La France moderne a-t-elle un jour été prête à la guerre qu’elle a dû mener ? Le colonel (ER) Claude Franc n’en est pas convaincu. C’est ce qu’il nous rappelle ici.
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Pour gagner la guerre avant la guerre, encore faut-il pour un pays donné, pouvoir disposer du modèle d’armée correspondant à la situation, au moment où la crise se déclenche. En clair, il convient d’avoir anticipé cette situation et d’être en mesure d’y parer par un outil de défense approprié. Mais cette condition nécessaire est loin d’être suffisante. Pour que ce modèle d’armée puisse donner toute sa vigueur, il doit être actionné par un pouvoir politique qui agit dans le cadre d’une société résiliente.
Or, force est de constater que l’exercice doit être périlleux, puisque, depuis 1870, jamais, la France n’est entrée en guerre avec l’outil militaire adéquat au sein d’une société acquise à son engagement. Cela s’est vérifié aussi bien lors du déclenchement des conflits majeurs, que des conflits périphériques coloniaux d’après 1945. Cela lui a été fatal deux fois, et, en août 1914, il s’en est fallu d’un cheveu, la désobéissance du général Lanrezac à Charleroi, pour que le pays ne sombrât pas. Pour la guerre d’Indochine, le modèle d’armée inapproprié et la désaffection totale de l’opinion ont été les causes majeures du désastre, tandis qu’en Algérie, il a donné lieu à une réadaptation complète de l’outil militaire, ce qui a nui gravement à sa modernisation pour s’opposer à sa menace face à l’Est, tandis que l’opinion métropolitaine ne demandait qu’à mettre fin au plus vite à la guerre.
Même s’il fait l’objet d’études poussées en termes de préparation de l’avenir, le succès d’un modèle d’armée demeurera donc toujours tributaire de deux facteurs : la société dont il est le reflet, facteur externe au monde militaire et les enseignements tirés des conflits immédiatement précédents, qui eux relèvent directement de la responsabilité du commandement.
Que dit l’Histoire ?
En 1870, au moment où la France s’engage dans la folle aventure de la guerre qu’elle pensait ne déclarer qu’à la seule Prusse, alors qu’en fait, elle aura face à elle l’ensemble des États allemands, quel est son modèle d’armée ? Il s’agit de l’armée du Second Empire dont le maréchal Le Bœuf, ministre de la Guerre, louait les qualités en proclamant au moment de la déclaration de guerre, qu’il ne « lui manquait pas un bouton de guêtre ». Derrière cette proclamation, qui relevait plus de l’incantation que d’une analyse objective de la situation, quelle était la réalité ? L’armée française, privée d’état-major central et du personnel formé pour l’armer, était une armée de métier (en fait des appelés ayant tiré un « mauvais numéro » et astreints à un service de sept ans) totalement inadaptée à une guerre de haute intensité, face à un ennemi disposant d’un corps d’état-major qui maîtrisait les mouvements de forte amplitude par voie ferrée. Elle était le résultat de quinze ans d’opérations extérieures et quand, en 1867 (un an après Sadowa), le poste de ministère de la Guerre échoit au maréchal Niel, Polytechnicien d’origine, ce dernier échoue à faire avaliser par le Corps législatif (l’Assemblée nationale) un train de réformes profondes destinées à moderniser l’outil militaire français, au regard des enseignements tirés de la Guerre de Sécession et de la guerre austro-prussienne. La bourgeoisie, comme la paysannerie ou la classe ouvrière naissante étaient fortement opposées à la généralisation d’un système de conscription fondé sur un service universel de deux ans, seul système permettant de disposer à la fois d’une armée d’active nombreuse et instruite et de réserves. Le bilan en fut le désastreux mois d’août 1870, qui devait s’achever par la défaite sans appel de Sedan et l’abdication de Napoléon III.
En 1914, l’éclat de la victoire de la Marne a fait oublier l’état de grave impréparation dans lequel la France était entrée en guerre. Il suffit, pour s’en rendre compte, de se souvenir qu’en 1913, alors major général de l’armée, le général de Castelnau n’hésite pas à déclarer au ministre en pleine séance du Conseil supérieur de la guerre : « Monsieur le Ministre, nous sommes une armée de pouilleux ! » Effectivement, alors que la guerre russo-japonaise, comme les guerres balkaniques avaient souligné l’importance du feu et de son effet anesthésiant sur le mouvement dans la manœuvre, l’armée française refusait toujours l’idée d’une artillerie lourde. Le canon de 75 modèle 1897 (à tir direct) devait suffire à tout. La doctrine, mal imprégnée d’idées dites napoléoniennes mal digérées (« Attaquons, attaquons… comme la lune » devait s’exclamer Lanrezac à l’École de Guerre), n’était pas adaptée aux capacités des matériels. Les effets dévastateurs des mitrailleuses étaient méconnus, la Cavalerie de 1914 avait fort peu évolué depuis celle de 1812. Le rebond salvateur de la Marne n’a été rendu possible que par les décisions du commandant en chef qui, même s’il ne l’a jamais admis, a bénéficié de la décision fort judicieuse de Lanrezac de rompre le contact à Charleroi et de retraiter, retraite qui a sauvé l’armée française d’un nouveau Sedan lors de la bataille des frontières d’août 1914. Par ailleurs, la société, était entièrement acquise à l’idée d’une guerre, mais courte. Il lui a fallu puiser dans toute la profondeur de ses forces morales formées par quarante-cinq années de préparation de la Revanche pour accepter avec une résilience exceptionnelle cinquante-deux mois d’une guerre qui allait saigner à blanc la jeunesse française, toutes classes de la société confondues.
