ; Michael Burleigh, Blood and Rage. A cultural history of terrorism, Harper, London, 2009, pp. 111-136 ; Martin C. Thomas, Violence in the Algerian War of Independence, in : Randall D. Law (Ed.), The Routledge History of Terrorism, Routledge, London-New York, 2015, pp. 218-238 ; John A. Lynn II, Another Kind of War. The Nature and History of Terrorism, Yale University Press, New Haven-London, 2019, pp. 54-163.
[13] Dominique Venner, Histoire du terrorisme, Pygmalion, Paris, 2002, pp. 190-200.
[14] Michaël Prazan, Une histoire du terrorisme, Flammarion, Paris, 2012, pp. 67-109.
[15] Gilles Ferragu, Histoire du terrorisme, Perrin, Paris, 2014, pp. 325-337.
[16] Gérard Chaliand ; Arnaud Blin (Dirs.), Histoire du terrorisme. De l’Antiquité à Daech, Pluriel, Paris, 2016, pp. 285-287.