En 1939-1940, comme en 1870, la France cumulait les deux défauts majeurs pour ne pas disposer d’un outil militaire cohérent avec la menace. Sur le plan militaire, l’outil militaire avait été soumis jusqu’au début des années trente à un « magistère bleu-horizon » qui avait ancré la doctrine dans les « recettes » de 1918 ― et encore mal analysées ― et interdit toute modernisation de l’outil militaire, à l’époque où l’Allemagne réarmait à outrance. Qui plus est, conséquence de la saignée de la Grande Guerre, la société française, fragmentée et très divisée, était en revanche entièrement acquise aux idées pacifistes, et rétive à tout sursaut national. Si bien que, dans les années trente, alors que le réarmement allemand pouvait s’appuyer sur les structures d’une armée de cadres et que l’armée britannique devait demeurer une armée de police coloniale jusqu’au tardif réarmement de 1938, l’armée française était devenue un gigantesque centre mobilisateur, tous les défauts relevés en temps de paix devant, comme par enchantement, se trouver résolus par la mobilisation.
En Indochine, comme en Algérie, ces deux conflits, bien que par nature très différents, subiront les mêmes contraintes et les mêmes défauts. Sur le plan militaire, le corps expéditionnaire d’Extrême Orient, dont les unités étaient puisées dans le corps de bataille européen, n’était absolument pas adapté à une guerre de partisans en jungle, pas plus que les lourdes divisions rameutées de leurs garnisons d’Allemagne se trouvaient en mesure de s’opposer efficacement à un soulèvement nationaliste en Algérie, qui se manifestait plus par des attentats à juguler que par des actions militaires d’ampleur à proprement parler. Par ailleurs, cet engagement de l’ensemble du corps de bataille français sur le théâtre algérien allait pénaliser pour de longues années son adaptation à la menace majeure en Centre-Europe. Plus grave, dans l’un comme dans l’autre de ces conflits, la société ne suivait absolument pas. En Indochine, l’armée d’active, seule engagée, subissait une hémorragie dramatique dans l’indifférence générale de la population qui parlait à son sujet de « sale guerre » (s’agissant du corps des officiers, de 1947 à 1954, l’effectif d’une demi-promotion de Saint Cyr tombait chaque année). En Algérie, la société civile ne suivait pas non plus, et cette fois ci, elle se trouvait directement impliquée et concernée du fait de l’envoi du contingent outre-Méditerranée. Ce choix politique imposait au gouvernement un succès militaire définitif rapide, à échéance d’une année ou deux. Faute de l’avoir obtenu, la société métropolitaine se montra de plus en plus opposée à la poursuite de la guerre en Algérie. De surcroît, cette société se trouvait soumise à des pertes qui seraient mal acceptées de nos jours (les pertes en Algérie correspondent, de novembre 1955 inclus à février 1962 inclus à celles correspondant à un « Uzbeen » par jour[1], et donc durant presque sept ans consécutifs). Aussi, quand le pouvoir politique a demandé à la société de s’exprimer, la population métropolitaine a « voté avec ses pieds » : 75 % de oui au référendum d’autodétermination de janvier 1961 et 90 % de oui à celui de l’indépendance en avril 1962.
Quelles conclusions en tirer ?
En 1870 la France cumulait le défaut d’une armée engoncée dans des certitudes totalement dépassées et une opinion publique, absolument pas prête à accepter les contraintes liées à une modernisation de l’outil militaire.
En 1914, le sursaut après l’échec initial a trouvé sa source à la fois dans la pertinence de la réaction du commandement (Joffre et le GQG) et dans la résilience de la société qui a accepté de s’installer dans une logique de guerre longue avec des pertes lourdes.
En 1939, entrée en guerre à reculons, même si c’est elle qui l’a déclarée, la France était en guerre, non pour la gagner, mais pour ne pas la faire. Le réveil de cette « Drôle de guerre » devait être brutal, et déboucher sur la débâcle de 1940, la pire défaite des armées françaises depuis Azincourt.
Les deux guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie ne viendront pas corriger cette logique et cette double tendance d’un outil militaire inadapté et d’une opinion publique non armée moralement pour soutenir un effort militaire.
Il convient donc, outre de raisonner juste en termes de préparation de l’avenir, de ne pas perdre de vue que tous ces efforts se révèleront tragiquement vains, s’ils ne sont pas compris et partagés par la société. Ce simple constat est de nature à redonner une actualité brûlante au « Rôle social de l’Officier ». La forme a, certes, beaucoup évolué depuis l’époque où Lyautey commandait son escadron, mais le fond demeure. Il commence par le maintien, sinon le rétablissement du lien Armée-Nation.
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- Du nom de l’embuscade en Afghanistan l’été 2008 qui avait coûté la vie à dix soldats français.